Réforme du collège : Seigneur, je ne veux plus aller à leur école


Par Salah Lamrani – Le 17 septembre 2015 – Source Sayed7asan

Aujourd’hui, 17 septembre 2015, les syndicats enseignants ont presque unanimement appelé à la grève contre la réforme du collège qui vise à démanteler plus avant les derniers vestiges de l’instruction publique en intensifiant le nivellement par le bas. Le mobile est tout trouvé : il en va du bon fonctionnement de notre médiocratie apatride– affublée des oripeaux de la méritocratie républicaine – et de sa perpétuation, pour lesquels l’élevage intensif de moutons est vital. Plutôt qu’une longue dissertation, voici un petit florilège sur cette tradition éducative républicaine 1 déjà dénoncée par Jean Jaurès, et dans laquelle s’inscrit pleinement notre gouvernement actuel.

Salah Lamrani (Sayed Hasan) est professeur de Lettres en région parisienne, Titulaire de l’Éducation nationale, gréviste

Vidéo - La genèse des lois Ferry sur l'enseignement
  selon le Professeur Henri Guillemin 

https://youtu.be/giyAKxa4sKk

 Jean Jaurès sur l'émancipation du peuple 
comme but de l'instruction publique
«Dans l’ordre intellectuel, nous avons eu pour première pensée de fonder un enseignement populaire dont l’objet dernier est de développer l’autonomie de la conscience et de la raison. C’est là le sens profond de cette œuvre de laïcité, où nos adversaires affectent de voir je ne sais quel déchaînement d’esprit de secte, et où nous voyons, nous, au point de vue social, la condition première de l’affranchissement du peuple.» (24 mai 1889)

«En vérité, vous êtes dans un état d’esprit étrange. Vous avez voulu faire des lois d’instruction pour le peuple; vous avez voulu par la presse libre, par l’école, par les réunions libres multiplier pour lui toutes les excitations et tous les éveils. Vous ne supposiez pas, probablement, que dans le prolétariat tous au même degré fussent animés par ce mouvement d’émancipation intellectuelle que vous vouliez produire. Il était inévitable que quelques individualités plus énergiques vibrassent d’une vibration plus forte. Et parce que ces individualités, au lieu de se séparer du peuple, restent avec lui et en lui pour lutter avec lui, parce qu’au lieu d’aller mendier je ne sais quelles misérables complaisances auprès du capital soupçonneux, ces hommes restent dans le peuple pour préparer l’émancipation générale de la classe dont ils sont, vous croyez les flétrir et vous voulez les traquer par l’artifice de vos lois!» (21 novembre 1893)
«Mais que devient, dit-on, ‘le droit de l’enfant’? Le droit de l’enfant n’est pas un droit abstrait, que nous ayons à sauvegarder dans une société abstraite. C’est un droit vivant, que nous avons à sauvegarder dans la société vivante et mêlée d’aujourd’hui. Il est aussi impossible, aujourd’hui, d’isoler le droit de l’enfant des traditions et conceptions diverses qui se disputent l’humanité, qu’il est impossible d’isoler l’enfant lui-même. (...) Le droit de l’enfant, c’est d’être mis en état, par une éducation rationnelle et libre, de juger peu à peu toutes les croyances et de dominer toutes les impressions premières reçues par lui. Ce ne sont pas seulement les impressions qui lui viennent de la famille, ce sont celles qui lui viennent du milieu social que l’enfant doit apprendre à contrôler et à dominer. Il doit apprendre à dominer même l’enseignement qu’il reçoit. Celui-ci doit être donné toujours dans un esprit de liberté ; il doit être un appel incessant à la réflexion personnelle, à la raison. Et tout en communiquant aux enfants les résultats les mieux vérifiés de la recherche humaine, il doit mettre toujours au-dessus des vérités toutes faites la liberté de l’esprit en mouvement. C’est à cela que l’enfant a droit. Il ne dépend pas de nous de lui épargner des crises, des conflits, des contradictions qui travaillent toute l’humanité et dont nous-mêmes avons souffert. Mais il faut que sa raison soit exercée à être enfin juge du conflit.» (12 octobre 1901)

«La démocratie a le devoir d’éduquer l’enfance; et l’enfance a le droit d’être éduquée selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l’homme. Il n’appartient à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation, de s’interposer entre ce devoir de la nation et ce droit de l’enfant. Comment l’enfant pourra-t-il être préparé à exercer sans crainte les droits que la démocratie laïque reconnaît à l’homme si lui-même n’a pas été admis à exercer sous forme laïque le droit essentiel que lui reconnaît la loi, le droit à l’éducation?» (30 juillet 1904)
Jean-Claude Michéa : de l'enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes
«Le mouvement qui, depuis trente ans, transforme l’École dans un sens toujours identique, peut maintenant être saisi dans sa triste vérité historique. Sous la double invocation d’une démocratisation de l’enseignement (ici un mensonge absolu) et de la nécessaire adaptation au monde moderne (ici une demi-vérité), ce qui se met effectivement en place, à travers toutes ces réformes également mauvaises, c’est l’École du Capitalisme total(…)

Sur des bases aussi franches, le principal problème politique que le système capitaliste allait devoir affronter au cours des prochaines décennies put donc être formulé dans toute sa rigueur : comment serait-il possible, pour l’élite mondiale, de maintenir la gouvernabilité des quatre-vingts pour cent d’humanité surnuméraire, dont l’inutilité a été programmée par la logique libérale?

