Les yeux du gouvernement sont partout : nous sommes tous prisonniers de l’état de surveillance


John Whitehead

Par John W. Whitehead – le 18 juin 2018 – Source Rutherford

« Nous sommes tenus par le Pentagone, nous sommes tenus par Madison Avenue [l’artère de New York la plus bardée de publicités, NdT], nous sommes tenus par la télévision, et tant que nous accepterons ces emprises, et ne nous révolterons pas, nous continuerons à dériver avec le courant jusqu’aux chûtes d’eau en aval… Tant que nous continuons d’acheter ce qu’ils veulent nous vendre, nous sommes à leur merci… Nous vivons tous dans un petit village. Votre village est peut-être différent du village de quelqu’un d’autre, mais nous sommes tous prisonniers. » – Patrick McGoohan

Le Prisonnier – une série télévisée dystopique diffusée pour la première fois il y a 50 ans en Amérique, était décrite comme « la rencontre entre James Bond et George Orwell, racontée dans le style de Franz Kafka », et mettait au jour des thèmes sociétaux toujours d’actualité : montée d’un État policier ; libertés individuelles ; surveillance permanente ; corruption du gouvernement ; totalitarisme ; militarisation ; pensée de groupe ; marketing de masse, et tendance si humaine à docilement se laisser enfermer dans son rôle de prisonnier consenti.

Constituant sans doute l’un des meilleurs « débats visuels » sur les sujets de l’individualité et de la liberté, Le Prisonnier (comportant 17 épisodes) raconte l’histoire d’un agent secret britannique, qui après avoir soudainement donné sa démission, se retrouve emprisonné et interrogé dans une communauté mystérieuse, isolée, cosmopolite et d’apparence tranquille, appelée sobrement le Village. Le Village constitue un lieu de vie idyllique, avec parcs et espaces verts, activités de détente et même un majordome.

Pour luxueux et bien aménagé qu’il soit, le Village s’avère être une prison virtuelle dorée, aménagée en paradis balnéaire : ses habitants ne disposent d’aucune réelle liberté, ils ne peuvent pas sortir du Village, se trouvent surveillés en permanence, leurs mouvements sont suivis par des drones de surveillance, et leur individualité leur est confisquée ; ils ne sont identifiés que par numéros.

Le protagoniste de la série, dont le rôle est joué par Patrick McGoohan, s’appelle donc Numéro Six.

Numéro Deux, l’administrateur du Village, tient le rôle d’agent pour le tout puissant et inaccessible Numéro Un, dont l’identité n’est révélée qu’au dernier épisode.

« Je ne suis pas un numéro. Je suis un homme libre » constituait le refrain, chanté à chaque épisode du Prisonnier, série largement écrite et dirigée par McGoohan.

Dans l’épisode d’ouverture (« L’Arrivée »), Numéro Six rencontre Numéro Deux, qui lui explique qu’il fait partie du Village, parce que les informations qu’il a « stockées » dans sa tête sont trop précieuses pour se promener « dehors ».

Au fil de la série, Numéro Six est soumis à des tactiques d’interrogations ; à la torture ; à des drogues hallucinogènes ; usurpation d’identité ; manipulation mentale ; manipulations des rêves, et d’autres formes d’endoctrinement social et de coercition physique pour le « convaincre » d’obtempérer, d’abandonner, de se soumettre et de s’en remettre à la volonté du pouvoir en place.

Numéro Six refuse d’obtempérer.

Dans chaque épisode, Numéro Six résiste aux méthodes d’endoctrinement du Village, lutte pour conserver son identité propre, et tente d’échapper à sa captivité. « Je ne passerai aucun marché avec vous », déclare-t-il à Numéro Deux. « J’ai démissionné. Je ne me laisserai pas pousser, ranger, indexer, débriefer ou numéroter. Ma vie m’appartient.

Mais quels que soient les efforts et subterfuges qu’emploie Numéro Six pour sortir de cette situation, il n’y parvient jamais.

Scruté par des caméras de surveillance et d’autres sondes, les tentatives de Numéro Six sont à chaque fois mises en échec par d’inquiétantes sphères blanches, sortes de montgolfières, appelées « rovers ». Mais il refuse encore et toujours d’abandonner. Il dit à ses camarades détenus « La différence entre nous, c’est que vous avez accepté votre emprisonnement, et vous mourrez ici comme des choux pourris. »

Les tentatives successives d’évasion de Numéro Six se transforment en exercices futiles et surréalistes, chaque épisode répétant le même cauchemar amenant au même dénouement pétri de frustration : on ne peut pas s’échapper.

