Ne vous y trompez pas : le « Retrait » de Syrie par Trump n’est pas ce que vous pensez


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Par Andrew Korybko – Le 20 décembre 2018 – Source  eurasiafuture.com

La décision de Trump de « retirer » les soldats étasuniens de Syrie est applaudie par tout le monde sauf par ses adversaires de l’« État profond » ; mais sous la surface les choses sont quelque peu différentes, et on pourrait se rendre compte qu’on a applaudi un peu vite : cette décision trompeuse modifie la nature des guerres hybrides sur la Syrie, l’Iran et le Pakistan – elles deviennent moins militarisées mais restent tout aussi dangereuses.

Trump a soi-disant « posé un défi » aux administrations permanentes militaire, de renseignement et diplomatique (« l’État profond ») en ordonnant le « retrait » des soldats américains de Syrie, que l’on célèbre un peu partout dans le monde comme un geste en faveur de la paix attendue depuis longtemps. Mais la réalité des choses est différente : il ne s’agit pas de la soi-disant « retraite » décrite par divers médias alternatifs ; il s’agit plutôt d’une astuce visant à faire progresser les objectifs étasuniens militaires, politiques et ultimement stratégiques plus efficacement dans la République Arabe et au delà.

Certains observateurs, s’en tenant à la surface des choses, ont pu penser que Trump s’est dérobé face à la menace d’Erdogan de lancer une intervention anti-terroriste sur l’Euphrate dans la zone syrienne encore occupée par les USA, et qu’il avait simplement trahi les alliés américains que constituent les kurdes ; mais en réalité, ce « retrait » doit être compris comme ce qu’il est : il vise à calmer les ardeurs des Kurdes, et à empêcher une possible campagne turque contre eux, en leur faisant revoir les ambitions à la baisse, dans le cadre d’un accord pragmatique négocié par les USA entre eux et Ankara. Et même si la Turquie finit par intervenir sur la zone, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) menées par le YPG ne seront pas nécessairement détruites.

La plupart des observateurs sont passés trop vite sur la déclaration du représentant spécial américain pour la Syrie, début décembre, qui avait déclaré que son pays discutait la création d’une « zone d’exclusion aérienne » suite à un possible retrait du terrain, chose sur laquelle l’auteur du présent article avait attiré alors l’attention dans son article « Les USA pourraient se retirer de Syrie si une ‘zone d’exclusion aérienne’ est imposée au Nord-Est ». L’argument utilisé lors de cette analyse était qu’il serait beaucoup plus rentable et beaucoup moins risqué, du point de vue étasunien, de contrôler la zone Nord-Est syrienne, riche en ressources agricoles, hydrologiques, et énergétiques, depuis les airs, via une « zone d’exclusion aérienne », plutôt que par une présence au sol.

Selon ce scénario, qui est très plausible au vu des affirmations publiques de Trump, déclarant que le « retrait » n’impliquait pas la fin de la mission militaire en Syrie, les USA et certains de leurs alliés de la « Coalition Militaire en Irak » de 2003 pourraient conserver le contrôle de la région par des moyens aériens, et ainsi garder à distance les armées turques, syriennes et surtout iraniennes, si elles violent la soi-disant « ligne de déconfliction » suivant les bords de l’Euphrate et imposée par le Pentagone au cours de ces deux dernières années.

Cela garantirait que les FDS, soutenues par les USA, mais contrôlées par les kurdes, conserveraient leur position prédominante dans la région, même à voir la Turquie lancer une intervention de faible ampleur, ce qui peut arriver si la « zone d’exclusion aérienne » des USA et de leurs alliés ne suffit pas à la « contenir ». En fin de compte, le « retrait » des soldats américains n’ayant aucune conséquence pratique sur le terrain, cette décision est à considérer comme politique avant tout, et visant à répondre à plusieurs objectifs.

En premier chef, la perspective d’un « retrait » militaire américain de Syrie est supposée favoriser le processus de paix jusqu’à présent bloqué, et créer les conditions d’une pression internationale accrue sur l’Iran à suivre le mouvement : il s’agit d’un alignement sur le projet de paix non officiel du président Poutine pour ce pays, que l’auteur du présent article avait déjà évoqué au mois de novembre, dans son article « La Russie ne nie pas jouer les intermédiaires pour le retrait iranien de Syrie, et c’est très important ».

En outre, les inquiétudes publiques d’Israël sur ce développement pourraient pousser encore plus ce pays sous tutelle russe, Moscou remplaçant de plus en plus Washington comme protecteur de Tel Aviv, conformément au modèle décrit par l’auteur du présent article à l’été 2018, dans « C’est officiel, ‘Israël’ constitue désormais un protectorat conjoint de la Russie et des USA ». Avec le recul, on ne devrait pas voir comme une simple coïncidence le fait que les dirigeants russes et israéliens se sont mutuellement rendus visite dans la période préparatoire de l’annonce de Trump, ce qui peut laisser penser qu’ils ont été tenus au courant à l’avance, ou qu’ils ont vu venir ce développement et décidé d’approfondir leurs relations militaires mutuelles.

Si l’on sort notre analyse du simple point de vue syrien, Trump signale également aux Talibans (sincèrement ou pas) que les USA considèrent sérieusement un retrait de leurs soldats d’Afghanistan : il s’agit de la condition principale posée par ce groupe pour poursuivre les pourparlers de paix non officiels entre les deux parties. Ceci étant dit, on peut douter que les USA abandonnent leur présence stratégique au carrefour entre l’Asie centrale, l’Asie du Sud et l’Asie de l’Ouest, et ils finiront sans doute par remplacer leurs soldats « retirés » par des mercenaires, ce qui pourrait constituer un « compromis pour garder la face » avec les Talibans, mais également semer la discorde entre les « modérés » et les « durs » au sein des Talibans, et pourquoi pas « provoquer » des « désertions » au profit de Daesh (chose que l’on pourra imputer au Pakistan pour faire monter la guerre hybride déjà commencée contre ce pays).

Enfin, Trump veut montrer au public américain qu’il tient sa promesse de campagne de quitter la Syrie (du moins, en termes conventionnels), suite à la perte de la Chambre des représentants par les Républicains en novembre, et avec dans le viseur les élections de 2020 : il anticipe que, sans progrès visible sur cette promesse, les Démocrates vont utiliser cette dernière pour le discréditer lors de la campagne électorale (et c’est possiblement vrai également pour l’Afghanistan, comme décrit ci-avant). Dans ces conditions, les intérêts politiques intérieurs pourraient avoir joué leur rôle dans la décision de Trump et dans l’agenda de ses annonces.

Somme toute, ce « retrait » américain de Syrie constitue sans aucun doute une initiative à saluer, qui fera certainement progresser le processus de paix bloqué dans un pays ravagé par la guerre ; mais il n’en constitue pas moins une stratégie rusée visant à faire avancer un large éventail d’intérêts, et pas un « retrait » que certains célèbrent comme une victoire. Les guerres hybrides étasuniennes contre la Syrie, l’Iran et le Pakistan ne sont pas prés de s’arrêter : elles évoluent en réponse aux nouvelles conditions, et prennent des forment moins militarisées, mais restent capable de modeler les événements en faveur de l’Amérique, tant que leurs cibles ne comprennent pas la nature des nouvelles menaces qui pèsent sur leur tête.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Traduit par Vincent, relu par jj pour le Saker Francophone

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