Pourquoi diable la Russie voudrait elle attaquer les pays baltes ?


Note du Saker Francophone

Ce texte écrit par un conservateur américain pur et dur est intéressant à deux égards. D’abord il nous montre qu’aux États-Unis aussi, de plus en plus de gens, à l’intérieur du système, commencent à prendre peur et essaient de faire prendre conscience du danger à leurs collègues. Ensuite, il nous montre l’espèce de danse de Saint Guy mentale nécessaire à ces gens pour pouvoir critiquer la politique étrangère du gouvernement sans détruire pour autant la narrative en cours dans la psyché collective. Autrement dit, faire de la contre-information sans en avoir l’air.

Par Doug Bandow – Le 7 février 2016 – National Interest.

Quand la guerre froide se termina, nombreux furent ceux qui pensèrent que l’Histoire arrivait à sa fin. La paix était arrivée sur terre. Le lion allait se coucher avec l’agneau. Le nouveau Messie était en chemin. L’Europe était persuadée d’être libre et unifiée. Hélas, cela ne s’est pas passé ainsi.

Mais pas de soucis. Les responsables de l’Otan, eux, sont heureux. A la suite de l’intervention russe en Géorgie et en Ukraine, l’Alliance a retrouvé un sens à sa vie grâce à son vieil ennemi, Moscou. L’administration Obama vient d’annoncer un programme de plusieurs milliards de dollars pour accroître les forces américaines en Europe de l’Est. Et maintenant, un rapport de la Rand Corporation mettant en garde sur le fait que la Russie pourrait facilement s’emparer des trois pays Baltes fait encore plus vibrer la sonnette d’alarme.

Selon David A.Shlapak et Michael W.Johnson, «Le résultat sans ambiguïté d’une série de simulations, montre que l’Otan, dans sa situation actuelle, ne peut défendre avec succès ses membres les plus exposés.» Les forces russes n’ont pas mis plus de 60 heures pour atteindre les capitales estonienne et lituanienne. Une telle invasion ne laisserait l’Alliance qu’avec des mauvais choix:

«Une contre-offensive sanglante avec de grands risques d’escalade pour libérer ces pays, une escalade comme cela avait failli l’être pour éviter une défaite pendant la guerre froide ou admettre de perdre une bataille avec des conséquences désastreuses facilement prévisibles pour l’Alliance et les peuples baltes.»

Les chercheurs de la Rand Corporation recommandent une présence alliée substantielle, ce qui, en pratique, désigne les États-Unis. Sept brigades, trois bataillons de chars qui pourraient «empêcher une invasion rapide des pays baltes». Cela pourrait empêcher Moscou, comme le dit le rapport : «d’être capable de confronter l’Otan dans une attaque éclair qui la dépasserait comme décrit plus haut, une attaque qui entraînerait une guerre longue et sérieuse entre la Russie et une coalition bien plus riche et puissante, une guerre que Moscou devrait avoir peur de perdre».

Shalapak et Johnson en ont écarté le coût financier, estimé aux environ de 2,7 milliards, mais de plus grands engagements nécessitent une plus grande force dont le poids financier tomberait assurément sur les États-Unis plutôt que sur les Européens. Tout comme ce fut le cas pour l’initiative d’envoyer une brigade en Europe de l’Est. Néanmoins, argumentent les auteurs du rapport, il vaut mieux faire peur que de laisser se déclencher une guerre dévastatrice.

Leur conclusion illustre la folie des années précédentes de considérer l’OTAN comme un club social et d’y faire adhérer des membres qui n’étaient pas nécessaires à la sécurité du continent et possédant de faibles capacités militaires. A cette époque, la Russie était trop faible pour s’y opposer et les politiciens américains pensaient que quelques mots bien pesés seraient suffisants pour protéger ceux qui seraient attaqués. L’expansion de l’OTAN a été considérée comme un grand succès. Mais maintenant, l’Alliance réalise qu’elle est obligée d’envisager une guerre contre une Russie équipée d’armes nucléaires au nom de trois pays difficilement défendables.

