Mikhail Khazine: 2016, année de la Grande Rupture 5/5


Par Mikhail Khazine − 18 juin 2015

khazineSuite des questions / réponses …

Question : Aujourd’hui dans les médias, on parle beaucoup d’une possible Troisième Guerre mondiale. Que direz-vous à ce sujet ? Et il y a une affirmation que le Pouvoir, c’est le meilleur investissement qui soit. Merci

Le pouvoir et les affaires sont des choses différentes. Justement dans un mois nous publions un ouvrage intitulé L’Escalier vers les Cieux. Nous y expliquons de manière fort détaillée ce qu’est ce qu’on appelle le Pouvoir, la théorie derrière cet art. Et en quoi le Pouvoir se distingue de manière fondamentale des affaires et de la gestion. En ce qui concerne la Troisième Guerre mondiale, je pose la question suivante : pour quelles raisons la mènerait-on ? Pour la Première Guerre mondiale et la Deuxième Guerre mondiale, le but était clair : le repartage des marchés. Aujourd’hui quasiment tous les marchés sont entre les mêmes mains, quel serait le sens de cette guerre ?

Oui, bien sûr les porte-avions nucléaires sont impressionnants. Mais la crise qu’on a sur les bras, c’est une crise de chute de la demande. Avec des porte-avions vous allez seulement encore plus réduire la demande. Mais certainement pas augmenter la consommation, à moins de larguer des liquidités à partir de vos avions. Les guerres au Proche-Orient sont entièrement instrumentalisées afin de provoquer un cas de force majeur qui permettrait à la finance globalisée de ne plus rembourser ses dettes.

Ce sont les «financiers» qui l’alimentent, sachant parfaitement que leurs banques travaillent toutes à perte. Et avec la nouvelle crise qui vient, toutes les banques transnationales seront des Lehman Brothers, dont la chute en 2008 a déclenché la crise. Ces banques transnationales fonctionnent toutes à perte et ne sont pas rentables, elles ne peuvent pas vivre sans la perfusion sans fin par l’émission monétaire. L’émission de la FED a été stoppée en 2014, ces banques doivent toutes s’effondrer, ce modèle se disloque. Voilà pourquoi pour ne pas avoir à payer, il leur faut provoquer une crise de cas de force majeure. La solution «idéale», c’est la guerre et au «bon» endroit.

La guerre en Ukraine par exemple, c’est local, mais ce n’est pas un cas de force majeure car la plupart des Américains et des Européens ne savent même pas où c’est ni ce qui s’y passe. Ils diront spontanément : «L’Ukraine, c’est une partie de la Russie quelque part là-bas ?» Les nationalistes ukrainiens enragés diront : «Non, nous ne sommes pas une partie de la Russie», et l’Occidental de répondre : «Vous-êtes qui alors ?» Voilà ce qu’il faut savoir sur le poids de l’Ukraine.

Par contre la guerre au Moyen-Orient, c’est bien «mieux», pourquoi ? Vous avez là le pétrole arabe et l’État d’Israël. Israël hurlera à un nouvel Holocauste en préparation. Les émirats pétroliers parleront de la nécessité de l’explosion des prix puisque c’est la guerre, les grandes banques hurleront à la montée des risques et réclameront plus d’assurances, les citoyens répondront qu’ils n’ont pas assez d’argent, les banques diront que comme plus personne n’est solvable, on décrète le cas de force majeure et on remet à zéro les compteurs. Ça a déjà été testé, souvenez-vous de ce qui s’est passé à Chypre il y a quelques années avec les dépôts bancaires. Une opération géniale y a été menée où il a été dit aux épargnants des banques : comme c’est la crise et qu’il faut se serrer la ceinture, nous allons sans demander votre accord convertir vos dépôts dans les banques en capital social de vos banques.

Et donc vous venez dans votre banque pour votre dépôt de cent mille dollars. En réponse l’on vous remet un document certifiant que vous êtes propriétaire de 0.1% des actions de cette banque et vous dites d’accord c’est bien, mais ce qu’il me faut c’est de la liquidité, je peux vendre ces actions. Bien sûr, allez sur le marché, mais que vaudra ce 0.1% après l’écroulement des banques ? Deux cents dollars ? Vous aurez peut-être de la chance, et ça montera à deux cents cinquante dollars, mais moi je vous parle de mes cent mille dollars du dépôt…

La finance transnationale prépare une opération de ce type, c’est certain, ils n’ont pas d’autre issue. La Troisième Guerre mondiale, dans cette situation, elle n’aide en rien.

