Les problèmes de la livre turque menacent l’avenir d’Erdogan


Moon of Alabama

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Par Moon of Alabama – Le 25 mai 2018

En mai 2016, la Turquie a élu un parlement dominé par le Parti de la justice et du développement (AKP). À l’époque, un premier ministre et un cabinet étaient censés diriger le gouvernement et le président turc était censé rester neutre. Mais Recep Tayyip Erdogan, leader de l’AKP et ex-premier ministre, est demeuré la figure dominante après qu’il soit devenu président et il a pratiquement choisi et dirigé le gouvernement. Deux mois plus tard, il y a eu une tentative de coup d’État contre lui, qui a échoué. Depuis, Erdogan gouverne au moyen de décrets d’urgence. Plus de 100 000 personnes ont été licenciées ou suspendues et 50 000 ont été arrêtées dans le cadre d’une répression sans précédent. Tous les médias indépendants ont été repris en main ou éliminés.

Un référendum de printemps 2017, gagné de justesse, a officiellement transformé l’exécutif turc en un système présidentiel. Le gouvernement ne sera plus élu par le Parlement mais choisi par le président. Le nouveau système entrera pleinement en vigueur aux prochaines élections, à la fin de 2019. Le futur sultan Erdogan aura ainsi un pouvoir quasi absolu.

En avril 2018, Erdogan a annoncé des élections anticipées le 24 juin. Il craignait que les difficultés économiques qui vont s’accentuant ne diminuent ses chances de l’emporter. Mais les problèmes se sont encore aggravés depuis. Aujourd’hui, la monnaie turque a dégringolé et la réélection d’Erdogan n’est plus aussi certaine :

La livre turque a chuté de plus de 5% pour atteindre un nouveau bas historique par rapport au dollar américain.

La monnaie a perdu plus d’un cinquième de sa valeur cette année, à cause de la crainte de plus en plus grande que le gouvernement n’affaiblisse les pouvoirs de la banque centrale turque.

Beaucoup d’investisseurs veulent une hausse des taux d’intérêt pour faire baisser l’inflation qui est à deux chiffres.

Les consommateurs de produits étrangers en Turquie, trouvent la baisse de la devise impressionnante :

Traduction du tweet : La crise de la devise turque en termes de vie quotidienne : le prix de cette boisson est passé de 1,92$ à 1,87$ au cours des 10 mn qu’il a fallu pour le boire.

Les touristes en Turquie vont aussi aimer ça, mais pas le peuple turc.

Le gouvernement turc blâme les puissances étrangères, comme d’habitude :

Le député d’Erdogan, Bekir Bozdag, a laissé entendre que des puissances étrangères étaient responsables de l’effondrement de la lire.

« Les gens ont vu le jeu et le joueur, les gens ont vu la marionnette et les marionnettistes. Ils ne les laisseront pas faire ou ne leur donneront pas l’occasion de le faire », a-t-il dit.

Il y a deux semaines, Melkulangara Bhadrakumar, un ancien diplomate indien, estimait également que les puissances étrangères étaient à l’origine de la récession en Turquie :

« La Turquie semble faire face à une tempête économique et financière, de plus en plus intense, soufflée par Washington. Le 30 avril, le Fonds monétaire international a publié un avertissement selon lequel l’économie turque montrait des ‘signes évidents de surchauffe’ (après une expansion de 7,4 % en 2017 par rapport à une croissance potentielle de 3,5 % à 4 %). Le 1er mai, Standard & Poor’s a surpris tout le monde en rétrogradant l’économie turque au double B-moins, au prétexte spécieux qu’il craignait un ‘atterrissage brutal’. Tout cela n’arrive pas par hasard. »

Je crois que Bhadrakumar se trompe. La crise ne vient pas de l’étranger, c’est une crise qui dure depuis longtemps. J’écrivais déjà en 2013 :

« Toutes ces dernières années, le boom économique de la Turquie a dépendu de l’investissement étranger − de l’argent volatile qui peut repartir du jour au lendemain − et de l’augmentation de la dette à la consommation. Avec la chute de la lire, le resserrement du crédit et l’augmentation des intérêts, le boom d’Erdogan va se transformer en fiasco. »

Le processus a pris plus de temps que je ne l’avais prévu à l’époque, mais il a maintenant atteint son point critique.

La Turquie a toujours un déficit commercial élevé d’environ 5 % de son PIB. Elle importe beaucoup plus qu’elle n’exporte et a besoin d’un afflux constant de capitaux étrangers pour fonctionner. Au cours des dernières années, le Qatar a été l’un des plus gros investisseurs de la Turquie. Il a investi d’énormes sommes d’argent en échange de soldats turcs pour protéger le Qatar d’une invasion saoudienne. Mais tout a des limites, même la capacité et la volonté du Qatar de prendre des risques.

Sur le plan international, la dette turque est devenue une dette toxique, mais pas pour des raisons politiques. Les prêteurs internationaux ont exigé des taux d’intérêt élevés de la Turquie parce qu’ils n’avaient pas confiance.

