Pensée magique


Par W. Ben Hunt – Le 1er septembre 2016 – Source Epsilon Theory

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Je pense que nous devrions être plus explicite,ici, à l’étape 2
“Alors il y a eu un miracle … “

 

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Duane Hall : « Puis-je vous confier quelque chose ? Je vous le dis en tant qu’artiste, je pense que vous comprendrez. Parfois, lorsque je conduis… de nuit, sur la route… je vois deux phares qui se rapprochent de moi. Rapidement. Et j’ai cette soudaine envie de tourner brusquement les roues, droit sur cette voiture qui arrive. Je peux imaginer l’explosion. Le bruit des vitres qui se brisent. Les… flammes qui s’élèvent de l’essence qui se répand.
Alvy Singer : D’accord. Bien, je… je dois partir maintenant, Duane, parce que je… je dois retourner sur la planète Terre. »

Annie Hall (1977)

C’est une des scènes de films qui est toujours restée dans mon top-10. Évidemment, Duane finit par reconduire Alvy et Annie à l’aéroport cette nuit-là. Personne ne joue mieux la folie que Christopher Walken. Sauf peut-être, éventuellement, le N°2 de la FED, Stanley Fischer. Nous ne sommes tous que des passagers sur la banquette arrière de la voiture conduite par la FED.

/*traduction issue de Wikipedia*/

 

epsilon-theory-magical-thinking-september-1-2016-christopher-walken-2Alvy Singer : « Vous savez, ce gars qui va chez le psychiatre et dit : ‘Docteur, mon frère est dingue, il se prend pour une poule !’. Et le docteur lui répond : ‘Ben c’est simple… faites-le interner !’. Et le type dit : ‘J’aimerais bien, mais j’ai besoin des œufs.’

epsilon-theory-magical-thinking-september-1-2016-annie-hall-woody-allenEh bien, moi c’est comme ça que j’ai tendance à voir les relations humaines. Au fond, elles sont totalement irrationnelles, dingues, absurdes… Mais il semble que nous faisons avec parce que la plupart d’entre nous ont besoin des œufs… »

Annie Hall (1977) 1

Nous sommes tous des passagers sur la banquette arrière de la voiture conduite par la FED et nous soupçonnons tous que nos chauffeurs sont des fous de haut niveau, et nous sommes tous terrifiés par ce qu’il pourraient bien faire la prochaine fois.

Mais nous avons besoin des œufs.

epsilon-theory-magical-thinking-september-1-2016-george-orwell-1984

« ‘Que sont les étoiles ? dit O’Brien avec indifférence. Des fragments de feu à quelques kilomètres. Nous pourrions les atteindre si nous le voulions. Ou nous pourrions les faire disparaitre. La terre est le centre de l’univers. Le soleil et les étoiles tournent autour d’elle.’

Winston eut encore un mouvement convulsif. Cette fois, il ne dit rien. O’Brien continua comme s’il répondait à une objection.

‘Dans certains cas, évidemment, ce n’est pas vrai. Quand nous naviguons sur l’océan, ou quand nous prédisons une éclipse, il est souvent commode de penser que la terre tourne autour du soleil et que les étoiles sont à des millions de millions de kilomètres. Et puis après ? Supposez-vous qu’il soit au-dessus de notre pouvoir de mettre sur pied un double système d’astronomie ? Les étoiles peuvent être proches ou distantes selon nos besoins. Croyez-vous que nos mathématiciens ne soient pas à la hauteur de cette dualité ? Avez-vous oublié la double-pensée ?’

Winston se recroquevilla dans le lit. Quoi qu’il pût dire, une immédiate et fulgurante réponse l’écrasait comme l’aurait fait un gourdin. Il savait cependant qu’il était dans le vrai. Il y avait sûrement quelque manière de démontrer que la croyance que rien n’existe en dehors de l’esprit était fausse. N’avait-on pas, il y avait longtemps, démontré l’erreur de cette théorie ? On la désignait même d’un nom qu’il avait oublié. Un faible sourire retroussa les coins de la bouche d’O’Brien qui le regardait.