Question : Que penser dans cette situation de l’élargissement à d’autres pays de l’Union économique eurasienne ?

Les pays d’Asie centrale, la Turquie, regardez l’Arménie vient de nous rejoindre, donc l’Azerbaïdjan va suivre. C’est en train d’être négocié en ce moment. Pour l’Asie centrale, le Kazakhstan y est, le Kirghizstan aussi. Si l’Ouzbékistan n’explose pas, il nous rejoindra une fois le président Islam Karimov mort. Le Tadjikistan, lui, est petit, son statut n’est pas clair. Le Turkménistan, c’est compliqué car les Chinois et les Américains essayent de le mettre sous contrôle mais je pense que tôt ou tard il rejoindra l’Union eurasienne aussi.

Il reste la Géorgie, où va-t-elle aller ? Elle n’a pas le choix, elle est trop petite. Elle ne peut vendre ses produits moins cher comme le fait la Turquie. La seule chance de la Géorgie, c’est d’avoir un accord exclusif avec la Russie pour y vendre ses produits, elle n’a pas d’alternative. Le fait d’être également orthodoxe l’aidera beaucoup. L’ancien pantin américain en Géorgie, Saakachvili, faisait tout pour empêcher ce partenariat en interdisant par exemple l’enseignement du russe à l’école, la jeunesse géorgienne aujourd’hui ne parle pas russe. Tous ceux qui ont plus de 40 ans le parlent couramment. C’était fait pour empêcher tout partenariat futur. Or la Géorgie n’a pas d’autre chemin, c’est seulement en Russie que ses produits sont appréciés et connus. Si elle divise par quatre sa population pour être en accord avec ce que son économie peut nourrir, alors la Turquie en prendra le contrôle. Historiquement, c’est pour y échapper que la Géorgie a rejoint l’Empire russe. Elle a demandé à être incorporée pour ne pas être gobée par l’Empire ottoman.

Au-delà, nous avons dans l’Espace économique eurasien, la Turquie qui y viendra comme je l’expliquais plus tôt. Après viendront le Japon et la Corée, cette fois probablement réunifiée. Ils peuvent produire beaucoup, mais vendre leur est devenu de plus en plus difficile par manque de débouchés solvables et là, vous avez un immense marché, Russie, Turquie, Europe de l’Est. Une fois l’UE dissoute, l’Europe de l’Est va de nouveau regarder vers l’Est, elle n’a pas le choix.

Il y a aussi le Vietnam qui va rejoindre l’espace économique eurasien quand les États-Unis fermeront leur marché. Tôt ou tard ils le feront et le Vietnam, qui a un long contentieux historique avec la Chine, ne rentrera jamais dans sa zone. Ils ne s’aiment vraiment pas. Le Vietnam est un pays remarquable. Il y a quelques siècles, il avait été envahi par la Chine. Les Vietnamiens pendant deux siècles ont teinté leurs dents en noir, affirmant ainsi qu’ils n’étaient pas des Chinois. Ce sont des coriaces. J’y suis déjà allé au Vietnam. On roulait en bus dans le cadre d’une excursion. On est passé à côté d’un pont enjambant une rivière et j’y ai vu des enfants qui s’y baignaient, or je sais que la faune locale compte des crocodiles du moins côté chinois. Au Vietnam, m’a-t-on répondu, il n’y a rien à craindre. Tous les crocodiles ont déjà été mangés depuis longtemps. Ce sont vraiment des durs. On y voit encore des enfants en uniforme de pionniers comme chez nous en URSS à l’époque. On voit bien, quand on y est, que le pays est resté avec un fond socialiste, même au niveau du petit commerce. Il y a une attitude très différente des commerçants là-bas par rapport à ceux d’Europe continentale ou de Turquie par exemple.

