Les Kurdes ont bloqué Damas dans les cordes


Par Andrew Korybko – Le 22 février 2018 – Source Oriental Review

PKK Peshmerga fightersLes Kurdes n’ont pas encore joué un vilain tour à Damas, mais on s’en rapproche dangereusement.

Contexte du conflit

La semaine dernière a vu une série de rapports contradictoires sur le véritable statut de l’Armée arabe syrienne (AAS) et de ses milices alliées à Afrin, avec la conclusion générale que Damas joue un jeu de stratégie dangereux avec Ankara en évoquant timidement la possibilité de s’allier avec les Kurdes « fédéralistes » du PYD-YPG. L’auteur a écrit à ce sujet dans sa dernière analyse intitulée « Mouvements autour d’Afrin en Syrie : Assistance astucieuse à des alliés ou Armageddon en devenir ? » qui inclut des références à ses deux textes fondateurs cruciaux sur le sujet, dont « Est-il même possible de ‘trahir’ les Kurdes ? » avec un avertissement, « les Kurdes syriens pensent qu’ils peuvent jouer un tour à Damas ».

Le point principal étant qu’aucun acteur ne devrait ressentir de « culpabilité » à rompre ses « engagements » antérieurs avec les Kurdes syriens parce qu’il est impossible de les « trahir » de toute façon. Mais Damas pourrait ne pas s’en rendre compte et est donc susceptible de prêter le flan au PYD-YPG qui cherche à provoquer un conflit conventionnel turco-syrien. Malheureusement, le seul fait que Damas soit en train de flirter avec les Kurdes est la preuve qu’elle pourrait tomber dans leur piège, bien que, pour la défense du gouvernement, cela ne soit possible que dans le cadre d’une mesure tactique à court terme dans le but de contrer une menace plus grande et plus existentielle, la Turquie.

Sphères d’influence

Cela, avec tout le respect dû à Damas, est une supposition risquée à faire parce qu’elle néglige les nuances du partenariat stratégique russo-turc et les revendications légitimes d’Ankara sur la lutte contre les terroristes kurdes, dont tout le monde devrait se rappeler qu’elle est passivement approuvée par Moscou qui a retiré ses forces militaires d’Afrin et de facto donné le feu vert à l’Opération rameau d’olivier. La Turquie n’a pas l’intention d’« annexer » une partie de la Syrie comme le prétendent des voix infondées et trompeuses, mais elle veut cependant établir une sphère d’influence dans le pays en remplaçant le PYD-YPG par des Kurdes et des Arabes pro-turcs. Ils ne sont pas les seuls à créer leur propre « fief » dans le pays, puisque les « fédéralistes » kurdes eux-mêmes ont déjà permis à 2 000 soldats américains de se déployer sur 10 bases dans le tiers nord-est agricole et riche en énergie de la Syrie.

Israël est également impliqué, car ce n’est pas un secret qu’il a l’intention d’étendre puis de cristalliser finalement la soi-disant « zone de désescalade » à côté des Hauteurs du Golan occupé afin de créer sa propre sphère. L’Iran, enfin, ne joue pas des coudes aussi manifestement que les autres. Téhéran a de fait le droit international de son côté puisque la zone d’influence envisagée correspond aux territoires sous le contrôle de l’AAS. Quant à la Russie, elle est engagée dans une complexe opération d’équilibrage tentant de gérer ces aspirations parfois contradictoires afin de faire progresser ses propres conceptions du remplacement du leadership déclinant de l’Amérique dans la région et de renforcer ainsi l’ordre mondial multipolaire qui émerge.