‘Je vous ai dit, Winston que la métaphysique n’est pas votre fort. Le mot que vous essayez de trouver est solipsisme. Mais vous vous trompez. Ce n’est pas du solipsisme. Ou, si vous voulez, c’est du solipsisme collectif. Mais c’est une chose différente : en fait, c’est l’exact opposé.’ »

George Orwell, « 1984 » (1949) 2

Comme O’Brien l’explique patiemment à Winston entre les séances de torture, ou ce que nous appellerions aujourd’hui les « réunions du FOMC », le Solipsisme Collectif est l’abdication volontaire de la pensée empirique et indépendante, mais ce n’est pas un solipsisme ordinaire – un égocentrisme pathologique où la réalité est construite sur les propres pensées de l’individu. Au contraire, le Solipsisme Collectif anéantit les pensées individuelles et les remplace par des pensées parrainées par l’État. Votre réalité est toute aussi fausse, mais vous vivez les illusions de quelqu’un d’autre.

epsilon-theory-magical-thinking-september-1-2016-joan-didion« Le deuil s’avère être un lieu que personne ne connaît avant de l’avoir atteint… Nous pourrions nous attendre à être prostrés, inconsolables, fous de perte. Nous ne nous attendons pas à être littéralement folles, les clientes calmes qui croient que leur mari est sur le point de revenir et qu’il va avoir besoin de ses chaussures.

Dans la version du deuil que nous imaginons, le modèle sera la ‘guérison’. Un certain mouvement vers l’avant prévaudra. Les pires jours seront les premiers. Nous imaginons que les moments qui nous éprouveront le plus seront les funérailles, après quoi cette guérison hypothétique aura lieu. Nous n’avons aucun moyen de savoir que cela ne sera pas le problème.

À un certain point, j’ai pensé que ce qui était arrivé était réversible. »

Joan Didion, « The Year of Magical Thinking » (2005)

Le meilleur livre que j’ai jamais lu à propos du deuil. Aujourd’hui, les banquiers centraux déplorent la mort de la soi-disant Grande Modération, et ils expriment leur deuil de la même manière que Didion l’a fait – par la pensée magique, par la croyance pathologique que si seulement les bons mots sont prononcés et les bonnes pensées sont pensées, alors le bien-aimé  pourrait franchir la porte d’entrée et demander ses chaussures.

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« M. Hilsenrath : Quel genre de compromis faudrait-il pour que le FOMC change de position en septembre ? Je veux dire, la tradition voudrait qu’il y ait une sorte d’accord, comme vous le dites. Que faudrait-il pour y arriver ?
M. Bullard : Eh bien, je n’en ai aucune idée. C’est vraiment le travail de la présidente d’arriver à cela. Mais je dirai que – je parlerai historiquement du FOMC, du genre de choses que le FOMC ferait. Vous feriez des compromis. Vous diriez, OK, nous pourrions relever les taux aujourd’hui, mais nous ne prévoyons rien de plus à l’avenir. Ce serait une façon de – un moyen de parvenir à un consensus. Cela arrive souvent au FOMC. Ou vice versa. Si vous lisez les transcriptions de l’ère Greenspan, il fera des choses comme, OK, nous ne le ferons pas aujourd’hui, mais nous laisserons entendre que nous sommes presque sûrs que nous allons le faire la prochaine fois.
M. Hilsenrath : D’accord.
M. Bullard : Et donc vous obtenez ce genre de compromis intermédiaire, et souvent – c’est souvent suffisant pour amener les gens à y souscrire.
M. Hilsenrath : alors c’est ainsi, montez aujourd’hui puis attendez.
M. Bullard : Oui. (Des rires.)
M. Hilsenrath : Ou alors, pas de hausse aujourd’hui mais plus d’autre répit.
M. Bullard : Oui, oui.
M. Hilsenrath : Quelque chose comme ça.
M. Bullard : Ouais, ce genre de compromis, historiquement – je ne dis pas que je sais ce que fera Janet, parce que je ne le sais pas. Mais, historiquement parlant, c’est le genre de choses que le FOMC a faites.
M. Hilsenrath : J’ai trouvé mon slogan pour –  pour le mois. (Rire.)
M. Bullard : Il est très bon. C’est digne d’un T-shirt. (Rires, rires.) Vous pourriez en avoir un sur le devant et un sur le dos.
Mme Torry : Ou un gros titre.
M. Hilsenrath : Eh bien, c’est le cadre de travail de St. Louis désormais, n’est-ce pas ?
M. Bullard : Oui.
M. Hilsenrath : Vous montez aujourd’hui puis attendez.
M. Bullard : Oui. C’est ce que cela pourrait être, ouais.
M. Hilsenrath : Mais si vous décidez de l’utiliser, vous pourriez peut-être en créditer le Wall Street Journal, avec – vous savez, une petite note en pied de page.
M. Bullard : D’accord. (Des rires.) »

Wall Street Journal, “Transcript : St. Louis Fed’s James Bullard’s Interview from Jackson Hole, Wyo.” (August 27, 2016)

La lecture de cette transcription m’a donné un goût amer de bile dans la bouche. Et Bullard est le meilleur du lot. Au moins, il est honnête au sujet de la pauvreté intellectuelle concernant l’ensemble de l’exercice de fixation des taux d’intérêt par le FOMC. Ils le font juste au fur et à mesure, une caractéristique de la pensée magique.