La Turquie est fort étonnante, mon épouse y était en vacances avec des membres de la famille. Moi je ne pouvais pas y aller. Elle a une montre Gucci. Un des membres de la famille, décédé aujourd’hui, est administrateur théâtral et très doué pour les négociations d’affaires. Il faut le voir. Il aimait bien en Turquie aller au bazar, chez les petits commerçants et là, il entre dans un magasin de montres, un grand magasin avec une vitrine offrant un large choix. Mon épouse entre dans le magasin, le vendeur accourt, il la prend doucement par la main et dit les choses suivantes : Gucci à votre bras ? Authentique ? je peux les voir de plus près ? Voilà cela, c’est la Turquie !

Donc on constate que ces espaces économiques de demain, post-mondialisation, sont assez naturels, et évidemment il faut travailler à leur réussite. Malheureusement, chez nous on n’y travaille pas assez, on n’avait pas anticipé que cela viendrait aussi vite. C’est venu dix ans plus tôt que ce que l’on pensait mais malgré tout, la tendance se dessine désormais nettement en ce sens.

Question : La Libye, on en est où ?

Je suis pas spécialiste, mais c’est la guerre de tous contre tous, tout le monde tue tout le monde. Même l’ambassadeur américain y a été tué il y a quelques années.

Question : Chez nous en Transnistrie, nous avons certaines entreprises clés pour notre économie, l’une d’elles c’est l’Usine métallurgique moldave et la situation sur le marché des métaux ferreux et non ferreux est défavorable, voire critique pour les produits finis, semi-finis. Cette entreprise contribue beaucoup au budget régional de toute la République. Si possible, comment voyez-vous la situation sur le marché, comment pourrait-elle évoluer à moyen terme ?

Je suis pas spécialiste en métallurgie. C’est une activité complexe rassemblant des dizaines de domaines, aciers, aciers spéciaux, fonte. Tout est en plus très lié et change vite, mais je peux expliquer une chose. Si vous avez une économie basée sur la stimulation de la demande, l’argent qui a pour origine l’émission monétaire finit par se concentrer quelque part. Principalement en trois endroits, le marché boursier, qui est en train de tomber, le marché immobilier, qui tombe aussi, mais beaucoup moins vite de par sa nature fort conservatrice, et le marché des matières premières. Et la métallurgie est étroitement liée au marché des matières premières de par son utilisation de minerais, de par une valeur ajoutée pas toujours élevée. La majeure partie de la production métallurgique va dans la construction, or l’immobilier tombe et, pour cette raison, aujourd’hui la métallurgie doit se reconfigurer pour être en adéquation avec les nouveaux modèles économiques qui viennent, toute la métallurgie.

Par contre, plus il y a d’entreprises, plus il est difficile de se reconfigurer. Comme chez vous la structure est intégrée, c’est un avantage certain pour vous. Les Ukrainiens, par exemple, ont eux-même détruit l’avantage qu’ils avaient en métallurgie. Pendant vingt-cinq ans, ils n’ont rien investi, ne faisant qu’amortir ce qu’ils ont reçu à la chute de l’URSS et aujourd’hui face à la chute générale de la demande, leur production est trop chère et non concurrentielle et leur secteur métallurgique est condamné. De plus, ils avaient accès à un gaz bon marché or les tarifs préférentiels sont finis, pour eux.

Il est difficile dans cette situation de faire des pronostics mais l’élément clé sont les gens qui décideront de la stratégie de l’entreprise face à ces changements qui auront une vision à long terme et une stratégie cohérente dès aujourd’hui. Rappelons-nous qu’au XIXe siècle, au début du XXe, tout modèle économique était fort simple et primitif. Il y a les revenus et les dépenses, la différence entre les deux doit être positive, point.

Aujourd’hui si l’on regarde la majorité des entreprises sous l’angle de la différence des revenus et dépenses, vous verrez qu’elle est négative, la plupart des entreprises travaillent à perte. Mais il existe ce que l’on appelle le bénéfice d’exploitation, c’est à dire la différence entre les revenus et les dépenses dans le cadre de l’activité du moment et, séparément. il y a le service de la charge du crédit. Un élément important du service de la dette aujourd’hui consiste en la contraction de nouveaux crédits. Si vous ne pouvez pas avec votre revenu net couvrir votre dette mais que l’on continue à vous accorder de nouveaux crédits, alors suivant le modèle actuel, tout va bien.