Comme le conclut le journaliste Scott Thill dans Wired, « Se rebeller finit toujours par se payer. Dans la série très appréciée Le Prisonnier, Numéro Six est torturé, battu et même son corps finit par lui être arraché : dans l’épisode ‘Ne m’abandonne pas, mon amour’, son esprit est transplanté dans le corps d’un autre homme. Numéro Six n’a de cesse de s’évader du Village, finissant toujours par s’y retrouver, captif tel un animal, animé d’une énergie bouillonnante qu’il ne peut pas dépenser, et trahi par presque tous ceux qui l’entourent ».

Cette série constitue une leçon effrayante quant à la difficulté de gagner sa liberté dans une société où les murs sont intégrés aux pièges du progrès technologique et scientifique, la sécurité nationale et la soi-disant démocratie.

Comme noté par Thill au moment du décès de l’acteur McGoohan en 2009, « Le Prisonnier constituait une allégorie de l’individu, cherchant la paix et la liberté dans une dystopie maquillée en utopie ».

Le Village du Prisonnier représente également une bonne allégorie de l’État policier américain : il présente une façade de liberté tout en fonctionnant comme une prison : c’est un monde contrôlé, aux aguets, inflexible, punitif, mortel et inéluctable.

L’État policier américain, à l’image du Village du Prisonnier, constitue un panoptique métaphorique, une prison circulaire dans laquelle les détenus sont supervisés par un seul gardien localisé dans la tour centrale. Les détenus n’ont aucune visibilité sur le gardien, si bien qu’ils sont en permanence dans l’incertitude quant à savoir si celui-ci porte ses regards sur eux, et ils sont amenés à devoir supposer qu’ils sont constamment observés.

Au XVIIIe siècle, le théoricien social Jeremy Bentham avait imaginé la prison panoptique, la considérant comme un moyen meilleur marché et plus efficace pour « gagner le contrôle de l’esprit sur l’esprit, dans une mesure jusqu’ici jamais vue ».

La panoptique de Bentham, dans laquelle les prisonniers constituent une main-d’œuvre subalterne bon marché, est devenue un modèle pour l’État de surveillance moderne, dans lequel le peuple est placé sous surveillance constante, est contrôlé et supervisé par les pouvoirs en place et de surcroit finance l’existence de cet État.

Aucun endroit où fuir, et aucun refuge : voici la nouvelle rengaine des architectes de l’État policier et de leurs collaborateurs en entreprise (Facebook, Amazon, Netflix, Google, YouTube, Instagram, etc).

Les yeux du gouvernement sont sur vous.

Ils voient tout ce que vous faites : ce que vous lisez, combien vous dépensez, vos déplacements, avec qui vous interagissez, à quelle heure vous vous réveillez, ce que vous regardez à la télévision et ce que vous lisez sur internet.

La moindre de vos actions est tracée, on la mine pour en faire de la donnée, on la découpe, et on la range pour former le tableau de qui vous êtes, ce qui vous fait réagir, et la meilleure manière de vous contrôler, pour le jour où il faudra vous faire rentrer dans le rang.

Quand le gouvernement voit tout, sait tout, et dispose d’une pléthore de lois pour faire du citoyen le plus honnête un criminel et un hors-la-loi, alors le vieil adage « je n’ai rien à cacher donc je n’ai pas de souci à me faire » cesse de fonctionner.

Outre les dangers évidents que cause un gouvernement qui estime justifié et autorisé d’espionner les gens et d’utiliser un arsenal sans cesse croissant d’armes et de technologies pour les surveiller et les contrôler, le moment approche où nous devrons choisir : ou bien nous obéirons aux dictats du gouvernement – c’est à dire, à la loi – ou même à tout ce que le moindre représentant du gouvernement estimera être la loi, ou bien nous conserverons notre individualité, notre intégrité et notre indépendance.

