Les sanctions économiques. Une des armes de la guerre hybride.


Les politiciens étatsuniens adorent utiliser les sanctions économiques pour punir leurs adversaires étrangers, mais l’utilisation à outrance de cette arme pousse la Chine et la Russie à développer des contre-mesures, nous explique le diplomate britannique Alastair Crooke.

Par Alastair Crooke – le 1 avril 2016 – Consortium news.

Le dirigeant suprême iranien Ali Khamenei a dit, dimanche, devant une large audience dans la ville sainte de Mashhad, que «les Américains ne font pas ce qu’ils ont promis dans l’accord nucléaire. Ils n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû faire. Selon le ministre des Affaires étrangères [Javad Zarif], ils ont amené quelque promesses sur le papier mais ont aussi empêché la matérialisation des objectifs de la République islamique iranienne grâce à diverses mesures de diversion». 

Cette déclaration faite pendant la nouvelle année du dirigeant suprême doit être comprise comme un avertissement et non comme pure rhétorique. Ce n’était pas une simple critique contre l’Amérique (comme certains pourraient le supposer). C’était plutôt un simple avertissement au gouvernement iranien à faire attention aux retombées politiques possibles.

Ce qui se passe est significatif. Pour quelque raison que ce soit, le ministère des Finances étasunien est en train de vider l’accord pour lever les sanctions de toute sa substance (et le motif pour cela mérite toute notre attention). Le dirigeant suprême a aussi remarqué que l’Iran éprouve quelques difficultés à rapatrier ses fonds gelés placés à l’étranger.

Les officiels du ministère étasunien ont, depuis le premier jour de l’accord, pris chacun leur tour pour avertir les banques européennes que les sanctions étasuniennes contre l’Iran restaient en vigueur et qu’elles ne devaient pas envisager, même pas une seconde, d’utiliser les marchés obligataires, en dollar ou en euro, pour financer le commerce avec l’Iran ou pour s’impliquer dans le financement d’infrastructures iraniennes.

Les banques comprennent parfaitement le message : touchez seulement au commerce avec l’Iran et vous serez massacrées par une amende d’un milliard de dollars, contre laquelle il n’y aura ni appel, ni cadre légal clair, aucun moyen de se défendre. Les banques (de manière compréhensible) prennent peur. Aucune banque ni institution financière ne s’est montrée lorsque le président Rouhani a visité Paris pour une série de réunions avec le monde des affaires local.

L’influent journal iranien Keyhan a écrit à ce sujet, le 14 mars, qu’«à l’occasion d’un discours à l’assemblée générale des Nations Unies en septembre, Rouhani a déclaré qu‘aujourd’hui une nouvelle phase de relations entre l’Iran et le monde débute». Il a aussi déclaré dans une discussion à la radio 23 Tir que «la mise en place progressive de ce document va doucement ôter les briques du mur de méfiance».

Keyhan continue:

«Ces remarques sont faites alors que le côté occidental, dirigé par les États-Unis, n’a aucune intention de supprimer ou même de diminuer le mur de méfiance entre lui et l’Iran […] car il retarde la mise en place de l’accord qu’ils ont pourtant signé. La levée des sanctions n’est restée qu’une promesse sur un bout de papier, à tel point que cela a entraîné les protestations de politiciens iraniens».

«La partie américaine utilise les  clauses de l’accord de telle façon que les banques et sociétés, même européennes, n’osent pas établir de relations financières avec l’Iran par peur de la réaction américaine sous forme de sanctions [imposées à ses banques]. En réalité, la raison du retard de l’implémentation d’une coopération financière entre les banques européennes et les banques iraniennes et l’échec à faciliter les transactions économiques et financières est dû au fait que les sanctions américaines sont encore en place et que les banques iraniennes continuent à faire face à des restrictions. À cause de leur crainte d’amendes et de sanctions graves pour violation des anciennes sanctions étasuniennes, les institutions financières européennes hésitent à établir des relations avec leurs contreparties iraniennes…»

«Il est inutile de s’attendre à ce que l’administration étasunienne coopère avec l’Iran, vus les commentaires de ses fonctionnaires, dont [la conseillère à la sécurité nationale] Susan Rice, vu que leurs commentaires et leur comportement montre leur refus de suivre leurs obligations et vue l’absence de volonté politique de la part de cette administration pour mettre en place ne serait ce que le minimum de l’accord.»

