Quand les États-Unis envahissaient la Russie


Par Jeff Klein – Le 18 juillet 2018 – Source Consortium News

Le corps expéditionnaire américain en Sibérie

Alors que la frénésie bipartisane au sujet du sommet entre Trump et Poutine à Helsinki s’amplifie, la rhétorique agressive et russophobe qui étreint les États-Unis rend concevable ce qui semblait jusqu’à récemment inconcevable : que de dangereuses tensions entre la Russie et les États-Unis puissent mener à un conflit militaire. Comme c’est déjà arrivé dans le passé.

En septembre 1959, lors d’un bref dégel pendant la guerre froide, Nikita Khrouchtchev fit sa fameuse visite aux États-Unis. À Los Angeles, le dirigeant soviétique a été invité à un déjeuner au Twentieth Century-Fox Studios, à Hollywood, et au cours d’un échange long et décousu, il a déclaré ceci :

« Votre intervention armée en Russie a été la chose la plus désagréable qui ait jamais eu lieu dans les relations entre nos deux pays, car nous n’avons jamais fait la guerre contre l’Amérique jusqu’alors ; nos troupes n’ont jamais mis les pieds sur le sol américain, alors que vos troupes ont mis les pieds sur le sol soviétique. »

Ces remarques de Khrouchtchev ont été peu reportées par la presse américaine de l’époque – surtout si on les compare à sa plainte largement rapportée sur le fait qu’il n’ait pas été autorisé à visiter Disneyland.  Mais même si les Américains avaient lu ces commentaires de Khrouchtchev, il est probable que peu d’entre eux aient eu la moindre idée de ce dont parlait le Premier ministre soviétique.

Mais la mémoire soviétique – et maintenant russe – est beaucoup plus persistante.  Les blessures des invasions étrangères, de Napoléon aux nazis, étaient encore fraîches dans la conscience collective russe en 1959 – et même en Russie aujourd’hui – d’une manière que la plupart des Américains ne peuvent pas imaginer. C’est, entre autres choses, pourquoi les Russes ont réagi avec tant d’indignation à l’expansion de l’OTAN à leurs frontières dans les années 1990, malgré les promesses des États-Unis de ne pas le faire pendant les négociations pour l’unification de l’Allemagne.

L’invasion américaine à laquelle Khrouchtchev fait référence a eu lieu il y a un siècle, après la Révolution d’Octobre et pendant la guerre civile qui s’en est suivie entre les forces bolcheviques et anti-bolcheviques, l’Armée Rouge contre les Russes blancs. Pendant que les Allemands et les Autrichiens occupaient des parties de la Russie occidentale et méridionale, les Alliés ont lancé leurs propres interventions armées dans le Nord de la Russie et en Extrême-Orient, en 1918.

Les nations alliées, c’est-à-dire la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Japon et les États-Unis, ont alors utilisé diverses excuses pour envoyer leurs troupes en Russie : pour « sauver » la Légion tchèque qui avait été recrutée pour lutter contre les puissances centrales ; pour protéger les stocks militaires alliés et les tenir hors de portée des Allemands ; pour préserver les transports par le chemin de fer transsibérien ; et peut-être pour ouvrir un front oriental dans la guerre.  Mais le véritable objectif – rarement admis publiquement au départ – était d’inverser la situation due aux événements d’octobre [la révolution bolchevique d’octobre 1917, NdT] et d’installer un gouvernement russe plus « acceptable ». Comme Winston Churchill l’a dit plus tard, l’objectif était d’« étrangler l’enfant bolchevique dans son berceau ».

En plus de la Sibérie, les États-Unis se sont joints aux troupes britanniques et françaises pour envahir Archangelsk, situé dans le nord de la Russie, le 4 septembre 1918.

En juillet 1918, le président américain Woodrow Wilson avait personnellement dactylographié l’« Aide-mémoire » sur l’action militaire américaine en Russie, qui avait été remis en main propre par le secrétaire à la guerre, début août, au général William Graves, le commandant des troupes américaines en route vers la Sibérie. Le document de Wilson était curieusement ambivalent et contradictoire. Il commençait par affirmer que l’ingérence étrangère dans les affaires intérieures de la Russie n’était « pas permise » et finissait en concluant que l’envoi de troupes américaines en Sibérie ne devait pas être considéré comme une « intervention militaire ».

Une intervention non interventionniste

Mais l’intervention américaine a débuté lorsque les soldats américains ont débarqué à Vladivostok le 16 août 1918.  Il s’agissait des 27e et 31e régiments d’infanterie, des unités de l’armée régulière qui avaient participé à la pacification des Philippines, occupées à cette époque par les États-Unis.  Finalement, il y a dû y avoir environ 8 000 soldats américains débarqués en Sibérie.

À en juger par ses mémoires, le général Graves fut étonné de voir à quel point la situation sur le terrain, en Sibérie, était différente de ce que ses vagues instructions semblaient suggérer. Déjà, les Tchèques n’avaient guère besoin d’être secourus.  Dès l’été 1918, ils avaient facilement pris le contrôle de Vladivostok et d’un millier de kilomètres du Transsibérien.

Pendant un an et demi, le général Graves, qui selon toute apparence était un soldat professionnel honnête et apolitique, s’est efforcé de comprendre et de remplir son mandat en Sibérie. Il semble avoir conduit le département d’État américain et ses collègues commandants alliés à l’exaspération en s’accrochant obstinément à une interprétation littérale de l’Aide-mémoire de Wilson qui recommandait une stricte non-intervention dans les affaires russes. Le général semblait incapable de remarquer le large « clin d’œil » avec lequel tout le monde comprenait ces instructions.