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« En fait, les magiciens semblent avoir souvent évolué en chefs et en rois. »

James George Frazer, « The Golden Bough » (1890)

Le livre de Frazer sur l’histoire et les fondements anthropologiques de la magie a été une révélation pour moi lorsque je l’ai lu pour la première fois, comme il l’a été pour un groupe d’écrivains et de poètes aussi disparate que Yeats, TS Elliot, Freud, Hemingway, Joyce, et… Jim Morrison.

epsilon-theory-magical-thinking-september-1-2016-kapuscinski-haile-selassie« Courtier T.L. − Au milieu de la population qui mourait de faim, des missionnaires et des infirmières qui revendiquaient, des étudiants qui se soulevaient et des policiers qui cassaient des têtes, Son Altesse Sérénissime se rendit en Érythrée, où elle fut reçue par son petit-fils, le Commandant de la Flotte Eskinder Desta, avec qui elle avait l’intention de faire un voyage officiel à bord du navire-étendard Ethiopia. Toutefois ils ne purent démarrer qu’un seul moteur, et le voyage dut être annulé. Son Altesse s’est ensuite rendue sur le bateau français Protet, où elle a été reçue à bord par Hiele, l’amiral très connu de Marseille. Le jour suivant, dans le port de Massawa, Son Altesse la Plus Ineffable  profita de l’occasion pour s’élever elle-même au rang de Grand Amiral de la Flotte Impériale, et éleva au rang d’officiers sept cadets, augmentant ainsi notre puissance navale. Elle convoqua aussi les infortunés notables du nord, accusés par les missionnaires et les infirmières de spéculer et de voler les affamés, et les décora de hautes distinctions pour prouver qu’ils étaient innocents et faire taire les calomnies et commérages de l’étranger. »

Ryszard Kapuscinski, « The Emperor » (1978)

Si vous ne pouvez lire qu’un livre sur la fin d’un Ancien Régime et la pensée magique qui se déroule TOUJOURS dans son sillage, c’est celui-ci. Kapuscinski raconte depuis l’intérieur les dernières années du règne de Hailé Sélassié en Éthiopie, interviewant des dizaines de courtisans pour peindre un portrait de première main de toute une société égarée dans le monde fantastique du Solipsisme Collectif.

Sélassié et sa Cour ont maintenu l’illusion pendant des années après avoir perdu tout contact avec la réalité, de sorte qu’une puissante flotte était composée d’un seul navire au moteur défectueux, que les promotions et les médailles étaient confondues avec la puissance et l’influence dans le monde réel, et que les mauvaises idées ont été constamment louées et récompensées pour éviter que les questions désagréables soient posées.

Alerte spoiler : cela ne se termine pas bien pour Sélassié ou pour l’Éthiopie. Selon un autre célèbre solipsiste, Louis XV, « après moi, le déluge » [en français dans le texte, NdT]. Après Sélassié a gouverné le Derg. Imaginez Pol Pot sous forme de comité.

Les dernières années du règne de Sélassié sont plus qu’une parabole de notre temps… elles SONT notre temps.

La pensée magique est un terme de l’art à la fois en psychologie clinique et en anthropologie culturelle, et elle se réfère à la croyance commune chez les enfants et les sociétés « primitives » (oui, les guillemets sont intentionnels pour montrer mon sourcil arqué à ce mot) que les pensées ou les mots justes peuvent contrôler les forces invisibles qui façonnent notre monde.

Par exemple, comme l’a remarqué Jean Piaget (le père de la psychologie du développement), les enfants âgés de 2 à 7 ans ont tendance à avoir une très faible conception de la causalité dans le monde réel. Dites à votre fils de quatre ans que le chien de la famille est mort, et il est susceptible de a) se blâmer pour quelque chose qu’il a fait ou n’a pas fait et qui a « causé » la mort et b) croire qu’une combinaison de mots appropriés, de pensées appropriées et d’actions appropriées pourrait ramener le chien à la vie. C’est une pensée magique. C’est une conception profondément égocentrique du monde, et si vous êtes un parent, vous savez exactement de quoi parle Piaget. Chaque enfant de quatre ans est un égo-maniaque, au sens clinique et non critique du mot.