La très grande majorité des entreprises aujourd’hui ne vivent pas grâce à leurs revenus qui seraient plus élevés que leurs dépenses, mais parce qu’elles peuvent assurer pour le moment la charge du service de la dette (crédit) en tenant compte de la chute inéluctable de la demande. Mais son niveau sera bientôt tel que le service de la dette ne sera absolument plus possible. C’est l’une des raisons pour lesquelles les banques s’effondreront.  Et comme je le disais, le modèle économique va radicalement changer, il va revenir aux mêmes logiques qu’au XIXe siècle, début du XXe siècle. L’entreprise, l’acteur économique devra démontrer que ses revenus sont supérieurs a ses dépenses. Aujourd’hui de très nombreuses entreprises n’y sont absolument pas prêtes.

Question : Pourquoi pensez-vous que par exemple de nombreuses usines sidérurgiques fusionnent ?

Très simple : plus il y a d’actifs, plus il est simple de recevoir un prêt et à de meilleures conditions. Aujourd’hui, cette dette est suspendue au dessus de nos têtes. Si elle est effacée, les banques vont se mettre à confisquer les actifs des entreprises et celles-ci devenant non rentables, il ne restera plus qu’à ferrailler ces usines ou louer les locaux pour des bureaux. Nous avons beaucoup connu cela après la chute de l’URSS. C’est tout un modèle qui change. Chez nous en Russie, ce changement de modèle est très curieux.

Je vais vous raconter une histoire, assez parlante non pas qu’elle vous concerne directement, mais parce qu’elle décrit bien le modèle économique. Il y a cinq ans, la banque italienne Unicredit, qui a une branche à Moscou, a fait un appel à investissements étrangers destinés à la Russie, des investissements italiens. Ils ont organisé une conférence à Bolzano, c’est le Tyrol du Sud, ancien territoire autrichien dans les Alpes, afin de nous entendre, avec des experts russes ayant un certain parcours, pour les guider dans leurs investissements. Nous étions deux, Dima Potapenko et moi-même. En cherchant sur la toile vous en saurez plus sur Dima Potapenko, quelqu’un de très dynamique. Il s’est donc approché de la tribune, une grande salle, 600 personnes présentes, tous des entrepreneurs dans la région de Bolzano. Certains membres de la Chambre de commerce et d’industrie ainsi que des gens du conseil d’administration d’Unicredit. Il a commencé à leur raconter comment faire des affaires à Moscou. Il leur a parlé des affres de notre fisc, des raids, toute notre vie mouvementée, il leur a décrit cela pendant 40 minutes avec force détails. Quand il a eu fini, le public n’en revenait pas : «Vous nous proposez d’investir dans ces conditions !».

Les membres du conseil d’administration voyaient perler de grosses gouttes de sueur sur leur front. À la fin ils ont déclaré : «Mikhail Léonidovitch, la présentation est un désastre total. Mais allons quand même au verre de l’amitié après, et oublier tout ça.» Je leur ai répondu : «Qui vous a dit que c’était un échec ? Je vais vous montrer quelque chose !» Je suis à mon tour venu à la tribune, où j’ai vu les visages saisis d’effroi de ces Germano-Italiens. J’ai demandé : «Que  ceux dont le profit annuel dépasse les 4% lèvent la main.»

