L’intégration eurasienne rencontre l’Amérique d’abord


Les spéculations hystériques sur la fin du siècle américain sont oiseuses. Ce qui compte sont les faits, qui prouvent la progression inexorable de l’intégration d’une grande partie du monde.


Par Pepe Escobar – Le 7 juin 2017 – Source Asia Times via entelekheia.fr

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Photo Pixabay

Des développements importants à Washington, Bruxelles, en Virginie et à Saint-Pétersbourg au cours de ces derniers jours peuvent nous offrir de sérieux indices sur la direction que nous prenons – géopolitiquement et géo-économiquement.

Commençons par un flot d’analyses néo-apocalyptiques selon lequel le retrait du président Trump des accords de Paris sur le climat aurait plongé l’Occident dans un conflit pire que n’importe quel autre depuis la Seconde Guerre mondiale.

Ce qui a été décrit comme « une gaffe historique » par l’un des négociateurs des accords de Paris a également déclenché une violente rebuffade publique – et en anglais – de la part du président français Emmanuel Macron.

La chancelière allemande Angela Merkel, à la réunion du G7 à Taormine, avait déjà prévenu Trump qu’il allait laisser « le champ libre aux Chinois » si les USA se retiraient.

Et de fait, cela a ressemblé à un coup de communication céleste pour le Premier ministre chinois Li Keqiang, qui a rencontré Merkel à Berlin et une horde d’eurocrates à Bruxelles.

La Chine est le deuxième partenaire commercial de l’UE après les USA. Un communiqué joint – leur premier en politiques publiques – au sommet Chine-UE a déclaré le changement climatique « plus que jamais un impératif ». Pékin et Bruxelles se sont engagés à baisser leur consommation d’énergie fossile, à développer des technologies vertes, et à lever une somme de 100 milliards par an à partir de 2020 pour aider les pays du Sud à abaisser leurs émissions.

Pour Pékin, le leadership en matière de lutte contre le changement climatique se traduit aujourd’hui par une accumulation sans précédent de capital politique. Ajoutons-y son ambitieux projet, la nouvelle Route de la soie – rebaptisé Initiative One Belt and One Road – et nous avons la Chine en position de mener sur deux fronts, le multilatéral et l’environnemental.

Cela se produit alors que les émissions de la Chine ont baissé depuis 2013 – en parallèle avec leur installation de panneaux solaires en grand nombre. La Chine peut demeurer le pollueur N°1 au monde, mais en même temps, elle progresse inexorablement en tant que premier constructeur, développeur et exportateur d’infrastructures pour les énergies renouvelables au monde.

Comme la nouvelle Route de la soie étend ses infrastructures tentaculaires vers l’UE, les investissements chinois sont promis à dépasser les 35 milliards d’euros engagés en 2016.

Pékin est pointilleux pour une plus grande intégration européenne et considère l’UE comme un concurrent multipolaire potentiel des USA. À Berlin, Li Keqiang, qui « espère que l’UE restera unie, stable et prospère », célèbre la synchronicité entre Made In China 2025 – un projet d’innovation en production – et l’industrie allemande 4.0 – qui porte sur une production technologique basée sur des systèmes cyber-physiques, l’Internet des objets et les technologies Cloud.

Lentement mais sûrement, nous commençons à voir les contours de la « stratégie complète de partenariat » que les stratèges chinois avaient imaginée dès le début des années 2000.

Ou – d’une façon plus alarmante d’un point de vue occidental – ce que nous voyons, c’est une Chine qui aura rattrapé son retard en innovation avant 2020. Des diplomates admettent que les rapports sur le commerce inclus dans la dernière étude de confiance en matière d’investissements de la Chambre de commerce de l’UE en Chine ont plongé les commissaires de l’UE dans la panique.

Le résultat est que l’UE ne peut pas éviter d’entrer dans l’orbite des gigantesques investissements transcontinentaux des infrastructures de la nouvelle Route de la soie. Pékin ne considère peut-être pas l’UE comme un acteur géopolitique sérieux, mais il s’amuse beaucoup de voir l’UE essayer de rattraper les USA en matière de commerce mondial.

Sans surprise, Merkel emprunte un chemin parallèle. À Taormine, nous avions une sorte de G-6 contre Trump. Au G-20 de Hambourg le mois prochain, Berlin veut réunir 19 nations contre Trump.

Le mélodrame de  la « communauté mondiale »

Pendant ce temps, la semaine dernière, le groupe Bilderberg tenait son célèbre rendez-vous annuel secret à l’hôtel Marriott de Chantilly de Virginie – pas loin de la Maison-Blanche.

Voici la liste des participants. Le président de la réunion, Henri de Castries, n’est nul autre que l’un des cerveaux du phénomène Macron.

L’un des panels de discussion était intitulé, « L’administration Trump : rapport sur la progression ». Malheureusement, le code strict de secret de Bilderberg ne permet pas aux simples mortels de partager ses lumières, mais Henry Kissinger – qui a récemment rencontré Trump pour parler de la Russie – y assistait.

L’élément comique à Bilderberg tenait probablement aux directeurs de quatre des dix géants des services financiers – AXA, Allianz, ING et Santander – se demandant gravement : « La mondialisation peut-elle être stoppée ? ». On peut se demander s’ils arrivaient à garder leurs sérieux.

