Le rôle de l’URSS dans la deuxième Guerre mondiale (1939-1945) [3/3]


Annie Lacroix-Riz

Par Annie Lacroix-Riz – Le 7 mai 2015

Professeur émérite d’histoire contemporaine Paris VII

1ère Partie

2ème Partie

La guerre allemande d’extermination

Selon Jean-Jacques Becker, « mise (sic) à part qu’elle s’est déployée sur des espaces bien plus vastes, mis à part le coût extravagant des méthodes de combat surannées de l’armée soviétique, sur un plan strictement militaire, la Seconde Guerre a été plutôt moins violente que la Première ». 1

Entrée d’Auschwitz

Cette comparaison des deux guerres mondiales, hautement fantaisiste, impute en outre à l’URSS, accusation devenue courante dans l’historiographie dominante française, l’énormité de ses pertes (plus de la moitié des 50 millions du total général 1939-1945) dans la guerre d’extermination que le IIIe Reich avait planifiée pour y liquider, outre les juifs, trente à cinquante millions de Slaves. 2 La Wehrmacht, fief pangermaniste qui avait été aisément nazifié et qui tenait « les Russes [pour] des “asiates” dignes du mépris le plus absolu », 3 en fut l’artisan essentiel : sa sauvagerie anti-slave, antisémite et anti-bolchevique, décrite au procès de Nuremberg (1945-1946), brièvement rappelée en Allemagne par des expositions itinérantes de l’extrême fin du XXe siècle 4 et désormais, France incluse, ensevelie dans le silence, priva l’URSS des « lois de la guerre » (conventions de La Haye de 1907).

Oradour-sur-Glane 10 juin 1944

À l’heure où l’on ose tout, la propagande médiatique estime la chose logique, l’URSS n’ayant pas signé ladite convention : pas signataires non plus, la Grèce, la Yougoslavie, la Pologne, l’Europe occidentale, objet, à l’été 1944, des consignes du commandant en chef « Ouest » de la Wehrmacht, von Rundstedt, étendant à cette zone les méthodes de guerre à l’Est, origine des atrocités commises en Italie et en France, des Oradour-sur-Glane qui avaient été systématiquement pratiqués, depuis l’origine, à des dizaines de milliers d’exemplaires, sur le front de l’Est? 5

Témoignent de la barbarie pangermaniste, dont le nazisme avait repris l’héritage, les ordres signés des chefs de la Wehrmacht, Keitel et consorts : le décret dit « du commissaire » du 8 juin 1941 prescrivit l’exécution des « commissaires politiques » communistes intégrés à l’armée rouge; l’ordre de « ne pas faire de prisonniers » causa l’exécution sur le champ de bataille, combats terminés, de 600 000 prisonniers de guerre, et il fut étendu en juillet aux « civils ennemis » ; von Reichenau signa l’ordre d’« extermination définitive du système judéo-bolchevique », etc. 6, Paris, Hachette, 2003); http://fr.wikipedia.org/wiki/Crimes_de_guerre_nazis_en_Union_sovi%C3%A9tique, mise au point honnête, ce qui, en histoire, n’est pas le cas général.] 3,3 millions de prisonniers de guerre, soit plus des 2/3 du total, subirent en 1941-1942 la « mort programmée » par la famine et la soif (80%), le typhus, le travail esclave. Des prisonniers, qualifiés de « communistes fanatiques », livrés par la Wehrmacht à la SS, furent les cobayes du premier gazage au Zyklon B d’Auschwitz en décembre 1941. 7

Massacre nazi au ravin de Babi Yar en Ukraine.
29 septembre 1941. 33 000 morts

L’armée allemande fut avec les SS et la police allemande « ordinaire » un agent particulièrement actif de la destruction des civils, juifs et non-juifs. Elle aida les Einsatzgruppen SS chargés des « opérations mobiles de tueries » (Hilberg), comme celle du groupe C dans le ravin de Babi Yar, fin septembre 1941, dix jours après l’entrée de ses troupes à Kiev (près de 34 000 morts) : ce fut un des innombrables massacres perpétrés, avec des « auxiliaires » polonais, baltes (lettons et lituaniens) et ukrainiens, 8 décrits dans le poignant Livre noir sur l’extermination scélérate des juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945. 9 Slaves et juifs (1,1 million sur 3,3) périrent dans les dizaines de milliers d’Oradour-sur-Glane et dans les camps d’extermination et de travail. Les 900 jours de siège de Leningrad (juillet 1941-janvier 1943), symbole suprême avec Stalingrad des souffrances et de l’héroïsme soviétiques, tuèrent un million d’habitants sur 2,5, dont « plus de 600 000 » durant la famine de l’hiver 1941-1942. « 1 700 villes, 70 000 villages et 32 000 entreprises industrielles furent rasés ». Un million d’Ostarbeiter (« travailleurs de l’Est », soviétiques) déportés vers l’Ouest furent épuisés ou anéantis par le travail et les sévices des SS et des « kapos » dans les « kommandos » des camps de concentration, mines et usines des Konzerne et des filiales de groupes étrangers, tel Ford, fabricant (comme Opel-General Motors) des camions (allemands) de 3 tonnes du front de l’Est. 10

