Zbigniew Brzezinski tel que je l’ai connu


Par Paul Craig Roberts – Le 2 juin 2017 – Source Strategic Culture

La mort de Brzezinski à l’âge de 89 ans a donné lieu à beaucoup de propagande et de désinformation, tout ce qui sert un groupe d’intérêt ou un autre, ou les mythes que les gens trouvent satisfaisants. Je ne suis pas un expert de Brzezinski, et je ne cherche pas à l’excuser. Il a été un adepte de la Guerre froide, comme tout le monde l’était fondamentalement à Washington à l’ère soviétique.

Brzezinski a été mon collègue pendant 12 ans au Center for Strategic and International Studies (CSIS) [un cercle de réflexion et d’influence sur la politique étrangère des États-Unis, NdT], où j’occupais la chaire William E. Simon d’économie politique. Lorsque j’ai été élu à ce poste, le CSIS faisait partie de l’université Georgetown. Le président de cette université, cependant, était l’un de ces progressistes qui haïssaient Henry Kissinger, qui était aussi notre collègue, et il haïssait également Ronald Reagan pour ses discours et non pour ses actes, sur lesquels le président de Georgetown était mal informé. Par conséquent, je n’étais pas non plus le bienvenu. Quoique je vaille pour le CSIS, Kissinger valait plus, et le CSIS n’allait pas renoncer à lui.

Par conséquent, l’institut de recherche stratégique s’est séparé de l’Université de Georgetown. Brzezinski est resté avec le CSIS.

Lorsque mon livre de 1971, Alienation and the Soviet Economy – qui avait circulé clandestinement, pendant des années, au sein de l’Institut économique de l’Académie des sciences soviétiques sous forme de photocopies – a été réédité en 1990 par l’université de Californie, Berkeley, avec une introduction du professeur Aaron Wildavsky, Brzezinski, avec Robert Conquest et deux membres de l’Académie des sciences soviétiques, ont fourni des commentaires pour la quatrième de couverture de mon livre. Brzezinski a écrit : « L’explication donnée par le professeur Roberts du développement économique soviétique arrive à point nommé et comble une lacune importante dans la littérature existante. L’ouvrage est une lecture bénéfique pour les experts et les non-experts, qui souhaitent comprendre le cadre marxien dans lequel l’économie soviétique a crû et décliné. » 

Je cite cet appui pour deux raisons. L’une est de montrer que je pourrais être partial, dans ma description de Brzezinski. L’autre est d’établir que tant Brzezinski que moi, ne considérions pas l’Union soviétique comme une menace à long terme. Je m’attendais à l’échec de l’économie soviétique, ce qui est arrivé, et Brzezinski s’attendait à ce que l’Union soviétique s’effondre selon les lignes de ses nationalités, ce qu’elle a fait sous la supervision de Washington. Bien que nous soyons tous deux des combattants de la Guerre froide – j’étais membre de la Commission sur le danger actuel – nous étions tous deux favorables à une solution pacifique de la Guerre froide, et non à une guerre ou un conflit. Brzezinski n’était très certainement pas un néoconservateur déterminé à éliminer la Russie parce qu’elle gênerait l’unilatéralisme américain. Brzezinski, en tant que conseiller à la Sécurité nationale du président Carter, n’a pas empêché SALT 2, que l’administration Carter a respecté, malgré le refus du Congrès des États-Unis de ratifier cet accord.

Brzezinski est né en 1928 en Pologne. Son père était un diplomate polonais en poste en Allemagne et en Union soviétique. En 1938, le père de Brzezinski a été envoyé en poste à Montréal, au Canada, en tant que consul général. Le pacte Molotov-Ribbentrop et la conférence de Yalta, dans laquelle Churchill et Franklin Delano Roosevelt ont attribué la Pologne à la « sphère d’influence soviétique », ont fait que Brzezinski a grandi au Canada, où il a suivi ses études. Par la suite, il a obtenu un doctorat de l’Université Harvard et il est devenu professeur dans cette université. Il était membre du Conseil des relations étrangères et du groupe Bilderberg. Heureusement pour moi, lorsque j’ai été désigné pour devenir membre du Council on Foreign Relations, j’ai été blackboulé.