Ce qui est aussi frappant est de voir comment le fait d’être membre de l’OTAN a découragé les pays baltes de s’occuper eux-mêmes de leur propre défense. Après l’annonce par l’administration américaine de ses plans pour installer une nouvelle brigade en Europe, Roman Kuzniar, de l’université de Varsovie, a dit : «Il est clair que l’Union européenne ne peut plus répondre adéquatement à une démonstration de force russe, il est donc rassurant de voir que finalement les États Unis montent au créneau.» En fait, le problème ne vient pas d’une incapacité de l’Europe, mais d’un manque de volonté de monter au créneau. Alors que cela fait plus de soixante ans que les États-Unis le font.

Les trois pays baltes ne manquent jamais d’insister sur le fait qu’ils risquent gros, alors même qu’ils investissent peu dans leurs armées. Malgré quelques récentes augmentations, seule l’Estonie dépense plus de 200 dollars par habitant. L’année dernière, la Lettonie et la Lituanie n’ont consacré respectivement que 1,06% et 1,14% de leur PIB à la défense. L’Estonie, elle, a atteint 2,04%, c’est la première fois que Tallin parvenait à respecter les standards de l’OTAN.

Personne ne pense que les pays baltes soient capables de vaincre leur puissant voisin dans une guerre à grande échelle. Mais s’ils pensent vraiment être en danger, ils devraient faire des sacrifices pour autofinancer de quoi infliger des pertes substantielles à tout envahisseur. Être mal équipé militairement est tout simplement une invitation à l’agression russe.

Pourtant, la peur soudaine d’un aventurisme russe distord la vision que l’on a des intérêts et des ambitions de Moscou. Vladimir Poutine est un méchant garçon, brutal autant à la maison qu’à l’étranger. Mais il semble pourtant bien représenter le public et les élites au pouvoir du pays. On y trouve bien peu de soutien envers un libéralisme à l’occidentale. Renversez Poutine et le déluge qui s’en suivra ne sera pas joli à voir.

Le comportement de Poutine n’est pas recommandable, mais il ne présente pas de danger pour l’Amérique, la vieille Europe ou même pour les voisins de la Russie. Il se comporte plus comme un tsar traditionnel que comme une réincarnation de Staline ou d’Hitler. Il a ramené Moscou à l’âge de l’Empire russe et non pas de l’Union soviétique. Son gouvernement n’est pas intéressé par une croisade idéologique et ne perçoit pas de conflits fondamentaux avec l’Occident. Moscou demande plutôt que l’on respecte son statut, la protection des frontières de la Russie et que l’on prenne ses intérêts en compte. Dans la poursuite de ces objectifs, Poutine se montre pragmatique et mesuré même s’il est parfois imprudent, myope et, bien sûr, insensible au malheur des autres.

La Géorgie de Mikhaïl Saakachvili était profondément antirusse, elle cherchait des liens étroits avec l’Amérique et à entrer dans l’OTAN, actions qui ne pouvaient que contrarier Moscou. L’Abkhazie et l’Ossétie du Sud s’étaient déjà opposées à la Géorgie dans le passé, offrant ainsi à la Russie les moyens d’affaiblir Tbilissi et de se venger de l’OTAN pour son démembrement de la Serbie, pays ayant des liens historiques avec Moscou. (Le soutien russe à Belgrade a aidé à ce qu’un assassinat entraîne la Première Guerre mondiale.)

L’Ukraine a toujours été plus importante pour Moscou que la Géorgie ou les pays baltes pour des raisons historiques et culturelles, ainsi que pour la base navale de Sébastopol. Néanmoins, la Russie avait accepté une Ukraine indépendante, même quand elle était dirigée par l’hostile et incompétent Viktor Iouchtchenko, qui cherchait aussi à faire entrer le pays dans l’OTAN malgré l’opposition d’une majorité d’Ukrainiens. L’échec de Iouchtchenko a entraîné l’élection de Viktor Ianoukovich, théoriquement pro-russe, même s’il résistait au contrôle russe. Poutine n’a réagi qu’à la suite d’un accord commercial forcé par l’Europe pour éloigner l’Ukraine de la Russie, pendant que Washington et Bruxelles soutenaient une révolte contre Ianoukovich.