Quand les gens parlent de vie privée, ils commettent l’erreur de croire que seules doivent être protégées les actions se déroulant derrière un mur ou sous les vêtements. Les tribunaux participent à cette incompréhension, avec leurs définitions constamment mouvantes de ce qui constitue pour chacun une « attente raisonnable au respect de sa vie privée ». Et la technologie est venue flouter ce contexte encore plus.

La vie privée s’étend loin au delà de ce que vous faites ou dites derrière une porte fermée à clé. C’est plutôt un moyen de vivre sa vie en sachant fermement qu’on est le propre maître de sa vie, et mis à part les dangers envers une autre personne (ce qui est très éloigné des concepts soigneusement élaborés de menaces envers la sécurité nationale que le gouvernement élabore pour justifier ses actions), ce que vous lisez, ce que vous dites, où vous allez, avec qui vous passez votre temps, et comment vous dépensez votre argent ; tout cela ne regarde personne d’autre que vous.

Malheureusement, notre réalité s’est alignée sur le roman 1984 de George Orwell, dans lequel « il fallait bien vivre et l’habitude s’en était muée en une sorte d’instinct – avec la supposition que chaque son que vous émettiez allait être entendu, et – à part dans l’obscurité – chacun de vos mouvements allait être scruté ».

Nous voici à présent dans la position peu enviable d’être surveillés, supervisés et contrôlés par notre technologie, qui obéit non pas à nous-mêmes, mais à nos gouvernements et à des dirigeants d’entreprises.

Prenez en compte que chaque jour, l’Américain moyen s’occupant de ses affaires va être supervisé, surveillé, espionné et tracé de plus de 20 manières différentes, tant par les yeux et oreilles gouvernementales que par les entreprises.

Sous-produit de ce nouvel âge dans lequel nous vivons, que vous traversiez une boutique, conduisiez votre voiture, vérifiez vos courriels, parliez avec vos amis ou votre famille au téléphone, soyez certain que quelque part une agence gouvernementale, la NSA ou une autre, vous écoute et enregistre les marqueurs de votre comportement.

Et cela n’effleure même pas ce que les traceurs d’entreprises supervisent de vos achats, de votre navigation, de vos publications Facebook et de vos autres activités dans la cybersphère.

Des appareils Stingray installés sur les voitures de police pour tracer sans mandat les téléphones portables, des radars Doppler qui peuvent mesurer la respiration et les mouvements humains à travers les murs d’une maison, des lecteurs de plaque d’immatriculation pouvant cadencer jusque 1800 lectures par minute, des caméras sur les trottoirs et dans « l’espace public », associées à des dispositifs de reconnaissance faciale ainsi qu’une technologie de reconnaissance comportementale ouvrant la voie au programme policier de « prévention du crime », des caméras corporelles transformant les agents de police en caméras de surveillance itinérantes, l’internet des objets : toutes ces technologies s’additionnent pour fabriquer une société où la place est bien faible pour les indiscrétions, les imperfections, les actes d’indépendance – surtout quand le gouvernement peut écouter vos appels, superviser vos habitudes de conducteur, tracer vos déplacements, scruter vos achats et sonder vos activités au travers même des murs de votre habitation.

Comme le concluait le philosophe français Michel Foucault dans son livre Surveiller et punir de 1975, la visibilité est un piège.

Voilà le camp de concentration électronique – la prison panoptique – le Village, en somme – dans lequel nous nous trouvons désormais enfermés.

De cette prison, il n’y aura aucune évasion, si le gouvernement parvient à ses fins.

Comme le dit Glenn Greenwald :

« La théorie, c’est que nous sommes supposés virtuellement tout savoir de ce que [les dirigeants gouvernementaux] font : c’est pour cela qu’on les appelle serviteurs de la nation. La théorie, toujours, c’est qu’ils ne sont rien supposés savoir de ce que nous faisons, c’est pour cela que nous sommes appelés individus privés. Cette dynamique – l’emblème d’une société saine et libre – a été totalement renversée. Maintenant, ce sont eux qui savent tout ce que nous faisons, et qui n’ont de cesse que de mettre en oeuvre de nouveaux systèmes pour en savoir encore plus. Cependant, nous en savons de moins en moins quant à leurs actes, puisqu’ils se cachent derrière des murs de confidentialité. Voilà le déséquilibre qui doit prendre fin. Aucune démocratie ne peut rester saine et fonctionnelle quand les actes les plus décisifs de ceux qui exercent le pouvoir politique demeurent inconnus de ceux à qui ils sont supposés en rendre des comptes ».