C’est la même chose avec ce que l’anthropologue culturel Claude Lévi-Strauss a appelé « l’esprit sauvage » dans son livre révolutionnaire de 1962. Les sociétés sans explication causale de la météo, par exemple, construiront toujours une sorte de combinaison de mots, de pensées et d’actions à accomplir par les membres de la caste privilégiée comme les prêtres ou les rois, grâce auxquels la société entière se convainc que les humains exercent un certain contrôle sur  ces forces incroyablement puissantes du monde réel et qu’ils ne sont pas simplement secoués de cette façon, et cela par la puissance inexorable d’un grand méchant monde qui ne pourrait vraiment pas moins se soucier d’eux. En fait, c’est l’origine littérale du mot « inexorable », du latin in (négation), ex (hors de), orare (prier) – quelque chose qu’on ne peut infléchir par des prières.

epsilon-theory-magical-thinking-september-1-2016-crocodile-toothAu commencement de toute société humaine, cette sorte de magie se caractérise usuellement par l’utilisation d’objets sympathiques 3 ou présentant une similitude de forme. Par exemple, vous pourriez frotter une dent de crocodile en forme de banane contre un bananier pour le faire fructifier (je ne suis pas en train de l’inventer). Au fil du temps, cependant, la caste des lanceurs de sortilèges et la société dans son ensemble se persuadent qu’il n’y a pas vraiment besoin de véritables dents de crocodile, mais que l’on peut invoquer la puissance d’une dent de crocodile en l’appelant par son nom secret. Peut-être avez-vous besoin d’écrire ce nom secret en utilisant le langage secret des prêtres afin de faire fonctionner le sortilège, mais vous n’avez certainement pas besoin de partir traquer un crocodile du monde réel. C’est à ce moment-là que les rois chasseurs / soldats sont remplacés par des rois universitaires / prêtres… La plume est vraiment plus puissante que l’épée, ou au moins écrire le mot « crocodile » garantit une espérance de vie supérieure à celle de chasser les crocodiles. Encore plus tard, les noms secrets et le langage secret des prêtres-rois deviennent un vaste édifice de pensée magique, un édifice qui procure un grand confort et stabilité à toute la société. Parce qu’il n’y a rien de plus important pour la stabilité de la société que la croyance que la nature est sous contrôle. Que les forces invisibles de la nature peuvent, en fait, être infléchies par la prière.

Jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus. Jusqu’à ce que toutes les bananeraies meurent à cause d’une infestation rare de nématodes dans les racines, et que tous les mots secrets et les langues secrètes et même la « vieille magie » des dents de crocodile deviennent inutiles. Bien sûr, ils étaient inutiles car les bananiers auraient porté leurs fruits pendant les 50 dernières années avec ou sans les sortilèges, mais bon… jusqu’à cette année il y avait une corrélation de 98% entre les sortilèges et une récolte de bananes saine ! Et ma VAR [NdT : variance, en statistiques] était vraiment tout à fait négligeable !

Ok, Ben, on voit ce que tu as fait ici. Oui, oui… assez drôle, vraiment… Tu as trouvé une métaphore intelligente pour railler notre classe dirigeante de banquiers centraux. Encore. Merci pour la diversion, mais maintenant nous devons revenir à la planète Terre. Du travail important à faire, et toutes ces sortes de choses. J’aime tes citations, en passant.

Attendez ! Ce n’est pas une métaphore. Ce n’est pas une parabole anthropologique de notre époque. C’EST notre époque. Vous voulez voir à quoi ressemble un sortilège ? Voici :

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C’est le sortilège de la Copule Gaussienne. C’est ce que vous écrivez pour vous assurer que la partie notée AAA d’un ensemble massif de prêts hypothécaires vous rapporte 6% par an avec seulement un risque infinitésimal de défaut. Ce n’est pas une métaphore pour un sortilège. Il s’agit d’un sortilège réel, exactement de la même forme et de la même fonction que les écritures talismaniques écrites sur, mettons, des urnes funéraires égyptiennes en 1000 av. J.-C. pour s’assurer que votre corps et votre âme parviennent jusqu’à l’au-delà avec un risque de défaut infinitésimal.

