Mohammed Bin Salman : au delà des caricatures, le personnage


Par Andrew Korybko – Le 11 octobre 2018 – Source orientalreview.org
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Le prince de la couronne saoudien, Mohamed Bin Salman, souvent dénommé par ses initiales MBS, constitue pour certains l’un des dirigeants mondiaux les plus admirés, et pour d’autres le plus injurié et méprisé. Ses amis le décrivent comme un noble réformateur, alors que ses adversaires le dépeignent sous les traits d’un odieux tyran. Dans la réalité, MBS présente les deux visages, ce qui explique pourquoi les dirigeants des USA, de la Chine et même de la Russie ont chacun leurs raisons de faire la course entre eux pour s’arroger ses faveurs.

Le prince de la couronne saoudien, Mohammed Bin Salman, à son arrivée à une rencontre avec Theresa May, Premier ministre britannique, à sa résidence du 10 Downing Street, le 7 mars 2018, à Londres, Angleterre

Commençons par nettoyer ce qui doit l’être ; MBS fut le seul responsable du lancement de la guerre, toujours en cours, menée par les Saoud contre le Yémen, qui a généré l’une des pires crises humanitaires du monde. Et il est si impitoyable qu’il n’a pas hésité à faire emprisonner des membres de sa propre famille l’an dernier, lors de ce qu’il faut bien appeler un « coup d’État profond » : ses alliés des services de renseignements avaient procédé à ces emprisonnements sur des motifs allégués de « corruption ». En plus de cela, on a appris récemment qu’il pourrait bien être le donneur d’ordre de l’horrible assassinat d’un dissident qui fut pratiqué au consulat saoudien d’Istanbul.

Mais en même temps, on ne peut pas nier les progrès graduels, portés par son plan ambitieux Vision 2030, visant à réformer la situation socio-économique du royaume wahhabite, si dépendant du pétrole. Même si on n’en parle pas pour des raisons « politiquement correctes », et que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, il apparaît déterminé à sortir les femmes de leur foyer et à les faire entrer sur le marché du travail du pays, dont la population très jeune et relativement « libérale » essaye de réaliser la transition vers un avenir post-pétrole.

Sur les aspects de politique étrangère, MBS a posé les jalons du rapprochement rapide de son pays avec la Russie, qui a vu l’Arabie saoudite considérer l’achat de système de défense aérienne S-400, après un premier engagement à l’acquisition d’autres systèmes d’armement lors de la visite historique du roi Salman à Moscou en octobre 2017. Cette rencontre a porté les deux grandes puissances à dominer l’industrie pétrolière mondiale, au travers de leur partenariat OPEP+ et de leur coopération dans la recherche d’une solution pragmatique à la guerre en Syrie, sur la base de leurs soutiens initiaux à des parties opposées.

La Chine n’a d’yeux que pour MBS, depuis que son pays a accepté les quelques 130 milliards de dollars d’investissements de la Route de la soie de la part de la République populaire lors de deux accords séparés, l’an dernier, accords fondés sur les intérêts pressants de Pékin dans le domaine de l’énergie, mais aussi sur son désir de créer du lien entre l’initiative « Une ceinture, une route » (BRI) et Vision 2030. La Chine considère l’Arabie saoudite comme un État pivot entre trois continents, située qu’elle est au croisement de l’Afrique et de l’Eurasie, ce qui en fait un partenaire géostratégique incontournable, pour ne rien dire sur le partenariat économique du « pétroyuan ».

Quant à l’Amérique, elle adore l’appétit insatiable de MBS pour les armes, et fera tout ce qu’il faut pour que son pays avance sur l’accord d’armement à 110 milliards de dollars signé l’an dernier. Les USA ont également besoin de sa signature sur tout « accord du siècle » à venir en Palestine, pour qu’au moins « officiellement » l’opposition de la communauté internationale musulmane (Oumma) à cet accord que l’on prévoit déjà comme une grande opération de soldes soit déviée. Et il existe bien évidemment également des intérêts partagés entre les deux pays dans le domaine de l’énergie.

C’est « politiquement incorrect » de le dire, qui qu’on soit, mais aucun de ces trois pays ne présente aucun intérêt sincère quant à la situation intérieure de l’Arabie saoudite ou quant au supposé assassinat de dissidents du pays à l’étranger. Mais les USA évoquent parfois ces sujets pour mettre la pression sur leur interlocuteur afin de faire monter les enchères sur le sujet en cours de négociation du moment. On peut en dire autant de la Russie, si elle en vient à commenter ces sujets.

Mohammed Bin Salman dans son bureau

MBS présente un intérêt tel pour chacun de ces pays précisément parce qu’il est à la fois un noble réformateur et un tyran sanguinaire. Le premier profil a permis un équilibrage géopolitique imparfait mais sans précédent de son pays, et l’a inscrit dans une complémentarité structurelle avec les nouvelles routes de la soie, alors que le second profil est ultra-profitable pour les complexes militaro-industriels russes, américains et même chinois. Chacune de ces grandes puissances apprécie également la coopération de MBS dans la sphère énergétique, chacune de manière et à des fins différentes.

La convergence d’intérêts que partagent les USA, la Russie et la Chine quant à MBS le rendent « trop important » pour qu’aucun de ces pays ne le « discrédite » et ne risque de mettre en défaut son partenariat gagnant-gagnant avec l’Arabie saoudite. Les USA, et peut-être même la Russie, pourraient de temps à autre « donner leur bénédiction » à l’opposition à certaines actions saoudiennes, de manière fallacieuse, afin d’améliorer un équilibre de négociation sur un autre terrain. Chacun de ces trois pays perçoit la nature réelle du personnage qu’est MBS, derrière les caricatures de noble réformateur et d’odieux tyran qui lui sont faites.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone

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