Deux, trois personnes ont levé une main hésitante, regardant autour d’eux. N’oubliez pas que nous sommes dans les Alpes, entourés de pistes de ski et autres merveilles. Je continue : «Vous vous tuez à la tâche et vous vous épuisez pour deux, trois pourcents annuels au mieux et tout le monde vous porte à bout de bras, les pouvoirs locaux, le pouvoir fédéral à Rome, la Chambre de commerce et d’industrie et d’autres organisations de toute sorte, et tout cela pour deux, trois pourcents au mieux. Alors qu’en Russie, un business plan, nous ne parlons pas de la réalisation, juste le business plan n’est même pas pris en considération si son profit supposé est en-dessous de 50%. Et comme tout le monde sait que c’est 50%, tout le monde vient vers vous et vous explique à sa manière qu’il faut partager. Après, tout dépend de vous, si vous négociez bien, vous cédez 15% et il vous reste 35%. Si vous ne négociez pas bien, vous cédez 35% et restez avec 15%. C’est bien mieux que 3%, non ?» Et là, la salle explose en applaudissements et ovations et tout le monde se lève. Tout est clair maintenant, chez nous c’est 3%, chez vous 50%, c’est normal que chacun vienne pour prendre sa part. Le contraire serait étonnant. Suite à cette conférence, pas mal d’investissements sont venus. La spécificité de la Russie, il faut aussi la comprendre. Alors qu’en Occident, un profit normal, c’est 5% en Russie, c’était 50% à ce moment là.

La mutation de l’économie russe des deux dernières années consiste en ce que les 50% de profit garantis d’avant sont tombés à 15%, ces chiffres sont là pour vous donner un ordre d’idée mais les fonctionnaires eux continuent à se baser sur 50%. «Où sont nos 30% ? Les gars, il n’y a plus de 30%, c’est fini.» Il n’y a plus que 15%, mais ils ne veulent rien savoir, et cela pose de gros problèmes. Là, nous ne sommes pas prêts à la transformation nécessaire. Cela a brutalement augmenté le nombre de faillites chez nous, où beaucoup d’entreprises doivent «partager» sur la base des 50% d’avant. Or aujourd’hui on est à 15%, résoudre cela va demander une reconfiguration de notre économie. Elle sera douloureuse, mais nous n’avons pas le choix.

Question: Quand est-ce que le taux de change du rouble par rapport au dollar commencera à se stabiliser ?

Vous savez, la situation en réalité est très simple à ce niveau. Nos libéraux qui contrôlent notre économie ne comprennent pas l’économie. Ils ne comprennent que le budget, et le cours du rouble pour eux se détermine suivant un seul critère : celui qu’il faut pour obtenir un budget conforme aux directives car, la moitié des revenus budgétaires venant des hydrocarbures quand le prix du pétrole tombe de 50%, il faut alors dévaluer le rouble de 50% pour que pour chaque tonne de pétrole vendu, la quantité de roubles dans le budget ne diminue pas. C’est très stupide comme méthode, je ne les aime vraiment pas. Ils sont ainsi faits, telle est leur compréhension de l’économie. Je pense qu’avec la stabilisation des prix du pétrole, le cours du rouble va se stabiliser et il va même augmenter, étant pour ma part certain que la baril va atteindre les $50 peut-être même $60 dans le courant de cette année. Comprenez que $60, c’est le prix qu’il faut aux producteurs américains de pétrole de schiste pour ne pas faire défaut sur leur dette.

Soixante dollars, c’est le niveau pour lequel, chez eux, apparaît optiquement un bénéfice d’exploitation. On peut donc prolonger les crédits. Aujourd’hui, ce n’est pas possible. Ces producteurs ne peuvent plus assurer le service de la dette mais un effacement de dette massif n’est pas possible non plus car ça provoquerait un écroulement des marchés financiers. Voilà le dilemme.

Sur mon site khazin.ru, il y a un certain Alexandre Khurshudov qui fait un tour d’horizon hebdomadaire de l’actualité pétro-gazière. Il connait le dossier en détail. Contrairement à moi, il est un spécialiste du domaine. Quel est le niveau d’extraction, d’endettement… Il y a encore 5 ans, quand j’animais une émission sur RBK-TV, un de mes invités, Mikhail Nenakhov, qui intervient parfois sur mon site, l’expliquait déjà à cette époque, ce n’était pas un secret pour les vrais spécialistes. Il faut comprendre que les gens qui forment la réputation des actions en bourse mentent comme ils respirent. Il faut donc être fort naïf pour juger de l’état des choses dans un secteur économique sur la base du cours des actions.

Question : Mikhail Léonidovitch, concernant le couple euro-dollar, quel est votre pronostic ? Et l’impact tant pour ceux qui sont dans l’eurozone ou la zone dollar.