Puis, il y avait la table ronde sur la Chine, avec Cui Tiankai, l’ambassadeur de la Chine aux USA, assis à côté du Secrétaire au commerce américain, du Conseiller à la sécurité nationale des USA, de deux sénateurs, de deux anciens directeurs de la CIA, des chefs du Groupe Carlyle et de KKR – et enfin et surtout d’Eric Schmidt, Secrétaire exécutif d’Alphabet, la compagnie-mère de Google, qui revenait de Chine.

Finalement, de l’autre côté de l’Atlantique, le St. Petersburg International Economic forum (Forum économique international de Saint-Pétersbourg) était tout en action – et sans secret.

L’investisseur Jim Rogers a déclaré que « de plusieurs manières, les sanctions contre la Russie ont aidé la Russie. Elles ont apporté un boom à l’agriculture russe. C’est une industrie à croissance très très forte aujourd’hui. Et elles ont poussé la Russie vers l’Asie. »

Sur le front de l’intégration eurasienne, le président Poutine a dit : « Dans une semaine, nous entérinerons l’accession de l’Inde à l’Organisation de coopération de Shanghai en tant que membre à part entière. » La Russie a toujours soutenu l’accès de l’Inde à l’OCS.

Il y a plus. La Chine a déclaré son soutien plein et entier à l’accès de l’Iran à l’OCS – les discussions détaillées doivent se tenir au sommet du pacte cette semaine à Astana, au Kazakhstan, en présence du président Xi Jinping. Et la Chine est également prête à étudier toute demande d’accès à l’Organisation d’un pays-membre de l’OTAN, la Turquie, dont le président Tayyip Erdogan, a dit qu’il y était favorable.

Poutine a également envoyé un message clair et subtil sur les BRICS : « Cette organisation est née ici à Saint-Pétersbourg. Au début, nous n’étions que trois – la Russie, la Chine et l’Inde – mais ensuite, le Brésil et l’Afrique du Sud nous ont rejoints. Nous pensons que c’est une plateforme très importante pour harmoniser nos positions. »

De façon décisive, le président de la Nouvelle banque de développement des BRICS (New Development Bank, NDB), K. V. Kamath, a ajouté « il y a un consensus, entre les pays des BRICS, selon lequel nous devons davantage échanger en monnaies locales. »

Saint-Pétersbourg a établi qu’un accord sur une zone de libre-échange entre l’Union économique eurasienne (UEE) et l’Inde peut être signé avant deux ans. En parallèle, la Banque eurasienne de développement (BED) a commencé à financer des projets refusés par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), selon le PDG de la BED, Dmitry Pankine.

Sur le front de l’énergie, en 2014, Gazprom et la China National Petroleum Corporation (CNPC) ont signé un méga-accord de 400 milliards de dollars sur 30 ans pour la livraison annuelle de 38 milliards de mètres cube de gaz russe à la Chine. Gazprom approuvera les termes finaux de ce contrat à la fin 2017, selon son PDG Alexey Miller. Et bien sûr, un autre pipeline – le Power of Siberia 2 – sera également construit, et acheminera 30 milliards de mètres cube de gaz russe supplémentaire.

Sur le font bilatéral, ce que Macron avait suggéré au cours de la rencontre de Versailles avec Poutine s’est traduit à Saint-Pétersbourg par une table ronde France-Russie sur le commerce.

Et au cours de la réunion USA-Russie de Saint-Pétersbourg, Poutine n’a pas pu être plus clair : « Nous ferons de notre mieux pour rendre le business en Russie attractif pour nos partenaires américains. »

Les spéculations hystériques sur la fin du siècle américain, ou sur la fin des États-Unis comme « leaders du monde libre », sont oiseuses. Ce qui compte sont les faits, qui prouvent la progression inexorable de l’intégration eurasienne, des accords entre la Russie et la Chine jusqu’à la coopération UE-Chine.

Quant à la doctrine Trump, elle a été clairement détaillée par par le Wall Street Journal :

Pour son premier voyage officiel, le président est parti avec une position claire, le monde n’est pas une « communauté mondiale », mais une arène où les pays, les acteurs non-gouvernementaux et les entreprises sont en compétition pour leurs profits et avantages. Nous apportons à ce forum une force militaire, politique, économique, culturelle et morale inégalée. Plutôt que nier cette nature élémentaire des affaires internationales, nous l’adoptons avec enthousiasme.

Ainsi, les lignes de front sont délimitées ; l’intégration eurasienne doit apprendre comment traiter avec « l’Amérique d’abord ».

Pepe Escobar

Note d'Entelekheia

Suite de l’épopée de l’intégration eurasienne pilotée par la Chine via le méga-chantier de la nouvelle Route de la soie, avec d’un côté de l’Atlantique, à l’Ouest, un gouvernement en proie à une crise interne et un président apparemment inconséquent doté de conseillers principalement issus de Goldman Sachs (les champions incontestés du capitalisme néolibéral financiarisé mondial, dit « de casino ») et du Pentagone ; de l’autre côté un pays, la Chine, qui mène un effort capitaliste « à l’ancienne » (et qui pis est, conçu par l’État) à l’échelle d’un continent entier, avec des investissements dans des infrastructures, des routes, des voies ferroviaires à haute vitesse, des ponts, des unités de production de pointe et des traités commerciaux destinés au développement de pays entiers.

Qui l’emportera ?

Traduction entelekheia.fr

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