Un langage secret que personne ne peut lire ou comprendre ? Coché. Pas vraiment compréhensible, même par la plupart des magiciens ? Coché. Pontifié par une caste privilégiée avec la pompe et la cérémonie appropriées ? Coché. Reflétant un désir humain inné de contrôler des forces invisibles, qui, en fait, sont incontrôlables et inexorables, comme la mort et les cycles économiques ? Coché. Très efficace pour motiver le comportement humain et soutenir le statu quo des institutions politiques ? Coché. Et mat 4.

Le sortilège de la Copule Gaussienne conjure la possibilité d’une baisse à l’échelle nationale du prix des logements (si vous ne l’avez pas encore fait, lisez l’article de Felix Salmon au sujet de la Copule Gaussienne dans le magazine Wired de 2009 – « La Formule qui Ruina Wall Street » – mon œuvre de travail journalistique préférée sur les marchés financiers). La pensée magique intégrée dans ce sortilège est qu’une baisse du prix des logements aux États-Unis est non seulement improbable, mais – littéralement – impensable. Il s’agit d’une incantation qui a généré stabilité sociale et énormément de richesses, créant à partir de rien la croyance qu’une classe d’actifs de 10 billions de dollars (oui, c’est billion avec un B) [NdT : billion = 10^12 en français, attention aux faux amis] composée de crédits immobiliers hypothécaires titrisés (RMBS, residential mortgage-backed securities), était une chose solide, un triomphe de la Science (eh, regardez toutes ces lettre grecques et tous ces trucs mathématiques !), un exemple de la maîtrise de l’homme sur les caprices invisibles de la nature.

Et c’est alors que le prix des logements a baissé partout aux USA. Ce qui a ruiné notre monde.

Voici un autre sortilège :

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C’est le sortilège de la Règle de Taylor. C’est ce que vous écrivez pour vous assurer que le taux d’inflation de votre économie augmente ou diminue comme vous le souhaitez. Il y a beaucoup d’autres sortilèges qui accompagnent le sortilège de la Règle de Taylor pour « contrôler » l’inflation, mais c’est le principal, je dirais. C’est le sortilège qui a créé une classe d’actifs de 12 billions de dollars de dettes souveraines à rendement négatif. Parce que, vous savez, plus les taux d’intérêt sont bas, plus vous allez emprunter et dépenser, et plus cela fait monter l’inflation. J’ai juste ? J’ai juste ?

Si la Copule Gaussienne est analogue à un sortilège funéraire, qui essaye d’assurer aux investisseurs qu’ils iront au paradis des investisseurs comme les pharaons égyptiens morts étaient assurés de se rendre au paradis des pharaons égyptiens morts, la Règle de Taylor est analogue à un sortilège météorologique. Quand je lis ceci dans le livre « The Golden Bough » (Le Rameau d’Or) de James Frazer :

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Ainsi, en Écosse, les sorcières avaient l’habitude d’invoquer le vent en trempant une guenille dans l’eau et en la frappant trois fois sur une roche, en disant :

« I knok this rag upone this stane
To raise the wind in the divellis name,
It sall not lye till I please againe. »

« Je frappe cette guenille sur cette roche
pour faire lever le vent par son nom divin,
Il ne se reposera qu’à mon bon vouloir. »

Je ne peux m’empêcher de voir Stanley Fischer en vice-sorcier du coven de la FED, lorsqu’il disait à Jackson Hole qu’il nous fallait trois hausses des taux d’intérêt (une en décembre dernier, deux autres cette année) pour juguler les vents inflationnistes. Ou les augmenter. Ou n’importe quel type de temps que Fischer essaie de fabriquer. C’est vraiment difficile à dire.

Mais voici où le bât blesse. Quand un sortilège ne fonctionne pas, personne, dans une société où la pensée magique a cours, ne croit que c’est la magie elle-même qui ne fonctionne pas. Cela signifie seulement que le sortilège n’a pas été invoqué correctement.

Soit les princes-rois ont mal prononcé les mots, soit ils n’ont pas pensé les bonnes pensées, soit il y a encore une autre force invisible qui doit d’abord être conciliée. Donc, ce qui arrive toujours, et je veux dire « toujours » dans le sens de : Ceci. Est. La. Nature. Humaine. et est revenu comme une ritournelle pendant des dizaines de milliers d’années dans chaque société humaine qui a jamais vécu, est ceci :

Dans la phase 1, les prêtres-rois essaient plus fort. Ils cherchent des ingrédients plus purs pour leurs sortilèges. Ils parlent plus fort, de façon plus convaincante, plus clairement. Si deux dents de crocodile étaient utilisées par le passé, maintenant ils en utilisent quatre. Ou huit. Ce n’est pas seulement « plus », c’est « PLUUUUUS ! » [NdT : « more », « MOAR ! »]. Souvent, il y a une purge interne vers la fin de la phase 1.