Comprenez, les fluctuations resteront modérées, bien plus que celles du rouble qui, en un an, a perdu la moitié de sa valeur. Mais oui, avec la crise, le dollar va d’abord monter contre l’euro, même si récemment c’est plutôt l’euro qui est monté. Je présume qu’il y aura de petites fluctuations plutôt en faveur du dollar, car le dollar est plus liquide que l’euro, ce qui en début de crise le fait croître plus vite. C’est valable sur une durée d’un an ou deux. Mais, je répète, le point de bifurcation, c’est novembre 2016, car si D. Trump l’emporte, je n’exclus pas que la FED sabote sa présidence et monte brusquement le taux directeur.

Le dollar montera alors brusquement, mais commenceront alors des faillites en masse. Cela dopera la crise en cours. Si, en revanche, Hillary l’emporte, là c’est l’émission monétaire qui va reprendre alors le dollar sera légèrement dévalué, mais modérément, car la BCE en ce moment même injecte des liquidités.

Question : Lors de votre conférence, nous avons beaucoup entendu le mot «modèle», de développement, local, global et dans notre cas ,en Transnistrie, cette question est très actuelle car il faut fixer les priorités, en terme de dévaluation ou de réévaluation par rapport au rouble. Vous avez appelé à nous mettre d’accord sur le modèle pour baliser la voie à suivre. Vous avez aussi dit que le niveau de turbulence global sera tel que le modèle sera à réadapter en permanence. Quels seraient donc les points fondamentaux à surveiller dès maintenant? Et quels seraient les points fondamentaux pour la Transnistrie en particulier?

Là, il faut voir, car l’écriture d’un modèle, c’est tout un art en soi. Il y a des gens qui ont une vision système et qui comprennent que les facteurs X, Y et Z sont à prendre en compte et pas A, B et C. Pour d’autres, c’est exactement le contraire. Il existe un outil d’analyse stratégique appelé SWOT analyse, où des «experts» sont réunis et interrogés précisément sur les paramètres influençant une situation ou un secteur en particulier. Après, ça se complique. Qui a lu l’œuvre de Boulgakov, Le Maître et Marguerite, se souviendra comment , se référant aux étoiles et à la Lune, anticipait sur son espérance de vie. Pour déboucher sur des prédictions : «Vous quitterez ce monde dans 1,5 ans dans une clinique X d’un cancer du foie.»

Il faut comprendre que les gens qui comprennent vraiment sont peu nombreux et il faut les chercher. Ils doivent être réunis à plusieurs pour leur travail. Car chaque personne a ses propres biais cognitifs. Et chaque personne a sa thématique favorite, hors de laquelle point de salut. Il faut donc trouver trois, quatre personnes vraiment compétentes pour qu’elles déterminent ensemble les facteurs d’influence et ensuite isoler les facteurs prépondérants qui seront inclus dans le modèle descriptif global. Il n’y a pas d’autres moyens de générer un modèle qui fonctionne. De là à dire à l’avance quels seront les paramètres à prendre en compte… Il faut étudier la structure des secteurs économiques, des processus économiques connexes, etc.

Par exemple, en ce qui concerne les différents secteurs économiques et leur développement, imaginons un instant que dans un an l’Union européenne s’écroule. Dans ce cas, votre voisin, la Roumanie, privée des dotations de l’UE, retournera rapidement à la misère et au sous-développement. Et qu’ici en Moldavie, à Kichinev, on décide d’intégrer l’Union économique eurasienne. Le représentant de la Moldavie se rend à Moscou où il rencontre un sous-secrétaire de l’Administration présidentielle. Plus haut personne ne l’accueillera. On lui rappelle son insignifiance, lui rappelant qu’il ne sait même pas écrire en moldave correctement. Le représentant moldave désespéré répond que c’est du roumain, non du moldave, car le moldave s’écrit avec l’alphabet cyrillique. Et donc tous les journaux de Moldavie viennent chez vous en Transnistrie et vous demandent de tout remettre au cyrillique comme c’était avant. Et voilà que d’un coup, tout un secteur économique apparaît. Et ainsi de suite, on peut imaginer beaucoup de choses. Avec la crise qui vient, toutes sortes de configurations plus inattendues les unes que les autres peuvent surgir.