Keyhan se réfère spécifiquement aux commentaires que Susan Rice a faits à Jeffrey Goldberg dans The Atlantic disant que «le but premier de l’accord iranien n’est pas d’entamer une nouvelle ère de relations entre les États-Unis et l’Iran. Le but était tout simplement de rendre un pays dangereux un peu moins dangereux. Personne ne s’attendait à ce que l’Iran devienne un acteur moins important. »

Keyhan continue :

«Toute action sur la scène internationale entraîne une réaction appropriée. Nous ne pouvons donc pas nous attendre à ce que le gouvernement américain lève les sanctions alors qu’il utilise toutes les opportunités pour restreindre notre pays. Les récents commentaires de Rice ne sont que la partie visible de la rhétorique anti-iranienne des officiels américains ces derniers mois. Ces remarques doivent donc être prise pour ce qu’elles sont, un signe […] que le rêve d’une levée des sanctions n’est rien d’autre qu’une vision idéaliste, loin de la réalité.»

La remarque du dirigeant suprême n’était donc destinée qu’au gouvernement iranien : pas trop d’espoir politique sur un tel accord, car ses fondations pourraient être construites sur du sable.

L’arme de prédilection financière

Récemment, le ministre des Finances états-unien, Jacob Lew, a tenu un discours à Carnegie sur l’évolution des sanctions et les leçons pour le futur, que David Ignatius commenta ainsi : «Les sanctions économiques sont devenues l’arme de prédilection de la politique étrangère américaine ces dernières années, car elles sont meilleur marché et plus efficaces que la puissance militaire classique. Mais Jack Lew a averti du risque de sur-utilisation qui pourrait rendre cette arme inefficiente, et même se retourner contre les États-Unis. Son avertissement contre une sur-utilisation arrive exactement au moment où des membres républicains du Congrès se battent pour que les États-Unis laissent en place les sanctions américaines contre l’Iran, malgré l’accord signé l’an passé, censé diminuer la menace iranienne.»

Alors que se passe-t-il ? Si Lew avertit des risques d’usure de l’arme des sanctions, pourquoi est-ce justement son ministère qui essaye avec autant d’ardeur de ne pas lever les sanctions, alors même qu’il rappelle que celles-ci ne fonctionneront plus si les pays ne récoltent pas ce qu’il leur est promis, la levée des sanctions, s’ils adhérent à ce que les États-Unis leur demandent.

Une des raisons de cette apparente contradiction est probablement la Chine. Rappelez-vous que lorsque les marchés financiers chinois étaient en pleine chute et que les monnaies étrangères sortaient à grand flot, la Chine a accusé la banque centrale étasunienne (la Fed) et fut rapidement remise à sa place pour avoir lancé une accusation si inappropriée.

En réalité, ce que la Fed faisait était seulement d’annoncer son intention de monter les taux d’intérêt (dans une bonne intention, naturellement !) comme certains, par exemple Goldman Sachs, le lui recommandaient. Les profits des sociétés et des banques étasuniennes se mirent à plonger, et en temps de perte financière, ramener le capital à la maison est une priorité, comme l’affirme le vieil adage. C’est exactement ce que fait un dollar fort.

Mais la Banque populaire de Chine (BPC) ne fit pas que se plaindre à propos des actions de la Fed, elle réagit. Cela permit au yuan de baisser, ce qui provoqua quelques tourbillons dans un monde financier global (déjà inquiet du ralentissement économique de la Chine), puis elle remonta la valeur du yuan pour empêcher toute spéculation en pariant sur d’autres baisses du yuan, puis abaissa encore cette valeur alors que les commentaires de la Fed commençaient à pencher en faveur d’une remontée des taux et d’un dollar fort, jusqu’à ce que, finalement, comme l’a remarqué Zero Hedge :

Depuis que Janet a fait sa déclaration, la BPC a renforcé le yuan comme jamais depuis 2005!

«Il semble que le message de la BPC à la Fed fut bien reçu et clairement compris. Après avoir essayé d’affaiblir le yuan (en créant des tourbillons de préférence), Janet Yellen (la patronne de la Fed) a livré le cadeau tant attendu (c’est-à-dire montré que les conditions mondiales permettaient d’appliquer les conseils de Goldman Sachs de renforcer le dollar) et la Chine a permis au yuan de remonter. Dans un double saut périlleux, le plus grand renforcement du yuan depuis 2005 a permis de le ramener à son niveau élevé de 2014, montrant ainsi la détermination de la Chine à lutter contre la vicieuse spéculation à court terme.»

En résumé, l’arme de prédilection de la politique étrangère (les guerres financières étasuniennes contre tout compétiteur mettant en question sa position hégémonique) fait face à une guerre hybride croissante, tout comme l’OTAN se plaint d’être obligée de s’adapter  à une guerre hybride conventionnelle de la part de la Russie.