Brzezinski étant polonais et sa femme étant également originaire d’Europe de l’Est, cela suffit pour expliquer son animosité à l’égard de la Russie. Il n’était pourtant pas un belliciste. Il a été conseiller de Hubert Humphrey pendant sa campagne présidentielle, il a préconisé la réduction de l’engagement américain dans la guerre du Vietnam et a démissionné de son poste au Département d’État, en signe de protestation contre l’expansion de cette guerre par Washington.

En même temps, il s’est opposé au pacifisme de George McGovern.

À mon avis, qui vaut ce qu’il vaut, Brzezinski voulait s’assurer que les États-Unis tiennent suffisamment pour que l’Union soviétique s’effondre sous ses contradictions internes. Il ne cherchait pas à imposer l’hégémonie mondiale américaine. Ça, c’est un objectif néoconservateur, pas celui d’un combattant de la Guerre froide. Comme le président Reagan l’a souligné, le but, en « gagnant » la Guerre froide, était d’y mettre fin, non d’atteindre l’hégémonie sur l’autre partie.  Lorsqu’il était conseiller à la Sécurité nationale, la stratégie de Brzezinski, pour attirer les Soviétiques en Afghanistan, était d’affaiblir l’Union soviétique et, par conséquent, de mettre un terme à la Guerre froide.

Ce sont les faits tels que je les ai vécus. Si j’ai raison, la vérité est différente de ce que nous entendons des médias russes et occidentaux, qui décrivent Brzezinski, non seulement comme le méchant qui voulait détruire l’Union soviétique, mais aussi comme un combattant de la Guerre froide qui avait créé cette dernière, une guerre qui avait commencé trente ans avant son accession au poste de conseiller à la Sécurité nationale.

Ironie de l’histoire, l’approche de Brzezinski à l’égard de l’Union soviétique est identique à celle de la Russie à l’égard de l’Occident aujourd’hui. Plutôt que la détente de Nixon/Kissinger, Brzezinski préférait mettre l’accent sur le droit international et les droits de l’homme. C’est l’approche de Poutine aujourd’hui, à l’égard de Washington et de ses vassaux de l’OTAN.

Comme je m’en souviens, Brzezinski voulait utiliser les idées, comme le V dans V for Vendetta, contre les Soviétiques, et pas la force armée. C’était, si je ne me trompe, la différence entre lui et le complexe militaro-industriel, qui préférait la force, et le secrétaire d’État Cyrus Vance, qui préférait le contrôle de l’armement.

Je suis né dans la Matrice. Il m’a fallu beaucoup de décennies, une expérience d’initié et des événements fortuits pour m’en échapper. Brzezinski a peut-être été un de ces événements. Je me rappelle de lui, me disant qu’en tant que conseiller à la Sécurité nationale, il avait été réveillé au milieu de la nuit, par le message que quelques centaines d’ICBM soviétiques étaient en route pour l’Amérique. Avant qu’il ait pu reprendre ses esprits, on lui a dit que c’étaient plusieurs centaines d’ICBM qui étaient en route pour détruire l’Amérique. Alors que la futilité d’une réponse le frappait, un troisième message est arrivé, disant que tout ceci n’était qu’une erreur lors d’un exercice d’entraînement, qui avait été transmise d’une manière ou d’une autre dans le réseau d’alerte précoce.

Autrement dit, Brzezinski a compris combien il était facile de provoquer un holocauste nucléaire par erreur. Il voulait mettre fin à la Guerre froide pour la même raison que Ronald Reagan le voulait. Faire de Brzezinski et de Reagan les méchants, comme le fait la Gauche, alors que les vrais méchants sont les régimes de Clinton, George W. Bush et Obama, qui ont convaincu la Russie que Washington préparait une première frappe nucléaire contre elle, est une forme d’idiotie idéologique.

Mais l’idiotie est ce avec quoi nous vivons en Occident. La question est donc : combien de temps pouvons-nous survivre à notre idiotie ?

Je pense que la « menace soviétique », le fondement de la Guerre froide, était une supercherie. Elle a été créée par le complexe militaro-industriel, à propos duquel le président Eisenhower nous avait mis en garde, en vain. Les films de guerre patriotiques, les Journées patriotiques commémoratives et les 4 Juillet avec des pensées émues pour ceux qui sont morts « en sauvant nos libertés », qui n’étaient jamais mises en danger par les Japonais et les Allemands, mais seulement par notre propre gouvernement, ont réussi à laver le cerveau même des conseillers à la Sécurité nationale. Il n’y a pas à s’étonner de l’insouciance de la population américaine aujourd’hui.