« Équilibrage »

À cette fin, la Russie veut que les hostilités militaires se terminent le plus tôt possible afin qu’elle puisse user de son influence sur le processus politique pour diviser de facto les sphères d’influence de tous les concurrents, devenant ainsi le pouvoir indispensable au Moyen-Orient. Le problème est que la Syrie et l’Iran sont contre ce modèle : Damas est opposée en principe et aussi parce qu’elle croit que tout ce qui ne libère pas « chaque centimètre carré » du pays comme le président Assad l’a promis, le discréditerait. Téhéran craint, de son côté, que ses alliés du Hezbollah soient « poignardés » pendant ce processus et contraints de se retirer de Syrie. C’est pourquoi ces anciens partenaires se coordonnent entre eux afin de garder ouvertes les hostilités aussi longtemps que possible dans l’espoir que l’incertitude qui en résulte puisse créer des fenêtres d’opportunité pour eux de repousser les sphères d’influence de leurs rivaux turcs, américains et israéliens.

La Russie tient à son plan de jeu et perd patience de plus en plus avec l’un et l’autre, sachant très bien que sa grande vision stratégique risque d’être minée par la Syrie et l’Iran si ces deux réussissent à atteindre leurs objectifs. Moscou estime qu’elle a plus à gagner à long terme, en vue d’une « vision globale » en se ralliant pragmatiquement aux revendications de la Turquie et à la sphère d’influence d’Israël tout en concluant un « gentlemen’s agreement » avec les États-Unis en acceptant passivement leur zone dans le nord-est contrôlé par les Kurdes. Mais tout le travail diplomatique et stratégique de la Russie est maintenant menacé parce que la Syrie semble avoir écouté le conseil présumé de l’Iran en soutenant les Kurdes du PYD-YPG à Afrin contre les Turcs.

La « carte kurde » de Damas

Ce n’est pas seulement que la Syrie veut contrarier les Turcs, ou causer assez de confusion à exploiter pour libérer plus de territoire, qui peut expliquer son soutien aux Kurdes, aussi temporaire et tactique qu’il soit. Il y a aussi des motivations plus profondes. La Syrie est un État richement diversifié composé de nombreuses sous-identités qui se sont unies pour former cette nation contemporaine, et les Kurdes en sont l’une des principales composantes. Si le président Assad était perçu sérieusement par son peuple comme « vendant » ce qui est techniquement ses propres citoyens malgré : 1) leur trahison avec cette collaboration avec les États-Unis, mais encore 2) en soutenant la déclaration anticonstitutionnelle de « fédéralisation » avec la mise en place d’un État proxy Américano-sioniste dans le nord-est du pays, alors cela pourrait conduire à l’effondrement de l’État syrien moderne.

Pour expliquer cela, il faut comprendre que la « reconnaissance » implicite du gouvernement qu’un de ses membres a trahi le pays pour des raisons centrées sur un « nationalisme identitaire » pourrait rapidement conduire à l’érosion de l’identité contemporaine (concept clé) du pays qui a été construite après l’indépendance quand cette civilisation millénaire devint brusquement un État-nation après des siècles d’occupation ottomane. Cela ne veut pas dire que la Syrie a toujours eu « besoin » des Kurdes, mais seulement qu’aujourd’hui la suppression de ce facteur stratégique de l’équation nationale pourrait être désastreuse en ce sens qu’elle pourrait « légitimer » d’autres « causes » identitaires séparatistes, menant rapidement à l’effritement de l’essence même de l’État syrien moderne. Cela ne doit pas arriver. C’est la crainte d’un tel scénario qui pourrait expliquer pourquoi Damas s’est senti obligée de soutenir les Kurdes dans une tentative désespérée de s’assurer de leur « loyauté » aussi fragile et à court terme soit-elle.

Une autre motivation possible pourrait être liée à l’histoire de la Syrie et le soutien aux militants kurdes depuis qu’elle a décidé d’accueillir le fondateur du PKK, Abdullah Ocalan, en 1979 dans le but d’égaliser asymétriquement sa disparité stratégique avec la Turquie, membre de l’OTAN et beaucoup plus forte. Alors que l’ancien président Hafez el-Assad a expulsé ce personnage controversé en 1998 à la suite de pressions turques sans précédent, il est probable que certains éléments de l’État profond syrien conservent un certain degré de contact avec son organisation pour ne pas perdre ce levier de pression non conventionnel qui pourrait être utile en cas de guerre future avec son voisin. À cet égard, il est logique que l’AAS ait armé le PYD-YPG, qui a lui-même été une émanation du PKK d’Ocalan, aux premiers stades de la guerre hybride contre la Syrie lorsque les Kurdes se battaient contre des terroristes soutenus par des étrangers et n’avaient pas encore ouvertement trahi Damas.