Même dans ce cas, Poutine n’a cherché qu’à affaiblir l’Ukraine, mais pas à la conquérir. Il a saisi la Crimée, partie historique de la Russie, et soutenu la rébellion des séparatistes russes dans l’est. Bien que beaucoup l’aient prévu, Moscou n’a pas annexé le Donbass, ni créé un pont terrestre vers la Crimée, ni organisé de coup de main à Kiev, encore moins une invasion de l’Ukraine. Sa réponse brutale était meurtrière et injustifiée, mais militairement au même niveau que les interventions américaines.

Poutine continue à ne montrer aucun intérêt à contrôler ceux qui résistent aux offres russes. Les Ukrainiens et les Géorgiens ne se comporteraient plus comme de dociles citoyens russes de nos jours. Ces derniers ont même résisté à la restauration du contrôle soviétique après le départ des forces nazies à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une occupation de ces pays n’était pas nécessaire pour les empêcher d’accéder à l’OTAN.

S’emparer des pays baltes provoquerait la même résistance. Ceux-ci ont développé une identité propre sous l’Empire russe et bénéficié d’une brève indépendance entre les deux guerres mondiales. Ils ont aussi l’avantage d’avoir rejoint l’OTAN avant que Moscou ne puisse les en empêcher.

Finalement, la population originaire de Russie, bien qu’importante, n’a pas montré une forte envie de rejoindre la mère patrie. Ses membres préfèrent les affinités culturelles plutôt que politiques, se révélant ainsi une cible peu propice aux techniques de déstabilisation employées contre l’Ukraine. Robert Person, un professeur de West Point a écrit : «Les Russes des pays baltes ne sont pas particulièrement enclins à une guerre hybride russe. Même s’ils ont quelques réclamations d’ordre linguistique, culturel et politique cela ne va pas jusqu’à se traduire par un élan séparatiste.»

Que gagnerait donc la Russie à s’attaquer aux pays baltes ? Une population majoritairement non russe récalcitrante. Une possible résurgence nationaliste à la maison. Une probable victoire à court terme contre l’Occident.

Les coûts en seraient par contre bien plus élevés. S’emparer des pays baltes entraînerait un exode de la population et donc une chute de l’économie. Lancer une guerre sans les prétextes convaincants qui étaient là pour la Géorgie et l’Ukraine pourrait provoquer la colère du peuple russe à cause des représailles qui ne manqueraient pas de s’ensuivre. Pire, Moscou romprait toutes ses relations économiques et politiques avec les États-Unis et l’Europe et enclencherait une guerre conventionnelle contre l’OTAN, qu’elle est sûre de perdre. Encore plus effrayante serait la perspective d’un conflit nucléaire, qu’il soit intentionnel ou accidentel.

La Russie a détruit l’équilibre de paix de l’Europe. Mais de ce que l’on a pu voir de la présidence de Poutine jusqu’à maintenant, rien n’indique qu’il cherche à lancer une guerre intense, sans arguments rationnels, contre les pays baltes. Il devrait agir pour réduire au minimum toute probabilité d’une telle guerre. Par contre, Washington ne devrait pas lancer un projet à plusieurs milliards de dollars d’encerclement de la Russie qui, de façon contre-productive, fournirait à la Russie la perception d’une menace alors qu’il n’en existe aucune.

L’OTAN pourrait-elle perdre une guerre dans les pays baltes ? Comme nous en avertit l’étude de la Rand Corporation, oui, du moins sur le court terme. Mais les alliés pourraient vaincre la Russie s’ils sont préparés à une troisième guerre mondiale. Mais cela serait au delà du raisonnable pour Washington, une autre raison pour que les États-Unis cessent de faire des promesses qui servent les intérêts des autres nations plutôt que les nôtres. Si, par contre, les Européens sont prêts à s’engager dans cette voie, ils devraient préparer leurs propres défenses.

Doug Bandow est un cadre du Cato Institute et un ancien assistant du président Ronald Reagan. Il est l’auteur de Foreign Follies : Le nouvel empire mondial américain.

Article original paru sur The National Interest.

Traduit par Wayan, relu par Nadine pour le Saker Francophone.

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