Faire fortune


Par René Lamertume − Juin 2020

La doctrine de l’enrichissement matériel sans limite est en lien direct avec un système économique dont il est préférable d’éviter le nom sous peine de passer pour un dangereux révolutionnaire qui défendrait tel ou tel système collectiviste – notre époque est soumise aux étiquettes extrêmes. On pourrait penser que cette doctrine, dans son état actuel, ne se soucie que de l’aspect matériel des choses, mais en fait, son emprise est totale.

Aspects matériels

Celui qui pratique un métier gagne de l’argent avec un savoir faire qui a été acquis. Le salaire, l’argent entre dans le processus, mais ce n’est pas le seul élément. L’enrichissement matériel nécessite, lui, l’utilisation mercantile du métier à l’échelle industrielle. Le métier perd alors sa valeur propre. Le but unique est de « faire de l’argent », accumuler une fortune.

Le moyen de la constitution de la fortune est la recherche de l’efficacité économique dans tout processus de transformation. Au cœur de la production, on trouve les machines. Les artisans ou les agriculteurs sont dessaisis de leur rôle d’acteurs. Le savoir faire est subtilisé à l’artisan pour constituer le mode d’emploi de la machine (Roland Gori). Les individus deviennent alors les serviteurs des machines.

L’agriculteur devient le serviteur d’une politique agricole qui n’est préoccupée que de servir l’industrie par l’utilisation de produits chimiques. Ou encore, les fruits et légumes sont modifiés non pas pour gagner en goût ou en valeur nutritive, mais pour résister au transport et finalement, acquérir la consistance du bois. Sur un plan plus général, cette doctrine n’a que faire de la Nature, sauf quand il est possible d’en tirer profit.

La place de l’humain

Le moyen de la construction de la fortune passe aussi par la recherche de l’efficacité économique dans tous les actes de la vie humaine. Tout acte n’a de valeur que par l’efficacité économique qu’il possède. Les relations entre individus n’ont plus de valeur que par leur aspect technique. On pourrait imaginer que l’humanité dans les relations est indispensable, mais elle possède le grave défaut de faire perdre du temps. L’humanité dans les relations est donc mise à l’écart par le processus normatif qui augmente l’efficacité économique. Par exemple, les humains, même dans des relations de soins, sont dépouillés de l’aspect sensible pour obéir aux seuls protocoles normatifs. C’est ainsi qu’un infirmier doit appliquer les protocoles et se rassure en les appliquant, même s’ils perturbent le patient. C’est ainsi que le médecin de ville, devenu le serviteur d’une administration elle même au service de l’industrie des soins, doit manipuler un ordinateur en même temps qu’il reçoit un patient. Et il est évident que l’étape suivante sera la disparition pure et simple du médecin dans des protocoles de soins pré-établis. L’être humain ne conserve une valeur propre que par le savoir faire résiduel qu’il conserve mais que les progrès matériels capteront un jour ou l’autre.

Pour nourrir sans cesse l’enrichissement personnel, il est aussi nécessaire d’augmenter sans cesse la part de richesse que l’être humain rend au système. Et par exemple, la part du budget concernant l’alimentation, naturelle pourrait-on dire pour simplifier, indispensable à la santé, diminue sans cesse au profit de produits alimentaires douteux produits par l’industrie, et de l’achat de tout un fatras d’objets rendus désirables par la publicité.

La frénésie de l’enrichissement modèle la société par la publicité centrée d’abord sur les objets – il s’agit d’adapter les produits aux clients – puis sur les comportements humains – il s’agit alors de changer les clients. Les comportements humains ne sont pas seulement façonnés par l’introduction de désirs factices voire nocifs. Ils sont modifiés à la racine par un vocabulaire et un mode de pensée qui place au premier plan l’efficacité économique de tout acte (Roland Gori). En suivant l’utilisation du globish anglo-américain on retrouve les traces de ce dogme sur la Terre entière. Il est omniprésent.

Justifications

La justification de l’enrichissement attire tous ceux qui veulent amasser une fortune et comme cette préoccupation est la seule qui soit valorisée, beaucoup pensent y trouver la méthode pour se mettre en accord avec leur ego. Mais c’est une vision à court terme car cette façon de s’approprier le monde dépossède, on le constate, l’immense majorité des individus. Par exemple, les petits commerçants qui se méfient d’un État re-distributeur de revenus se rendent pourtant compte que leur survie ne dépend que de la distance à laquelle est implantée une grande surface commerciale. Les petits et moyens entrepreneurs ne survivent que dans des marchés de niche.

Prétendre qu’un pays – on devrait parler de nation mais ce terme est prudemment évité – n’est qu’une entreprise, est non seulement une tromperie car un « pays » doit prendre en compte les étapes de la vie où les individus ne sont pas encore ou ne sont plus productifs. C’est aussi un subterfuge dangereux et destructeur car il pousse à abandonner toutes les préoccupations qui ne sont pas strictement économiques. C’est une démission.

L’enrichissement est un dogme contraire à la morale, voire à la religion et pourtant, il prospère. En fait, cette préoccupation érigée en système a effacé la morale et la religion. Avec la morale disparaît pour l’essentiel le respect de l’autre. A la place a été installée la justification de toutes les formes de jouissance, mais c’est un autre sujet. Cette doctrine peut avoir été favorisée par la forfaiture habituelle qui consiste à diviser la société en deux groupes, les élus et les autres, et à prétendre que les élus ont tous les droits sur les autres. La théorie du ruissellement, dernier avatar de cette justification, a même été inventée pour faire croire que l’enrichissement de quelques-uns profite à tous. Ce mode de pensée prévalait déjà dans la seconde moitié du 19ème siècle lorsque la petite bourgeoisie terrienne prétendait que la foule des travailleurs agricoles dont elle disposait n’avait besoin ni de savoir lire, ni de savoir compter ; l’aisance matérielle chez les gens du peuple ne pouvait conduire qu’à la débauche.

Aujourd’hui, seul le fortuné est présumé disposer de la clairvoyance nécessaire à la manipulation de la fortune. et lui seul peut savoir qui il doit faire profiter de ses aumônes. C’est un élu.

On entend aussi dire que le fortuné ne serait qu’un exemple du darwinisme ; seuls, les mieux adaptés survivent. Mais le darwinisme est une stratégie d’espèce : si tel membre de l’espèce développe un caractère particulier qui le rend plus apte à survivre dans l’environnement, c’est pour transmettre le caractère particulier à l’espèce qui évolue et devient ainsi mieux adaptée. Le fortuné peut bien entendu transmettre sa fortune à sa descendance, mais il est évident que l’espèce entière ne peut devenir fortunée, puisque le fortuné ne crée pas de richesse. Sa richesse, il la dérobe au reste de la société, le plus souvent par petits morceaux.

Conclusion

Le dogme de l’enrichissement personnel sans limite modèle le rapport au travail, puis, à la suite, les individus et les sociétés dans leur ensemble. Le fait même d’accepter cette doctrine aboutit à la destruction des relations humaines entre les individus et à la destruction de la société elle-même. Il suffit de regarder autour de nous pour constater quel est le niveau de dégradation de la société humaine.

Il ne s’agit plus de considérer l’existence de l’enrichissement de quelques-uns dans la société, il s’agit de constater quelle place est laissée, par quelques fortunés, à la société.

René Lamertume

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