Le 8 mai 1945, l’URSS exsangue avait déjà perdu le bénéfice de la « Grande Alliance » qu’avait imposée aux Anglo-Américains l’énorme contribution de son peuple, sous les armes ou non, à la victoire éclatante des États-Unis, prévue par Doyen dans son texte du 16 juillet 1941 pronostiquant la défaite allemande. Le prétendu « endiguement » (Containment) de la « Guerre froide » fut en réalité et d’emblée un « refoulement » (roll back), aujourd’hui éclairé par des travaux scientifiques. Désormais placée sous l’égide de Washington, avec une rapide association à l’entreprise des zones occidentales de l’Allemagne, cette ligne avait renoué, avant même la fin de la guerre en Europe, avec la « Première Guerre froide », politique de liquidation des Soviets, de « cordon sanitaire » ou de « Sainte Alliance » que Londres et Paris avaient dirigée, en compagnie de Berlin, de 1918 à 1939. 11

Annie Lacroix-Riz

Ancienne élève de l’école normale supérieure (Sèvres), élève de Pierre Vilar, agrégée d’histoire, docteur ès lettres, elle est spécialiste des relations internationales dans la première moitié du xxe siècle. Ses travaux portent sur l’histoire politique, économique et sociale de la Troisième République et de Vichy, sur la période de la Collaboration dans l’Europe occupée par les nazis, sur les relations entre le Vatican et le Reich ainsi que la stratégie des élites politiques et économiques françaises avant et après la Seconde Guerre mondiale. Elle est également connue pour son engagement communiste.

Notes

  1. Dont il est spécialiste (pas de la Deuxième Guerre mondiale), « Retour sur la comparaison et réflexion sur les héritages », in Stéphane Audoin-Rouzeau et al., dir., La violence de guerre 1914-1945, Complexe, Bruxelles, 2002, p. 333 (bréviaire de la préparation de la question d’histoire contemporaine CAPES-agrégation 2003-2005).
  2. Götz Aly et Susanne Heim, Vordenker der Vernichtung, Auschwitz und die deutschen Pläne für eine neue europäische Ordnung, Francfort, Fischer Taschenbuch Verlag, 1997 (1e édition, Hambourg, 1991, la plus audacieuse), résumé par Dominique Vidal, Les historiens allemands relisent la Shoah, Bruxelles, Complexe, 2002, p. 63-100.
  3. Rapport 1103 de l’attaché militaire français Henri-Antoine Didelet, Berlin, 12 décembre 1938, 7 N, 3097, SHAT.
  4. Édouard Husson, Comprendre Hitler et la Shoah. Les historiens de la RFA et l’identité allemande, Paris, PUF, 2000, p. 239-253.
  5. « Report on German Reprisals for Partisan activity in Italy », Allied Force Headquarters (British Section), Part I, sans date, postérieur au 9 juillet 1945, démonstration précise formelle de la responsabilité première de la Wehrmacht (et non des seuls Waffen SS), comme à l’Est, dans les atrocités commises à l’Ouest, BB 30, 1730, épuration, Archives nationales.
  6. Bower, Blind eye to murder; Bartov, The Eastern Front, 1941-45: German Troops and the Barbarisation of Warfare, Palgrave Macmillan, 2e édition, 2001 (L’armée d’Hitler […
  7. Bower, Blind eye; Christian Streit, Keine Kameraden. Die Wehrmacht und die sowjetischen Kriegsgefangenen 1941-1945, Bonn, Dietz, 1992 (1e éd., 1978); Christian Gerlach, Krieg, Ernährung, Völkermord. Forschungen zur deutschen Vernichtungspolitik im Zweiten Weltkrieg, Hambourg, Hamburger Edition, 1998; Peter Longerich, Politik der Vernichtung. Eine Gesamtdarstellung der nationalsozialistischen Judenverfolgung, Munich, Piper Verlag, 1998; Vidal, Les historiens.
  8. Hilberg, La destruction, Dieter Pohl, National-sozialistische Judenverfolgung in Ostgalizien: 1941-1944: Organisation und Durchführung eines staatlichen Massenverbrechens, Munich, Oldenbourg, 1997 (et divers travaux, dont Holocaust: die Ursachen, das Geschehen, die Folgen. Herder, Fribourg en Brisgau, 2000; Christopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101è bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Paris, 10-18, 1994, et Nazi policy, Jewish Workers, German Killers, Cambridge, Cambridge UP, 2000.
  9. Ilya Ehrenburg et Vassili Grossman, Textes et témoignages, Arles, Actes Sud, 1995.
  10. Costantini, Dictionnaire de la Seconde Guerre mondiale, t. 2, p. 1081-1083; Arno Mayer, Les Furies, terreur, vengeance et violence, 1789, 1917, Paris, Fayard, 2002, p. 573; Reinhold Billstein et al., Working for the Enemy Ford, General Motors, and forced labor in Germany during the Second World War, New York, Berghahn Books, 2000.
  11. Joyce et G. Kolko, The Limits of Power. The World and the United States Foreign Policy 1945-1954, New York, Harper and Row, 1972; Carolyn Eisenberg, Drawing the Line. The American decision to divide Germany, 1944-1949, Cambridge, 1996, William A. Williams, The Tragedy of American Diplomacy, New York, Dell Publishing C°, 1972 (1e éd., 1959), etc. Lacroix-Riz, Carcan; « Débarquement du 6 juin »; « L’apport des “guerres de Staline” de Geoffrey Roberts à l’histoire de l’URSS : acquis et débats », préface à Roberts, Les guerres, et Jacques Pauwels, Le Mythe de la bonne guerre : les USA et la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, Éditions Aden, 2e édition, 2012, et leur bibliographie récente.
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