Un autre exemple, cette fois concernant l’Ukraine. Imaginons que la ligne anti-russe s’écroule et tout le système éducatif qui a été «ukrainisé» avec un roman national contant l’histoire des «Grands Ukrainiens» qui auraient découvert la mer Noire. Il faudra donc à nouveau ré-écrire tous les manuels d’enseignement pour refléter la réalité débarrassée de la propagande. Tous les manuels seront à refaire. Il faudra les réimprimer. Encore un secteur d’activité relancé. D’où je ne puis prédire par le menu ce qui viendra. Où et quelles seront les possibilités d’activité qui viendront, je ne puis le dire à ce stade. Il faut élaborer des scénarios et avoir beaucoup d’imagination. Ce qui distingue l’entrepreneur des autres, c’est qu’il a le flair pour voir où l’on peut faire de l’argent. Comme d’autres ont le flair pour voir quels sont les facteurs prépondérants à employer dans la construction d’un nouveau modèle. Quand, il y a dix ans, je disais que l’Union européenne n’était pas viable et avait vocation à s’écrouler, on me prenait pour un fou. Je leur disais : «Vous ne comprenez pas, comme c’est construit, cela ne peut pas ne pas s’effondrer.» Cette construction sous cette forme n’est pas viable. On me disait : «Tu n’as rien compris, ils sont géniaux et planifient tout cent ans à l’avance.» Et moi de répondre : «Peu importe leurs plans, cela ne change pas la structure du problème

Imaginez qu’une personne fort respectable, à la tête d’une grande famille et ayant de nombreux amis soit diagnostiquée comme atteinte d’un cancer. Énormément de gens autour ne souhaitent pas sa mort, et cela changera quoi ? Des facteurs absolument objectifs condamnent l’UE dans sa forme actuelle. Et la prise en compte de ces facteurs est un art en soi. Je rappelle, il faut avant toute chose réunir une équipe. Demander leur avis. L’exposer au public. Et sur cette base, préparer un plan de développement à réadapter en fonction des circonstances, en fonction de comment votre environnement va changer radicalement. Vos amis de Kichinev auront besoin du cyrillique, et vous, vous les facturerez 1 rouble la lettre.

Aujourd’hui je vais vous poser une question sur les technologies et leur influence sur la société. Nous savons qu’un changement de paradigme technologique, induit par une nouvelle découverte par exemple. Vous savez sans doute que des recherches ont lieu sur la fusion nucléaire froide, en Allemagne par exemple, on arrive déjà à atteindre sept secondes de fusion contrôlée. Ce pourrait être la nouvelle source d’énergie qui détacherait l’Europe du paradigme pétro-gazier et en Russie nous débarrasserait de notre dépendance au pétrole. Ces nouvelles technologies énergétiques pourraient être la clé du monde de demain.

Quel serait l’impact socio-économique de telles évolutions ? Vous savez, j’ai commencé à comprendre un peu le monde dans les années 1970. Et je lisais pas mal de revues scientifiques à l’époque, Science et Vie, Jeune technique, Chimie et Vie, Quanta… Dans toutes ces revues des années 1970, on expliquait la technologie des tokamaks (réacteurs théoriques à fusion). C’est une technologie que nous avons été les premiers à proposer. Elle devait, dans les cinq, dix maximum quinze ans, permettre la fusion contrôlée. Les chercheurs allemands dont vous parlez utilisent aussi la configuration tokamak. Des dizaines d’années sont passées depuis. Je serai bientôt à la retraite. Et il n’y a toujours rien. Il y avait aussi des réacteurs énergétiques à haute fréquence. Il y avait beaucoup de recherches. Je ne crois pas que les Allemands aient réussi là où tous les autres échouent depuis des décennies. Quarante ans que tout le monde cherche, et d’un coup ils réussissent. Il doit y avoir une explication. Dans le cas de découvertes complètement nouvelles, le coup de chance est possible. Personne n’a regardé ici jusqu’à aujourd’hui. Mais quand tous les pays avancés cherchent depuis quarante ans au même endroit et sans succès, et puis d’un coup ils «trouvent». C’est probablement une erreur. Je n’y crois pas.