Erdogan est islamiste. Il a un problème idéologique avec les intérêts qui sont (apparemment) interdits par l’Islam. La banque centrale a maintenu le taux d’intérêt nominal à 8 % alors même que le taux d’inflation tendancielle dépassait 12 %. Son taux directeur est de 13,5 %, ce qui est inférieur au taux d’inflation global réel. La banque souhaiterait relever les taux et mener une politique monétaire plus restrictive pour 1) réduire l’inflation et 2) réduire le déficit commercial. Mais Erdogan force la banque centrale depuis des années à maintenir son taux (trop) bas. Il croit que des taux d’intérêt plus élevés de la banque centrale entraîneraient des taux d’inflation plus élevés. Je ne connais aucun économiste qui soit d’accord avec ça. Erdogan menace depuis longtemps l’indépendance politique de la banque centrale. Le 14 mai, il a été des plus explicites :

« [Erdogan] a déclaré que la banque centrale, bien qu’indépendante, ne pourrait pas ignorer les signaux de la nouvelle présidence exécutive qui entrera en vigueur après les élections de juin. Se décrivant comme un ‘ennemi des taux d’intérêt’, Erdogan veut que les coûts d’emprunt soient abaissés pour alimenter le crédit et des nouvelles constructions.

‘Je prendrai toutes mes responsabilités en tant que chef de l’exécutif en ce qui concerne les mesures et les décisions sur ces questions’, a-t-il déclaré dans une interview diffusée mardi.

La Turquie a convoqué des élections présidentielles et parlementaires anticipées le 24 juin et les sondages montrent qu’Erdogan est le candidat qui a le plus de chances de l’emporter. L’année dernière, lors d’un référendum, les Turcs ont approuvé de justesse le passage à une présidence exécutive. Ce changement doit entrer en vigueur après l’élection. »

Si Erdogan remporte les élections du 24 juin, il mettra pratiquement fin à l’autonomie de la banque centrale. La banque devra baisser son taux d’intérêt et mener une politique monétaire encore plus expansionniste. Le taux d’inflation déjà élevé va encore augmenter, la livre turque va plonger encore plus et la Turquie se retrouvera en défaut de paiement sur sa dette.

Depuis le début de l’année, la livre turque a chuté de 20 % pour atteindre 4,9 lires turques (LT) par dollar. Le 1er janvier, il fallait 4,5 LT pour rembourser un prêt de 1 euro. Maintenant, il faut 5,65 LT. Les entreprises turques qui ont acheté des machines européennes à crédit seront ruinées par la chute de la monnaie.

La Turquie a une dette extérieure d’environ 450 milliards de dollars. Alors que la dette publique est relativement faible (23% du PIB), le total de la dette privée est supérieur à 170% du PIB et en constante augmentation. Avec la chute de la lire, il sera très difficile pour les banques, les entreprises et les ménages turcs de rembourser leurs prêts en devises étrangères. Avec des taux d’intérêt inférieurs au taux d’inflation et une devise en baisse constante, il n’est plus rentable d’investir en Turquie pour les étrangers.

La croissance est encore élevée, à environ 7,5 %. Mais même avec cette forte croissance, le taux de chômage reste supérieur à 10%. Le chômage des jeunes est d’environ 20 %. Un manque d’investissement entraînera une baisse de la croissance du PIB, le chômage augmentera et la crise s’accélérera. La confiance des consommateurs, déjà très faible, vient de diminuer encore.

Tout cela était inévitable dans le cadre du programme expansionniste d’Erdogan, avec une expansion constante de la dette privée et un déficit toujours plus élevé de la balance commerciale. Il est même étonnant que son modèle ait réussi à fonctionner aussi longtemps. Sa manière de faire publiquement violence à la banque centrale a finalement détruit la confiance des investisseurs étrangers dont dépendait son modèle.

Cela fait longtemps que l’économie turque a besoin d’une période de calme pour maîtriser l’inflation et éliminer les créances douteuses. Erdogan a repoussé l’échéance encore et encore et encore. Mais cela n’a fait qu’augmenter une récession qui pourrait maintenant se solder par une crise de la dette pure et simple.

Il est inutile de blâmer les « puissances étrangères » ou la « mafia des usuriers », Erdogan n’a eu besoin de personne pour parvenir à ce résultat.

La manière dont va évoluer la crise au cours des prochains jours et des prochaines semaines, scellera le sort d’Erdogan. Pour l’instant, il a toujours toutes les chances de remporter la présidence, mais son parti, l’AKP, pourrait bien perdre sa majorité parlementaire. Cela créerait une « cohabitation » assez intéressante entre un président exécutif et un parlement d’opposition.

Mise à jour – Au moment de poster cet article, nous avons appris que la banque centrale turque avait augmenté un de ses taux directeurs de 13,5% à 16,5%. La livre a bondi de 4,9 à 4,63 pour un dollar US, mais elle est toujours en dessous de la valeur d’ouverture d’hier. Cette mesure relativement importante est sans doute trop timide et trop tardive pour endiguer le tsunami qui vient.

Traduction : Dominique Muselet

 

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