La solution qui, au terme du débat, s’imposa, comme la plus raisonnable, fut celle proposée par Zbigniew Brzezinski sous le nom de tittytainment. Par ce mot-valise il s’agissait tout simplement de définir un ‘cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète’. Cette analyse, cynique et méprisante, a évidemment l’avantage de définir, avec toute la clarté souhaitable, le cahier des charges que les élites mondiales assignent à l’école du XXIe siècle. C’est pourquoi il est possible, en se fondant sur elle, de déduire, avec un risque limité d’erreur, les formes a priori de toute réforme qui serait destinée à reconfigurer l’appareil éducatif selon les seuls intérêts politiques et financiers du Capital. Prêtons-nous un instant à ce jeu.

Tout d’abord, il est évident qu’un tel système devra conserver un secteur d’excellence, destiné à former, au plus haut niveau, les différentes élites scientifiques, techniciennes et managériales qui seront de plus en plus nécessaires à mesure que la guerre économique mondiale deviendra plus dure et plus impitoyable.

Ces pôles d’excellence – aux conditions d’accès forcément très sélectives – devront continuer à transmettre de façon sérieuse (c’est-à-dire probablement, quant à l’essentiel, sur le modèle de l’école classique) non seulement des savoirs sophistiqués et créatifs, mais également (quelles que soient, ici ou là, les réticences positivistes de tel ou tel défenseur du système) ce minimum de culture et d’esprit critique sans lequel l’acquisition et la maîtrise effective de ces savoirs n’ont aucun sens ni, surtout, aucune utilité véritable.

Pour les compétences techniques moyennes (…) le problème est assez différent. Il s’agit, en somme, de savoirs jetables – aussi jetables que les humains qui en sont le support provisoire – dans la mesure où, s’appuyant sur des compétences plus routinières, et adaptés à un contexte technologique précis, ils cessent d’être opérationnels sitôt que ce contexte est lui-même dépassé. (…) En généralisant, pour les compétences intermédiaires, la pratique de l’enseignement multimédia à distance, la classe dominante pourra donc faire d’une pierre deux coups. (…)

Restent enfin, bien sûr, les plus nombreux ; ceux qui sont destinés par le système à demeurer inemployés (ou à être employés de façon précaire et flexible, par exemple dans les différents emplois MacDo) en partie parce que, selon les termes choisis de l’OCDE, ‘ils ne constitueront jamais un marché rentable’ et que leur ‘exclusion de la société s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer à progresser’. C’est là que le tittytainment devra trouver son terrain d’élection. Il est clair, en effet, que la transmission coûteuse de savoirs réels – et, a fortiori, critiques –, tout comme l’apprentissage des comportements civiques élémentaires ou même, tout simplement, l’encouragement à la droiture et à l’honnêteté, n’offrent ici aucun intérêt pour le système, et peuvent même représenter, dans certaines circonstances politiques, une menace pour sa sécurité. C’est évidemment pour cette école du grand nombre que l’ignorance devra être enseignée de toutes les façons concevables. Or c’est là une activité qui ne va pas de soi, et pour laquelle les enseignants traditionnels ont jusqu’ici, malgré certains progrès, été assez mal formés. L’enseignement de l’ignorance impliquera donc nécessairement qu’on rééduque ces derniers, c’est-à-dire qu’on les oblige à travailler autrement, sous le despotisme éclairé d’une armée puissante et bien organisée d’experts en sciences de l’éducation. La tâche fondamentale de ces experts sera, bien entendu, de définir et d’imposer (par tous les moyens dont dispose une institution hiérarchisée pour s’assurer la soumission de ceux qui en dépendent) les conditions pédagogiques et matérielles de ce que Debord appelait la dissolution de la logique : autrement dit ‘la perte de la possibilité de reconnaître instantanément ce qui est important et ce qui est mineur ou hors de la question ; ce qui est incompatible ou, inversement, pourrait bien être complémentaire ; tout ce qu’implique telle conséquence et ce que, du même coup, elle interdit’. Un élève ainsi dressé, ajoute Debord, se trouvera placé ‘d’entrée de jeu, au service de l’ordre établi, alors que son intention a pu être complètement contraire à ce résultat. Il saura pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique : mais il emploiera sa syntaxe’.

