Politique, langage et pouvoir

 

La politique contemporaine consiste en la fameuse formule intemporelle de Machiavel – régner par la force ou par la fraude – mais aujourd’hui, l’accent est surtout mis sur la fraude.


Par Frank – Le 2 octobre 2016 – Source Off Guardian

«Des villages sans défense sont bombardés depuis les airs, leurs habitants chassés dans la campagne, leurs animaux de travail sont mitraillés, leurs huttes sont détruites par le feu de balles incendiaires : cela s’appelle la pacification.» Politics and the English Language, 1946 [La politique et la langue anglaise, 1946]
«Il y a une forte probabilité que la Russie intervienne dans les pays baltes pour tester l’article 5 de l’OTAN…» Anders Fogh Rasmussen, ex-chef de l’OTAN, aujourd’hui conseiller militaire et en sécurité de l’oligarque et dirigeant ukrainien Porochenko, février 2015.

Il serait vrai de dire que la langue de la politique et du pouvoir n’est manifestement ni objective ni particulièrement intéressée à la recherche de la vérité. En fait, c’est tout le contraire. Si nous prenons les exemples ci-dessus, le premier est tout simplement une tentative de masquer ce qui est un crime international de guerre sous une politique d’intervention raisonnable. Tout cela rappelle un peu le langage qui a évolué pendant les guerres d’Indochine, par exemple : «Nous avons détruit le village afin de le sauver».

Le but de la seconde déclaration était tout simplement destiné à faire monter la psychose de guerre afin de justifier l’expansion à l’est et le renforcement de l’OTAN aux frontières de la Russie. Veuillez noter que M. Rasmussen ne dit pas qu’une intervention russe est possible, ou même probable, mais qu’elle est fortement probable. Cela semble quelque peu étrange que la Russie soit pressée de se débarrasser des États baltes alors qu’ils ont déclaré leur indépendance depuis 1991 ; et maintenant on attend de nous que nous croyions qu’elle veut les envahir.

On dit que la connaissance est le pouvoir, en fait l’inverse est plus exact. Ceux qui contrôlent les moyens de communication sont aujourd’hui capables de créer une réalité virtuelle. Ce n’est pas vraiment nouveau. Le père des relations publiques modernes, Edward Bernays (un neveu de Sigmund Freud) a postulé que des gens «invisibles» créaient de la connaissance et de la propagande et régnaient sur les masses, avec un monopole sur le pouvoir de façonner les pensées, les valeurs et la réponse des citoyens.

«La manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions organisées des masses est un élément important dans la société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme invisible de la société constituent un gouvernement invisible qui est le véritable pouvoir qui dirige notre pays. Nous sommes gouvernés, nos esprits sont modelés, nos goûts sont formés, nos idées suggérées, largement, par des hommes dont nous n’avons jamais entendu parler.» – Edward Bernays – Propaganda (Routledge, 1928)

Un des grands admirateurs de Bernays était le chef de la propagande nazie Josef Goebbels, qui a appliqué ses théories avec empressement pendant l’ascension des nazis entre 1934 et 1945. À notre époque, cette manipulation de masse a été identifiée par Edward S. Herman et Noam Chomsky, entre autres, dans leur ouvrage fondamental The Manufacture of Consent [La fabrication du consentement, Editions Agone], publié pour la première fois en 1988 :

«Les médias de masse aux États-Unis sont des institutions idéologiques efficaces et puissantes, qui assument une fonction de propagande de soutien au système, en s’appuyant sur les forces du marché, des hypothèses intériorisées et l’auto-censure, et sans contrainte manifeste.»

C’est au cours de sa période en Espagne pendant la guerre contre Franco que George Orwell a commencé à prendre conscience des potentialités politiques des systèmes de communication modernes. Orwell croyait passionnément à la vérité et que des faits objectifs existaient et pouvaient être identifiés. Cependant, ce qu’il a trouvé était que ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas a une importance secondaire. Ce qui comptait était ce qui servait une plus grande cause. L’opportunisme politique déterminait la vérité et le mensonge.

À ce moment-là, Orwell servait dans l’aile militaire du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste), parti frère du Parti travailliste indépendant britannique (ILP dans son sigle anglais), dont Orwell était membre. C’était en 1937, après le virage à droite du Komintern, renonçant à l’ultra-gauchisme de la Troisième période pour entrer dans la phase Front populaire, un mouvement l’éloignant de la révolution internationale (identifiée comme du trotskysme) pour se rapprocher de la défense de la démocratie par des alliances avec des groupes politiques bourgeois. Malheureusement pour Orwell, il était au mauvais endroit au mauvais moment – c’était le moment de la grande offensive stalinienne contre le trotskysme, et en Espagne cela voulait dire le POUM. Orwell a écrit :

Je dois dire quelque chose à propos de l’accusation générale disant que le POUM est une organisation fasciste secrète à la solde de Franco et Hitler. Cette accusation a été répétée encore et encore dans la presse communiste [] selon le Frenti Rojo (le journal communiste de Valence), «Le trotskysme n’est pas une doctrine politique ; c’est une organisation capitaliste liguée avec les fascistes, une bande fasciste terroriste, et une partie de la cinquième colonne de Franco». Ce qui était perceptible dès le début était qu’il n’y avait aucune preuve à l’appui de cette accusation ; la chose était simplement assénée avec autorité.