La Guerre froide a été orchestrée par le complexe militaro-industriel, et elle a fait beaucoup de victimes. Brzezinski a été une victime, puisque la Guerre froide était sa vie. JFK a été une victime, puisqu’il a perdu la vie pour elle. Les Vietnamiens, qui sont morts par millions, ont été des victimes. La photo de la jeune fille vietnamienne, fuyant nue sur la route à cause du napalm américain derrière elle, nous a fait prendre conscience que la Guerre froide a fait beaucoup de victimes innocentes. Les troupes soviétiques en Afghanistan ont été des victimes, tout comme les Afghans eux-mêmes.

La menace soviétique a cessé, lorsque des communistes purs et durs ont arrêté le président soviétique Gorbatchev. Cette intervention mal conçue a fait tomber l’Union soviétique. Une fois la menace soviétique disparue, le complexe militaro-industriel n’a plus eu de justification pour son énorme budget.

En cherchant une nouvelle justification pour saigner les contribuables américains, le complexe militaro-industriel a eu le président Clinton, qui a déclaré que les États-Unis étaient le gendarme du monde et a détruit la Yougoslavie au nom des « droits de l’homme ». Avec l’appui des Israéliens et des néoconservateurs, le complexe militaro-industriel a utilisé le 9/11 pour créer la « menace terroriste musulmane ». Cette supercherie a assassiné, mutilé, dépossédé et déplacé des millions de musulmans dans sept pays.

Malgré 16 ans de guerres de Washington contre des pays allant de l’Afrique du Nord à l’Irak, à la Syrie, au Yémen et à l’Afghanistan, la « menace musulmane » ne suffit pas à justifier les 1 100 milliards de dollars du budget militaire et de sécurité américain annuel. Par conséquent, la menace russe a été ressuscitée.

La menace musulmane n’a jamais été un danger pour les États-Unis. Ce n’est un danger que pour les pays européens vassaux de Washington, qui ont dû accepter des millions de réfugiés musulmans fuyant les guerres de Washington. Cependant, la menace russe nouvellement créée est une menace pour tous les Américains, comme pour tous les Européens.

La Russie peut mordre en retour. Pendant un quart de siècle, la Russie a observé Washington se préparer à une frappe nucléaire paralysante contre elle. Récemment, le haut commandement russe a annoncé que l’armée russe avait conclu que Washington envisageait une attaque nucléaire surprise contre la Russie.

Cette grave annonce russe n’a bénéficié d’aucune couverture dans la presse occidentale. Aucun haut responsable d’aucun gouvernement occidental, Trump inclus, n’a appelé Poutine pour lui donner des assurances qu’aucune attaque de ce genre contre la Russie n’était prévue.

Donc, que se passera-t-il, la prochaine fois qu’une fausse alerte, comme celle que Brzezinski avait reçue, sera transmise à son homologue à Moscou ou au Conseil de la sécurité nationale ? Est-ce que les animosités ressuscitées par l’affreux complexe militaro-industriel auront pour résultat que les Russes ou les Américains croiront au faux signal ?

Les populations insouciantes d’Occident, y compris les membres des gouvernements, ne comprennent pas qu’elles vivent au bord de la destruction nucléaire.

Les très rares d’entre nous qui vous alertent sont rejetés comme « agents russes », « antisémites » et « théoriciens du complot ». Lorsque vous entendez une source qualifiée d’« agent russe », d’« antisémite » ou de « complotiste », vous feriez mieux de l’écouter. Ce sont ceux qui savent et qui acceptent ces piques, afin de vous dire la vérité.

Vous n’obtiendrez jamais, jamais, la vérité de la part des médias occidentaux, ni d’aucun gouvernement occidental.

La vérité la plus importante de notre époque est que le monde vit sur le fil du rasoir, à cause du besoin qu’a le complexe militaro-industriel américain d’un ennemi afin de préserver ses profits. Le fait brutal est le suivant: au nom de ses profits, le complexe militaro-industriel a soumis le monde entier au risque de l’Armageddon nucléaire.

Paul Craig Roberts

L’article original est paru sur paulcraigroberts.com

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par nadine pour le Saker francophone

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