Dans la phase 2, les prêtres-rois se regroupent et peaufinent le sortilège. Peut-être que, au lieu de « cibler » (un autre mot pour « prier pour ») un taux d’inflation de 2%, nous devons « cibler » un taux d’inflation de 4%. Peut-être devrions-nous changer le mot magique « inflation » en « croissance nominale du PIB » et voir si cela fonctionne mieux. Bien sûr, pourquoi pas ? Ce processus de peaufinage est arrivé, il se déroule maintenant, et il va se poursuivre jusqu’à sa triste fin. Ce qui n’arrivera jamais, c’est que les prêtres-rois démissionnent. Il y a toujours un autre réglage, toujours un autre choix de mot, toujours un autre ordre dans lequel les mots peuvent être prononcés.

Dans la phase 3 – et c’est là où nous en sommes maintenant dans le processus historique, quelque part entre la fin de la phase 2 et le début de la phase 3 – les prêtres-rois sont défiés par un prêtre renégat venant de leurs propres rangs (rare), ou un prêtre alternatif sortant de nulle part (commun). Par « nulle part », je veux dire que le prêtre alternatif est un Autre, que ce soit une religion étrangère, ou une région étrangère, ou une caste étrangère (c’est-à-dire non-prêtre). Le prêtre alternatif ne cherche pas à peaufiner le sortilège ou à le lancer plus fort. Il s’agit de faire un sortilège complètement différent, et il s’agit d’accuser les prêtres en place d’incompétence ou pire. Le prêtre alternatif est toujours un populiste, et le populisme est rendu facile quand les sortilèges en cours échouent… et échouent… et échouent.

Alors que se passe-t-il ? Cela dépend de la réalité. Cela dépend si les plants de bananes récupèrent seuls ou s’ils meurent. S’ils récupèrent par eux-mêmes (et cela arrive plus souvent que vous ne le pensez), les prêtres-rois titulaires demeurent. Si les bananiers rendent l’âme, alors les titulaires sont balayés. Pour référence ultérieure, voici à quoi ressemblent les bananiers morts.

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Il est intéressant de noter – et c’est l’argument principal de Frazer dans « The Golden Bough » – que même si le mode de pensée magique en cours survit, il est nécessaire pour la stabilité sociale d’effectuer un sacrifice humain public du prêtre-roi en place. Le roi est mort. Vive le roi. Heureusement pour ceux qui sont impliqués, de nos jours le sacrifice humain est pris dans un sens beaucoup moins littéral qu’il ne l’était pendant, je ne sais pas, l’apogée des Étrusques. Un peu de honte publique, une interview larmoyante avec Anderson Cooper, un ermitage tranquille sous la forme d’un décanat dans une petite université de la Nouvelle-Angleterre… Ouais, ça devrait faire l’affaire.

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La façon dont tout cela se joue dépend aussi du point auquel les prêtres-rois sont retranchés dans leur monde fantastique de sortilèges et de pensées magiques, et c’est là que je suis le plus préoccupé. Le fait est que l’économie mondiale – en particulier l’économie des États-Unis et l’économie chinoise – est plus robuste que ce que les prêtres tendent à le penser. Étonnamment, les États-Unis peuvent encore frayer une voie de croissance au-travers de l’énorme dette que nous avons accumulée. Je sais… Difficile à croire. Mais c’est vrai.

Le pouvoir de la consolidation est vraiment implacable, et il est incroyable de constater ce qu’un taux de croissance stable de 3,5% sur une base économique énorme peut faire pour rendre gérable une dette qui se chiffre pourtant en billions de dollars. 5. Le reste du monde développé ? Impossible qu’ils se sortent de la dette. Ils sont finis. Ou plutôt, pour utiliser le jargon de mes compagnons de dette en détresse, le Japon et l’Europe hors Allemagne sont maintenant dans des « conditions d’entraînement ».