Quant à l’élimination de toute common decency, c’est-à-dire à la nécessité de transformer l’élève en consommateur incivil et, au besoin, violent, c’est une tâche qui pose infiniment moins de problèmes. Il suffit ici d’interdire toute instruction civique effective et de la remplacer par une forme quelconque d’éducation citoyenne, bouillie conceptuelle d’autant plus facile à répandre qu’elle ne fera, en somme, que redoubler le discours dominant des médias et du show-biz ; on pourra de la sorte fabriquer en série des consommateurs de plein droit, intolérants, procéduriers et politiquement corrects, qui seront, par là même, aisément manipulables tout en présentant l’avantage non négligeable de pouvoir enrichir à l’occasion, selon l’exemple américain, les grands cabinets d’avocats.

Naturellement, les objectifs ainsi assignés à ce qui restera de l’École publique supposent, à plus ou moins long terme, une double transformation décisive. D’une part celle des enseignants, qui devront abandonner leur statut actuel de sujets supposés savoir afin d’endosser celui d’animateurs de différentes activités d’éveil ou transversales, de sorties pédagogiques ou de forums de discussion (conçus, cela va de soi, sur le modèle des talk-shows télévisés) ; animateurs qui seront préposés, par ailleurs, afin d’en rentabiliser l’usage, à diverses tâches matérielles ou d’accompagnement psychologique. D’autre part, celle de l’École en lieu de vie, démocratique et joyeux, à la fois garderie citoyenne – dont l’animation des fêtes (anniversaire de l’abolition de l’esclavage, naissance de Victor Hugo, Halloween...) pourra avec profit être confiée aux associations de parents les plus désireuses de s’impliquer – et espace libéralement ouvert à tous les représentants de la cité (militants associatifs, militaires en retraite, chefs d’entreprise, jongleurs ou cracheurs de feu, etc.) comme à toutes les marchandises technologiques ou culturelles que les grandes firmes, devenues désormais partenaires explicites de l’acte éducatif, jugeront excellent de vendre aux différents participants. Je pense qu’on aura également l’idée de placer, à l’entrée de ce grand parc d’attractions scolaires, quelques dispositifs électroniques très simples, chargés de détecter l’éventuelle présence d’objets métalliques. »
Vidéo - Pierre Dortiguier, De l'enseignement de l'ignorance

De l'autre côté de la Méditerranée
Guy Tirolien, Prière d’un petit enfant nègre (1943)

 

Seigneur, je suis très fatigué.
Je suis né fatigué.
Et j’ai beaucoup marché depuis le chant du coq
Et le morne est bien haut qui mène à leur école.
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école,
Faites, je vous en prie, que je n’y aille plus.
Je veux suivre mon père dans les ravines fraîches
Quand la nuit flotte encore dans le mystère des bois
Où glissent les esprits que l’aube vient chasser.
Je veux aller pieds nus par les rouges sentiers
Que cuisent les flammes de midi,
Je veux dormir ma sieste au pied des lourds manguiers,
Je veux me réveiller
Lorsque là-bas mugit la sirène des blancs
Et que l’Usine
Sur l’océan des cannes
Comme un bateau ancré
Vomit dans la campagne son équipage nègre…
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école,
Faites, je vous en prie, que je n’y aille plus.
Ils racontent qu’il faut qu’un petit nègre y aille
Pour qu’il devienne pareil
Aux messieurs de la ville
Aux messieurs comme il faut.
Mais moi, je ne veux pas
Devenir, comme ils disent,
Un monsieur de la ville,
Un monsieur comme il faut.
Je préfère flâner le long des sucreries
Où sont les sacs repus
Que gonfle un sucre brun autant que ma peau brune.
Je préfère, vers l’heure où la lune amoureuse
Parle bas à l’oreille des cocotiers penchés,
Écouterce que dit dans la nuit
La voix cassée d’un vieux qui raconte en fumant
Les histoires de Zamba et de compère Lapin,
Et bien d’autres choses encore
Qui ne sont pas dans les livres.
Les nègres, vous le savez, n’ont que trop travaillé.
Pourquoi faut-il de plus apprendre dans des livres
Qui nous parlent de choses qui ne sont point d’ici ?
Et puis elle est vraiment trop triste leur école,
Triste comme
Ces messieurs de la ville,
Ces messieurs comme il faut
Qui ne savent plus danser le soir au clair de lune
Qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds
Qui ne savent plus conter les contes aux veillées.
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école !

 

Les marchands de soupe / Carpetbaggers de la Mafia laïque française

Outre-Atlantique, Pete Seeger et Tom Paxton, Qu'as-tu appris à l'école aujourd'hui ?

Hugues Aufray, Adieu Monsieur le Professeur

https://youtu.be/XdoJA93SMX8

En savoir plusL’Occident répand l’idiotie intellectuelle universelle

  1.  Jaurès parlait des Républicains opportunistes (les Jules Ferry, Favre, Simon, etc.), véritables ancêtres du Parti socialiste, comme de prétendus républicains pour qui la République n’est que la substitution de l’oligarchie financière à l’oligarchie terrienne, du grand industriel au hobereau, de la hiérarchie capitaliste à la hiérarchie cléricale, du banquier au prêtre, et de l’argent au dogme, dénonçant «la force de résistance formidable des privilèges et des iniquités sociales» (La Dépêche de Toulouse, 11 janvier 1893)
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