Alors que les États-Unis essayent d’accroître leur mainmise, en déclarant par exemple avoir juridiction légale sur la BPC et en interdisant à la plus grande société de télécommunication chinoise de faire commerce avec eux, et vice versa, la Chine cherche à se défendre. Et elle vient de montrer que l’arme de prédilection du ministère de la finance étasunienne peut tout simplement s’enrayer.

Exploser le court terme alors que le yuan retourne sa chute pour tendre vers son point le plus élevé depuis août 2014.

Je pense que c’est cela que veut dire Lew en s’adressant, si possible, au Congrès qui est devenu passionné pour sa toute nouvelle bombe à neutrons (comme l’avait décrit un ancien fonctionnaire des finances en parlant de guerre géo-financière).

En ce qui concerne la Russie, voici ce qui est important : la Russie et les États-Unis semblent se rapprocher d’un grand marchandage au sujet de la Syrie (et peut être aussi de l’Ukraine), qui vraisemblablement impliquera la levée des sanctions européennes contre la Russie, mi-2016. Mais là encore, les États-Unis risquent pourtant de conserver les leurs (peut être même en rajouter comme certains députés étasuniens le voudraient).

source des trois graphiques : Zero Hedge

Donc, si la Russie, comme l’Iran et la Chine, n’est pas satisfaite des promesses de relaxe de sanctions, alors, comme le fait remarquer Keyhan, une réaction appropriée s’ensuivra.

L’effet boomerang

Ce que la Fed et Lew semblent avoir compris, c’est que les économies des États-Unis et de l’Europe sont maintenant si vulnérables et volatiles, que la Chine et la Russie peuvent, comme ce fut le cas, rétorquer contre les États-Unis, surtout si ces deux pays se coordonnent stratégiquement. Yellen a signalé une croissance mondiale ralentie et moins de confiance comme raisons à la marche arrière de la Fed.

Ironiquement, dans son dernier article, David Ignatius laisse échapper que Lew n’y va pas avec le dos de la cuillère en disant que les États-Unis doivent utiliser leurs armes de façon plus prudente, loin de là. Il voulait dire autre chose et Ignatius l’a montré par inadvertance :

«La puissance étasunienne découle de sa puissance militaire incontestée, c’est exact. Mais, à un niveau plus profond, c’est le résultat de la position dominante de l’économie étasunienne. Tout ce qui étend la portée des marchés étasuniens, comme le TTP [Trans Pacific Partnership, Partenariat Trans Pacifique, NdT] par exemple, ajoute à l’arsenal de puissance étasunienne. Inversement, cette puissance est limitée par les régulations qui poussent le commerce loin des États-Unis ou permet aux autre nations de construire une architecture financière rivale qui ne sera pas encombrée d’une pléthore de sanctions.»

Ce dernier point est exactement celui qui effraie Lew et Ignatius. La roue tourne. En réalité, les États-Unis et l’Europe pourraient devenir plus vulnérables aux mesures de rétorsion (comme l’Europe face aux sanctions russes sur les produits alimentaires européens) que ne le sont la Chine et la Russie face aux attaques hybrides de la Fed ou du ministère des Finances américain.

Telle est la guerre hybride (et non pas cette baudruche lancée par l’OTAN). Lew et Ignatius savent qu’une architecture parallèle est en construction et que l’addiction du Congrès pour de nouvelles sanctions ne fait que l’accélérer.

Alors, pourquoi le ministère des Finances étasunien fait il tant de zèle pour sabrer la levée des sanctions contre l’Iran ? Et bien, tout simplement parce que l’Iran a moins de puissance financière que n’en ont la Chine ou la Russie. Mais aussi, peut être, parce que les sanctions iraniennes sont vues (de façon erronée) par les dirigeants américains comme le joyau de la couronne des succès dans la guerre hybride géo-financière.

Ce qui peut cependant manquer à cette interprétation mégalomaniaque, est la compréhension du fait que l’expérience iranienne ne sera pas perdue pour tout le monde, et surtout pas pour l’Organisation de coopération de Shanghai, dont le thème de la prochaine réunion est : comment combattre les opérations de révolutions colorées occidentales. (L’Iran va probablement rejoindre cette organisation en tant que membre, plutôt qu’observateur, cet été).

Alastair Crooke.

Traduit par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone.

   Envoyer l'article en PDF   

1 réflexion sur « Les sanctions économiques. Une des armes de la guerre hybride. »

  1. Ping : Les sanctions économiques. Une des armes de la guerre hybride. | Réseau International

Les commentaires sont fermés.