Mais si les États-Unis pouvaient tout simplement frayer leur propre voie… Si nous pouvions cesser de nous disputer à propos de qui utiliserait quelle salle de bain et commencer à discuter de la façon d’accroître la productivité (c’est-à-dire de comment faire de la technologie un outil pour que les humains produisent plus de choses, plutôt qu’en remplacement d’humains faisant quelque chose tout court)… alors en fait nous pourrions nous en sortir. 6

Je sais, je sais… Je suis un rêveur. Et pour toutes les raisons de fragmentation et de polarisation politique au sujet desquelles j’ai écrit ad nauseam, ou du moins ici, ici, ici et ici, la politique identitaire est peu susceptible d’être remplacée de sitôt par la politique de la croissance. Pas en Occident, de toute façon. Mais c’est pour cela que j’ai envie de m’arracher les cheveux quand je vois le spectacle de Jackson Hole. Les gars, vous n’aidez pas, là !

J’ai été stupéfait par la plus abêtissante, atroce toujours-plus-de-la-même-chose qui a émané de Jackson Hole. Oh mon dieu, sommes-nous vraiment en train de dire que tout le processus décisionnel du FOMC se résume à savoir s’il y aura de bons chiffres de l’emploi vendredi ? Pourquoi ne pas se contenter d’inspecter les entrailles d’une chèvre ? Sommes-nous encore en train de débattre d’une ou deux augmentations alors que le LIBOR pousse maintenant de 90 points de base ? A-t-il été fait mention – n’importe laquelle – du LIBOR pendant toute la réunion de Jackson Hole ? Ces gens, et non seulement les banquiers centraux eux-mêmes, mais tous les courtisans – les journalistes, les universitaires, les larbins – reconnaissent-ils seulement qu’un monde existe en dehors de leurs imaginations et de leurs théories ? Réponse : NON.

Ouais, au début, j’étais déçu par eux. Mais à la réflexion, je suis devenu de plus en plus déçu par nous.

Vous voyez, la FED n’est pas le problème. Ils vont faire ce que les prêtres-rois solipsistes et adeptes de la pensée magique font depuis dix mille ans… encore plus de CELA. Encore plus de solipsisme. Encore plus de pensée magique. Encore plus d’obstination digne d’un enfant égo-maniaque de 4 ans dans la croyance que leurs tentatives d’invocation de sortilèges est la SEULE chose qui s’interpose entre nous et la ruine la plus complète.

Non, le plus gros problème réside en nous. Le plus gros problème est que nous ne pouvons pas imaginer une solution à nos problèmes économiques et politiques actuels qui ne repose pas sur des invocations de sortilèges dirigés par l’État, de plus en plus fréquentes. Les sortilèges de politique monétaire ne fonctionnent pas ? Eh bien, mon dieu, je suppose que notre SEULE alternative est d’essayer quelques sortilèges de politique fiscale. Vraiment ? C’est le meilleur de ce que l’on a pu trouver ? Je comprends que c’est ce que les courtisans vont dire. Mais j’exige plus du reste d’entre nous. J’exige plus de moi-même.

Attends, je comprends. Pour parodier la fameuse blague de Woody Allen, nous avons besoin des œufs. Nous avons besoin d’un marché boursier qui monte, et non qui descend. Nous avons besoin d’une hausse du prix des actifs financiers. Nous avons tellement besoin des œufs que nous sommes prêts à soutenir l’équipe des penseurs magiques et à sourire à leurs courtisans, même si nous pensons qu’ils sont totalement déconnectés de la réalité. Nous avons été tellement habitués à recevoir nos œufs à temps et sans faute que nos première, deuxième, troisième réponses sont de demander plus de pensées magiques à nos prêtres-rois, et non moins.

epsilon-theory-magical-thinking-september-1-2016-old-magicC’est un jeu dangereux et à courte vue. Parce que nous obtiendrons ce que nous demandons. Nous aurons plus de pensée magique. Seulement, cela ne viendra pas seulement des magiciens du statu quo. Cela viendra aussi des prêtres alternatifs, dont certains représenteront les pires pulsions de l’humanité. Il y a vraiment de mauvaises idées aux extrêmes aujourd’hui – il y en a toujours – mais ces idées vraiment mauvaises sur la façon dont la société devrait être organisée refont toujours surface et deviennent plus puissantes dans des moments comme celui-là. Parce que c’est la vieille magie, une vieille magie à laquelle l’animal humain est câblé pour répondre. 7

Peut-être aurons-nous de la chance. Peut-être que les bananiers de la croissance mondiale vont redevenir verts, et alors nous pourrons célébrer avec faste la variante particulière de sortilège politique qui a été jeté par hasard au même moment. Cela pourrait arriver. Comme l’a prétendument déclaré Otto Von Bismarck, le chancelier de fer de l’Europe du XIXe siècle : « Il y a une providence particulière pour les enfants, les imbéciles, et les États-Unis d’Amérique. » Tout gestionnaire de portefeuille avec suffisamment d’expérience sait ce qu’est être renfloué par le marché, et c’est une chose merveilleuse. Maintenant, nous avons juste besoin que cela se produise à une plus grande échelle.

