L’ethnicité: passionnelle, instable, importante


Immanuel Wallerstein

Immanuel Wallerstein

Par Immanuel Wallerstein – Le 15 juin 2016 – Source iwallerstein.com

Commentaire No 427

L’appartenance ethnique désigne une des réalités de base du système-monde moderne. Nous sommes tous intégrés à un ou plusieurs groupes basés sur la parenté (même si elle est lointaine). Ces temps, nous tendons à désigner ces groupes comme des identités. Très souvent, nos sentiments de loyauté à l’égard de ces groupes deviennent très passionnels. Nous reconnaissons rarement à quel point les noms et les limites de ces groupes sont changeants. Ce qui est sûr, c’est que nos sentiments sur nos identités, qui varient en intensité, sont toujours une partie importante de nos réalités politiques actuelles.

Commençons par l’impermanence des regroupements. Les noms des groupes changent constamment. Les noms que nous donnons aux groupe dont nous affirmons faire partie sont très souvent différents des noms que les non-membres leur donnent. Plus important, les noms disparaissent, puisque des groupes se fondent dans d’autres groupes, souvent plus puissants, et en assument l’identité. C’est ce qu’on appelle parfois l’assimilation. Mais en même temps, de nouveaux noms sont constamment créés, en partie par la sécession de membres d’un groupe donné ou par leur expulsion du groupe. Cela peut être dû à des intérêts de classe différents parmi ses membres.

L’existence même d’un groupe peut faire l’objet d’un grand (et passionné) débat. Les Tatars de Crimée sont-ils ukrainiens ou citoyens de la Russie ? Les dirigeants politiques au Myanmar insistent sur le fait qu’il n’y a pas de Rohingya dans ce pays majoritairement bouddhiste. Ils affirment que les musulmans Rohingya sont vraiment bengalis, et donc ne sont pas des autochtones de Myanmar/Birmanie. Golda Meir, alors Premier ministre d’Israël, a nié – c’est resté célèbre – qu’il existe un groupe comme les Palestiniens. Les nationalistes japonais refusent de reconnaître les droits des personnes d’origine ethnique coréenne dont les ancêtres sont venus ou ont été amenés au Japon il y a quatre générations.

Et aux États-Unis, nous débattons actuellement pour savoir qui est un Américain. Est-ce que seul un WASP (White Anglo-Saxon Protestant – Protestant anglo-saxon blanc) est un vrai Américain? Est-ce qu’un musulman né aux États-Unis de parents immigrés légaux d’Afghanistan est un vrai Américain ? Est-ce que les seuls vrais Américains sont les natifs américains, dont les prétentions à la propriété dont ils ont été dépossédés il y a des siècles passent avant les droits de leurs actuels propriétaires légalement reconnus ?

La raison pour laquelle de telles querelles à propos des noms sont importantes est qu’elles amènent avec elles des conséquences politiques immédiates. La réalité fondamentale du monde est qu’aucun groupe nulle part n’a vécu dans le même endroit pour toujours. Ils sont tous venus d’ailleurs à un moment donné. Dans ce sens, il n’existe aucun groupe dont les revendications sont incontestables. Celles-ci sont toutes basées sur des récits actuels à propos de l’histoire passée. En outre, les limites de chaque groupe particulier en discussion ont presque certainement changé au cours du temps.

Par conséquent, sur quelle base peut-on juger du caractère raisonnable des revendications quant à l’origine ethnique ? Une manière de le faire est de soutenir les demandes des groupes les moins favorisés, ceux qui sont les plus opprimés actuellement. Mais c’est évidemment difficile à faire. Ceux qui sont accusés d’être des oppresseurs le nient avec force sur la base de récits historiques tout à fait différents.

C’est ici que la passion entre dans le tableau. La passion n’est pas une constante. Des groupes qui ont coexisté pacifiquement et se sont mariés entre eux pendant longtemps peuvent subitement s’enflammer au point qu’ils se massacrent mutuellement, et en particulier les descendants d’un mariage interethnique. La prétendue pureté de la généalogie de quelqu’un devient la principale considération politique. La passion engendre la passion des deux côtés et nous avons ce que nous appelons des génocides. Et la mémoire de ces génocides devient elle-même le sujet d’un débat passionné et la justification de la poursuite de la violence.

Tout le domaine des identités et des droits est très épineux. On ne peut pas et on ne devrait pas l’ignorer. Mais il faut analyser posément les réalités, écartant les fables qui s’immiscent dans les récits, et toujours essayer de soutenir le moins puissant, le plus directement opprimé.

Les passions ethniques ont envahi le système-monde moderne depuis ses débuts. Elles semblent toutefois être devenues plus féroces et ont consumé davantage de nos énergies politiques au cours des trente dernières années ou à peu près. C’est probablement dû au fait que nous sommes entrés dans une période de grande incertitude, celle de la crise structurelle de notre système capitaliste et donc de la lutte politique pour le système qui viendra après. Les incertitudes et l’imprévisibilité semblent pousser beaucoup de gens à chercher à renforcer leurs engagements à l’égard de leurs identités, comme un moyen de faire face aux incertitudes. Mais cela nous empêche aussi de voir quelles sont les décisions politiques fondamentales auxquelles nous sommes confrontés et quels choix moraux elles impliquent. Donc je dis ethnicité : caveat emptor ! [que l’acheteur soit vigilant !]

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par nadine pour le Saker francophone

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