Il apparaît malheureusement que nous sommes enfermés dans le Village sans espoir de sortie.

Ceux qui n’ont pas choisi la pilule bleue, qui n’ont pas succombé aux sirènes rhétoriques de l’État profond, qui ne se sont pas laissés duper par la promesse de l’avènement d’un sauveur politique, ceux-là ne sont pas surpris de lire que nous sommes des prisonniers – et qu’en fait, nous n’avons jamais cessé de l’être.

Alors comment on s’évade ?

La première étape, c’est le réveil. Résister aux incitations à obtempérer.

La lutte pour rester « soi-même dans une société de plus en plus obsédée par la conformité au consumérisme de masse », écrit Steven Paul Davies, signifie que  superficialité et image éclipsent la vérité et l’individualité. Le résultat : une pensée de groupe et la tyrannie de groupe – surtout à un jour et un âge où les gens sont accros aux écrans, eux-mêmes contrôlés et administrés par le gouvernement et ses alliés du monde de l’entreprise.

Pensez par vous-même. Soyez un individu. Comme le commentait McGoohan en 1968, « En ce moment, les individus se font extirper leur personnalité et subissent un lavage de cerveau qui les transforme en esclaves… Tant que les gens ressentent quelque chose, c’est super. C’est quand ils déambulent sans pensée et sans ressenti que ça se complique. Quand vous avez une foule qui est comme ça, vous pouvez les transformer en l’espèce de gang dont disposait Hitler ».

En cet âge dominé par les médias, où les lignes sont floues entre divertissement, politique et informations, il devient très difficile de différencier les faits de la fiction. Nous sommes tellement bombardés d’images, de slogans, de règles et de punitions et numérotés depuis le jour de notre naissance, qu’il est encore incroyable que nous appréhendions encore le concept de liberté. McGoohan disait : « La liberté est un mythe ».

En fin de compte, comme je le décris dans mon livre Battlefield America : La Guerre envers le peuple américain, nous sommes tous captifs de notre propre esprit.

C’est, en définitive, dans le domaine de l’esprit que les prisons sont créées pour nous. Et le verrou en est le politiquement correct, il devient très difficile de parler ou d’agir en tant qu’individu sans se faire ostraciser. C’est pour cela que, si souvent, nous nous trouvons forcés de battre en retraite à l’intérieur de notre esprit, dans une prison sans barreaux de laquelle nous ne pouvons pas nous échapper, ainsi que dans le monde des jeux vidéos, de la télévision et d’internet.

Nous avons fait le grand tour de la panoptique de Bentham au Village de McGoohan, en passant par Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley.

Comme observé par le théoricien culturel Neil Postman :

Orwell craignait ceux qui allaient interdire les livres. Huxley craignait qu’il n’y ait aucun motif à interdire les livres, que plus personne n’ait le désir d’en lire un seul. Orwell craignait ceux qui allaient nous déposséder de l’information. Huxley craignait ceux qui allaient nous en donner tellement que nous deviendrions réduits à la passivité et à l’égoïsme. Orwell craignait que nous soyons réduits à devenir un public captif. Huxley craignait que la vérité ne se retrouve noyée dans un océan d’insignifiance. Orwell craignait que nous ne devenions une culture captive. Huxley craignait que nous ne devenions une culture triviale, préoccupée de quelque équivalent des « feelies » [une invention de Huxley, « les spectacles sensoriels », NdT] ou de l’« orgy-porgy » [pratique de la sexualité de groupe bi-hebdomadaire dans un rituel pseudo religieux, également inventée par Huxley, NdT]. Comme le faisait remarquer Huxley dans Retour au meilleur des mondes, les libéraux civils et les rationalistes, toujours sur la brèche pour s’opposer à la tyrannie, « ont échoué à prendre en compte l’appétit quasiment infini de l’homme pour les distractions ». Dans Le meilleur des mondes, on les contrôle en leur infligeant du plaisir. En bref, Orwell craignait que ce que nous haïssons nous ruine. Huxley craignait que ce que nous aimons nous ruine.

Vous voulez être libre ? Sortez du cercle.

Traduit par Vincent, relu par Cat, vérifié par Diane pour le Saker Francophone

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