Mais nous devrions faire plus que nous en remettre à la chance. Je ne dis pas que nous devons nier notre nature humaine et cesser de croire en l’acte d’invocation de sortilèges. Je ne suis pas (à ce point) délirant. Ce que je dis, c’est que plus nous embrassons et encourageons la pensée magique dirigée par l’État, que ce soit de nature monétaire ou fiscale, plus ce que nous faisons en réalité ouvre les portes de la ville à la vieille magie maléfique et aux prêtres alternatifs du fascisme et du totalitarisme. Nous n’avons pas à ce point besoin des œufs. Ce que je dis, c’est que nous devons moins penser à la sorcellerie écossaise, « à la » 8 Macbeth, James Frazer et Stanley Fischer, et plus aux Lumières Écossaises, « à la » David Hume, Adam Smith et Alexander Hamilton. Ce que je dis, c’est que nous devons nous concentrer sur l’empirisme et sur ce qui fonctionne dans le monde réel et non sur la théorie et ce qui « fonctionne » dans une équation.  Ce que je dis, c’est que, généralement, la meilleure façon de faire les choses pour l’État est d’en faire moins, pas plus, et la meilleure façon de faire les choses pour l’individu est d’en faire plus, pas moins. Ce que je dis, c’est que la bonne vieille magie du libéralisme à petite échelle  et de l’innovation technologique au service de l’homme plutôt qu’en remplacement de l’homme est très puissante par elle-même, et ces histoires inspirent toujours. Admettons et encourageons CELA, en frayant notre chemin à travers ce qui est encore un monde en grande partie inexorable.

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Il importe que nous appelions ou non les choses par leurs noms appropriés, parce que la motivation du comportement humain par les mots et les sortilèges  n’a pas d’égale. Il importe que nous avancions ou non comme des somnambules dans notre propre « fin de siècle » 9, parce que les gens vraiment méchants et les très mauvaises idées qui détruisent périodiquement notre monde ne peuvent être conjurés. Il importe que nous devenions ou non nous-mêmes des courtisans, parce que les courtisans s’abaissent toujours le plus bas possible. Le problème avec la pensée magique devenue incontrôlable et la perpétuation d’un monde fantastique qui l’accompagne est que tôt ou tard le rêve du roi délirant devient un cauchemar réel pour les gens du monde réel. C’est l’heure de se réveiller.

W. Ben Hunt

Traduit par Zylo, relu par Cat pour le Saker Francophone

Notes

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  1. traduction issue de Wikipedia, NdT
  2. Traduction tirée du livre, p. 328, sauf la dernière phrase, non traduite dans le PDF. http://www.ebooksgratuits.com/pdf/orwell_1984.pdf
  3. NdT : voir Atilf.atilf.fr : « Magie sympathique. Celle qui consiste à agir sur un être par des pratiques exercées sur un être différent, qu’on suppose être en relation mystique avec le premier (par exemple l’envoûtement, les opérations effectuées sur l’arme qui a produit une blessure, etc.) »
  4. NdT : jeu de mot de l’auteur, vérifié = check, et homonymie avec l’expression d’échec : Check and mate, échec et mat
  5. NdT : l’auteur semble oublier là que la même FED – ou ses cousines étrangères – qu’il décrie tant injecte plus de dette dans l’économie qu’elle n’en retire de croissance… Il oublie également le privilège exorbitant – pour le temps qu’il durera – du dollar, d’être la monnaie dans laquelle toutes les matières premières, dont l’énergie, sont encore négociées. Enfin son taux de croissance est pour le moins optimiste…
  6. NdT : ou comment, après avoir brillamment décrit le deuil nécessaire des outils monétaristes, l’auteur oublie de faire le deuil de la croissance infinie…
  7. NdT : l’auteur a son propre biais d’analyse. Il est un peu dommage d’invoquer brillamment l’étude des civilisations primitives et leur fonctionnement, pour ne pas reconnaître le côté dystopique et non naturel de la situation à laquelle nous sommes confrontés… et des conséquences mécaniques qui en découlent.
  8. NdT : en français dans le texte
  9. NdT : en français dans le texte
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