Aujourd’hui, on ne peut nier que le PYD-YPG a commis une trahison contre l’État syrien par sa collaboration avec les Américains et des appels flagrants à un changement de régime vers une « fédéralisation » contre son gouvernement démocratiquement élu. Il est ironique que Damas ne se sente pas encore à l’aise de reconnaître cette réalité en raison de la crainte sus-mentionnée que cela pourrait catalyser la destruction du « nationalisme » contemporain du pays et par la suite son être même. Les autorités syriennes et leurs alliés iraniens pensent qu’il y a plusieurs vautours qui tournent autour de la République arabe et attendent d’en dépecer chacun une partie, que ce soit par le scénario irréaliste de le faire de jure (qui ne serait jamais reconnu par aucun autre joueur et n’est sérieusement considéré par personne en ce moment) ou de facto par une « décentralisation » le long des « zones de désescalade » transformées en sphères d’influence. Ils pensent que les acteurs étatiques (qui incluent leur ennemi israélien qu’ils ne vont pas reconnaître comme légitimes) constituent une plus grande menace que les Kurdes sans état.

Réflexions finales

Cela pourrait être une erreur de calcul massive de leur part parce que cela minimise le danger que le PYD-YPG pose non seulement à l’intégrité de l’État syrien par sa croisade « fédéraliste » américano-sioniste mais aussi par la réaction qu’elle risque de provoquer en Turquie qui ne va probablement pas s’arrêter avant que la menace soit annulée. La réponse d’Ankara pourrait même inclure d’attaquer l’AAS sous le prétexte que l’armée nationale « défend des terroristes » un scénario qui pourrait voir la Russie rester sur la touche en tant que « punition » passive infligée à la Syrie pour « outrage » et tentative de saper la stratégie d’équilibrage autour de la multipolarité, méticuleusement tissée par Moscou. Damas s’est placée dos au mur dans un endroit difficile après avoir été encouragée par Téhéran à « affronter » le plan des sphères d’influence russo-turco-israéliennes et celui implicite que suivrait probablement Moscou et Washington en jouant sa propre version syrienne de la « carte kurde » mais ce jeu risque de se retourner contre elle de la pire façon imaginable.

Le danger n’est pas seulement que les forces armées turques mènent une guerre totale contre leurs homologues syriens − un scénario qui est terriblement réel – mais que Damas montre qu’elle est incapable de surmonter sa propre identité, « dépendante » des Kurdes en supprimant l’idée de longue date qu’ils font partie « intégrante » de la société syrienne et ne peuvent être directement combattus à n’importe quel prix, peu importe ce qu’ils font, même quand il s’agit de travailler avec les ennemis américano-sionistes du pays. Le fait que les Kurdes puissent « s’en tirer » est frappant puisque aucun membre arabe ou turc de la société du pays n’a jamais reçu une telle « faveur ». Cela prouve simplement que les dirigeants syriens ont encore le sentiment que la Syrie a davantage besoin des Kurdes que l’inverse. C’est une vulnérabilité stratégique majeure qui est exploitée par le PYD-YPG alors que la Syrie dit elle-même, ironiquement, que ce mouvement ne représente même pas la volonté de la majorité des Kurdes.

C’est pour ces raisons que l’on peut conclure que les Kurdes ont bloqué Damas dans les cordes, mais comme dit le dicton, « un renard coincé est plus dangereux qu’un chacal ». Cela signifie que la Syrie pourrait réagir de manière imprévisible dans les prochaines semaines alors qu’elle se bat pour ce que ses leaders croient vraiment être le destin existentiel de l’État lui-même.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Traduit par Hervé relu par Cat pour le Saker Francophone

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