Oui, cela sonne familier. Le pessimisme d’Orwell à cet égard a atteint son stade ultime dans son troublant roman dystopique, 1984.

Cette fabrication d’une réalité virtuelle est aujourd’hui monnaie courante dans les médias de masse. La presse, en particulier – y compris les publications censément de gauche, comme le Guardian et The Independent – fonctionnent à peu près comme un appendice des gens invisibles identifiés par Bernays. Un extrait récent dans The Independent affirme:

60 000 torturés à mort dans les prisons du gouvernement (syrien)

Au moins 60 000 personnes sont mortes dans les prisons du gouvernement syrien pendant les cinq ans du conflit, selon un rapport de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (SOHR dans son sigle anglais), qui a dit qu’elles sont mortes soit à la suite de tortures corporelles directes soit de refus de nourriture et de médicaments.

Le directeur de l’Observatoire, Abdulrahman, a dit que 20 000 étaient morts dans la prison de Sednaya près de Damas. L’Observatoire a affirmé qu’il a été en mesure de vérifier les décès de 14 456, 110 (sic) âgés de moins de 18 ans, depuis le commencement de l’insurrection syrienne de 2011. 

Abdulrahman, qui a habité Coventry, au Royaume-Uni, depuis 2006 et possède une boutique qu’il gère avec son épouse, dit que ses sources servaient aux responsables qui cherchent à exposer ce qui se passe.

The Independent, le 23 mai 2016, par Tom Perry – Beyrouth

Donc nous avons un gars à Beyrouth qui publie un rapport basé sur un autre gars qui a vécu à Coventry depuis 2006 et qui affirme avoir des contacts à des niveaux élevés dans le gouvernement syrien.

Ouais, c’est ça !

Pourtant The Independent, dont on dit qu’il est un journal «orienté à gauche», propriété de l’oligarque russe Alexander Lebedev qui l’a acheté en 2010, va semble-t-il publier des histoires extrêmement douteuses sans vérifier les sources mais en prenant tout simplement ce que celles-ci disent pour argent comptant. Nul doute que cela serve la plus grande cause.

La doctrine post-moderne, aujourd’hui à la mode dans les cercles de l’élite réactionnaire de l’Occident, nie la possibilité de la réalité objective. En pratique, cela implique :

  1. Pensée de groupe : définie comme un processus où un groupe avec des références similaires et largement isolé de l’opinion extérieure prend des décisions sans soumettre à la critique, analyser et évaluer les idées et leurs résultats.
  2. Raisonnement contradictoire : là où deux pensées logiquement contradictoires peuvent être tenues en même temps.
  3. Double standard : Quod licet Iovi, non licet bovi – Ce qui est permis pour Jupiter ne l’est pas pour le bœuf. Ou en langage clair : l’Empire anglosioniste peut faire des choses comme étendre sa sphère d’influence, mais la Russie et la Chine ne doivent pas le faire. La mondialisation de la Doctrine Monroe. Où nous pouvons vous accuser de crimes contre l’humanité alors que nous commettons effectivement des crimes contre l’humanité. Et ainsi de suite.

La technique de propagande de Goebbels était tout à fait simple :

«Si vous proférez un mensonge assez gros et continuez à le répéter, les gens finiront par le croire.»

Cette guerre de l’information/de propagande est maintenant en plein essor et pour le moment, c’est le phénomène politique principal de la guerre hybride que l’Occident mène contre la Russie et la Chine. Cependant, la seconde partie de la citation de Goebbels, qui est rarement reprise, est tout à fait intéressante, à savoir :

«Le mensonge ne peut être maintenu que le temps que l’État puisse protéger les gens des conséquences politiques, économiques et/ou militaires du mensonge. Il devient donc d’une importance vitale pour l’État d’utiliser tous ses pouvoirs pour réprimer la dissidence, car la vérité est l’ennemi mortel du mensonge, et donc par extension, la vérité est le plus grand ennemi de l’État.

Donc la duperie des masses ne peut être qu’à court terme ; tôt ou tard la vérité pénètre la conscience populaire et les élites sont vues comme les scélérates qu’elles sont. Ensuite seule la répression pure et simple peut être utilisée contre la population. Il semblerait donc que le grand projet hégémonique anglosioniste est une course contre la montre : il doit réussir bientôt ou il s’effondrera complètement.

Comme l’a dit Abraham Lincoln : «Vous pouvez tromper tout le monde un certain temps. Vous pouvez tromper quelques personnes tout le temps. Mais vous ne pouvez pas tromper tout le monde tout le temps.»

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone

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