Graves s’est efforcé de maintenir une « neutralité » entre les différentes factions russes qui se battaient pour le contrôle de la Sibérie et de se concentrer sur sa mission de protection du chemin de fer et des approvisionnements militaires alliés.  Mais il était aussi assez indiscret pour rapporter les atrocités commises par les « Blancs », comme par les « Rouges », et exprimait son dégoût pour les différents seigneurs de guerre soutenus par le Japon en Sibérie orientale et, plus tard, a émis des doutes (qui s’avérèrent corrects) en constatant le faible soutien populaire, l’incompétence et les mauvaises perspectives des forces anti-bolchéviques.

À cause de ses doutes, on a laissé entendre, de façon absurde, que le général était peut-être un sympathisant bolchevique, une accusation qui a motivé en partie la publication de ses mémoires.

Face aux pressions exercées par les responsables du département d’État et d’autres commandants alliés pour qu’il soit plus actif dans le soutien des « bonnes » personnes en Russie, Graves a demandé à plusieurs reprises à ses supérieurs à Washington si ses instructions initiales de non-intervention politique devaient être modifiées. Personne, bien sûr, n’était prêt à mettre par écrit une politique différente et le général s’est efforcé de maintenir sa « neutralité ».

Cependant, au printemps et à l’été 1919, les États-Unis s’étaient joints aux autres Alliés pour fournir un soutien militaire manifeste au « Guide suprême », le régime blanc de l’amiral Alexandre Koltchak, basé dans la ville sibérienne occidentale d’Omsk. Au début cela se faisait discrètement, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, mais plus tard cela a pris la forme d’envois directs de fournitures militaires, y compris des wagons remplis de fusils dont on a demandé à Graves de surveiller que la livraison se fasse en toute sécurité.

Une pression domestique

Mais la perspective d’une victoire de Koltchak s’est vite évanouie et les Blancs de Sibérie se sont révélés être une cause perdue. La décision de retirer les troupes américaines a été prise fin 1919 et le général Graves est parti de Vladivostok le 1er avril 1920, avec le reste de son corps d’armée.

Au total, 174 soldats américains ont été tués lors de cette invasion de la Russie. (L’Union soviétique n’a été formée que le 28 décembre 1922).

Il est intéressant de noter que les pressions pour retirer les troupes américaines de la Sibérie ont été exercées par la colère des soldats et l’opinion intérieure contre la poursuite du déploiement d’unités militaires à l’étranger longtemps après la fin de la guerre en Europe. Il est à noter qu’au cours d’un débat au Congrès sur l’intervention russe, un sénateur a lu des extraits de lettres de soldats américains pour soutenir son plaidoyer en faveur de leur rapatriement.

Comme pour d’autres interventions à l’étranger des États-Unis, les soldats avaient une mauvaise opinion des gens qu’ils étaient censés libérer. L’un d’eux écrivait, le 28 juillet 1919, depuis sa base de Verkhne-Udinsk, aujourd’hui Ulan Ude, sur la rive sud du lac Baïkal :

La vie en Sibérie peut sembler excitante, mais ce n’est pas le cas.  Elle l’a été pendant quelques mois, mais je suis prêt à rentrer chez moi. (…)  Tu veux savoir comment j’aime ces gens ?  Je vous le dis, on ne peut pas vraiment les appeler des gens, car ils sont plus proches de l’animal.  Ce sont les choses les plus ignorantes que j’aie jamais vues.  Oh, je peux capter quelques mots de leur jargon s’ils ne sont pas fâchés quand ils parlent. Ils sont incompréhensibles quand ils vont mal. Ces gens n’ont qu’une seule ambition : boire plus de vodka que leur voisin.

Mis à part l’opinion du département d’État et de certaines élites, l’intervention américaine n’a jamais été très populaire.  Il est maintenant largement compris, comme l’a noté un historien, qu’il y avait peut-être « de nombreuses raisons pour lesquelles les gars ont débarqué en Russie, mais il n’y avait qu’une seule raison pour laquelle ils sont restés : intervenir dans une guerre civile pour voir qui gouvernerait le pays ».

Après 1920, le souvenir de « l’aventure sibérienne des États-Unis », comme la nommait le général Graves, s’est rapidement dissoute dans l’obscurité. Le public américain est connu pour son amnésie historique, même si des aventures militaires similaires se sont répétées, encore et encore, au fil des années.

Il semble qu’il soit nécessaire de nous rappeler, à chaque génération, les dangers d’une intervention militaire à l’étranger et cette simple vérité énoncée par le général Graves :

… il n’y a pas une nation sur terre qui accepterait que des étrangers envoient des troupes dans leur pays, dans le but de soutenir telle ou telle faction. Le résultat n’est pas seulement une atteinte au prestige de l’étranger qui intervient, mais c’est aussi un grand handicap pour la faction que l’étranger essaie d’aider.

Le général Graves écrivait au sujet de la Sibérie de 1918, mais cela pourrait aussi bien convenir au Vietnam des années 1960 ou à l’Afghanistan et la Syrie aujourd’hui. Cela peut être aussi vu comme un avertissement au sujet des 30 000 soldats de l’OTAN qui campent aux frontières de la Russie.

Jeff Klein

Traduit par Wayan, relu par Cat, vérifié par Diane pour le Saker Francophone.

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