En ce qui concerne les prix de l’énergie, le prix du pétrole ne change rien car le secteur pétrolier redistribue les flux financiers. Si les prix sont plus élevés, les coûts le sont également. Si les prix baissent, les coûts baissent. C’est pour ça qu’aux États-Unis, ils pensaient qu’en réduisant les prix du pétrole, ils stimuleraient l’économie. Et bien, elle est au contraire tombée. Pourquoi ? Oui les dépenses pour l’énergie sont tombées dans de nombreux secteurs. Mais le flux d’investissement de l’immense secteur pétrolier lui-même est tombé tellement que cela a plus que compensé les gains de coûts.

Je vais vous raconter une histoire. C’était il y a deux ans. Au forum économique d’Astana (Kazakhstan), j’étais invité par le Premier ministre à un dîner dans le cadre d’un sommet énergétique. J’étais donc à cette table avec le Premier ministre et à ma droite était assis le vice-ministre russe de l’Énergie, à ma gauche un Américain qui me demande : «Qui êtes-vous?» Je lui réponds : «Je suis consultant.» Il dit : «Non les consultants, ce sont les McKinsey, Boston Consulting Group et consort, mais vous comment se fait-il que vous êtes à cette table ?» Il se trouvait que je connaissais le Premier ministre personnellement. Je réponds donc : «Parce qu’il y a dix ans j’ai écrit un livre traitant de la crise économique actuelle, dans laquelle nous entrons.» Il me dit : «Il y a dix ans ?» Je dis : «Oui, dix ans.» L’Américain me donne sa carte de visite. Il était le premier vice-président du géant pétrolier Exxon Mobil. Puis il me demande : «Et maintenant, vous faites quoi ?»

Je dois donc le lui expliquer en tenant compte des spécificités de la mentalité américaine. L’enseignement américain est très spécifique. L’enseignement russo-soviétique est l’héritier du système allemand du XIXe siècle. C’est savoir un peu sur tout. Le système américain c’est de savoir tout sur rien. Leur enseignement est en langage scientifique, une fonction delta, très concentré sur un domaine étroit, des connaissances colossales, mais limitées à un seul domaine étroit rendant la compréhension même superficielle des autres domaines presque impensable. Il ne connaît que ce domaine, pas les autres. Par la suite j’ai appris qu’il était un vétéran du domaine pétrolier, un vrai, pas un gestionnaire, pas un avocat, pas un banquier, mais un vrai pétrolier. Toute sa vie il a travaillé avec le pétrole. Je lui explique : «Vous êtes dans l’équipe dirigeante d’une très grande entreprise.» Il sourit et me dit : «Oui, Exxon Mobil, la plus grosse compagnie du monde.» Exxon Mobil était le première compagnie en terme de capitalisation, ce n’est que quelques mois plus tard que Apple l’a dépassé.

Je lui dis : «Oui, la plus grande, mais vous comprenez que la place de votre compagnie est déterminée non par le prix du pétrole, mais par l’énergie fournie.» Il me dit : «Oui,  car si les prix montent, les dépenses montent, si les prix baissent, les dépenses baissent. La part d’énergie, elle, ne change pas.» Je lui dis : «Vous comprenez qu’une crise absolument majeure commence.» Il me dit : «Elle a déjà lieu.» Pour lui c’était une évidence, il n’était pas un économiste ignare, mais un homme pratique de terrain. «Alors dites-moi, à l’issue de cette crise, la part d’énergie dans ce qui restera du secteur pétrolier va-t-elle être multipliée par 2 ou divisée par 3 ?» Et j’ajoute : «J’essaye de répondre à ce genre de questions.» Il est resté pensif et m’a dit : «C’est une question fort intéressante, je suis incapable d’y répondre malgré mon expérience.» «Pour le moment, moi non plus», ai-je répondu.

Voilà la principale question: comment va changer la structure de l’économie globale ? Voilà ce qui est important. S’il s’avère que les prix du pétrole ont été multipliés par 5 mais que la part d’énergie a monté elle aussi, c’est un scénario. En revanche si le prix double, mais que la part d’énergie est divisée par 3, c’est un tout autre scénario, radicalement différent. Je termine là-dessus, je vois que tout le monde est fatigué.

Partie 4

Traduit par Azimuth Azimuth

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