Les États-Unis sont le premier pauvre pays riche


Comment l’effondrement du pays crée une nouvelle sorte de pauvreté.


Par Umair Haque – Le 24 mai 2018 – Source Medium.com

Examinons les statistiques suivantes. L’Américain moyen ne peut pas réunir 500 dollars en cas d’urgence. Un tiers des Américains n’ont pas les moyens de se nourrir, de se loger et de se soigner. Les soins de santé pour une famille coûtent maintenant 28 000 dollars, soit environ la moitié du revenu médian de 60 000 dollars.

À elles seules, bien sûr, les statistiques ne disent pas grand-chose. Mais prises ensemble ces données en disent long. L’histoire qu’elles commencent à raconter est la suivante.

Les États-Unis, semble-t-il, sont en train de devenir quelque chose comme le premier pauvre pays riche du monde. Et c’est le genre de sujet que nous ne saisissons pas bien. Après tout, l’autoritarisme et l’extrémisme ne surgissent pas dans des sociétés prospères, mais dans des sociétés en difficulté, qui s’appauvrissent de plus en plus, comme l’Amérique d’aujourd’hui. Qu’est-ce que je veux dire par tout ça ?

Commençons par ce que je ne veux pas dire. Je ne parle pas de pauvreté absolue. Les Américains ne vivent pas avec quelques dollars par jour, comme les gens en Somalie ou au Bangladesh par exemple. Le revenu médian de l’Amérique est toujours celui d’un pays riche, autour de 50 000 $, selon la façon dont il est compté. Je ne parle pas non plus de pauvreté relative, c’est à dire les personnes vivant sous le revenu médian. Même si c’est un problème croissant aux États-Unis, parce que la classe moyenne est en train d’imploser, ce n’est pas le vrai problème auquel ces chiffres font allusion non plus.

L’Amérique semble être à l’avant-garde d’un nouveau type de pauvreté. Un phénomène pour lequel nous n’avons pas encore de nom. C’est quelque chose comme vivre au bord du gouffre, être constamment au bord de la ruine, à un petit pas de la catastrophe et du désastre, avec toujours un risque de passer à travers les mailles du filet. Cette pauvreté a deux composantes – une inflation massive pour les frais de première nécessité de la vie, associée à un risque écrasant et asymétrique. J’y reviendrai tout à l’heure.

L’Américain moyen a un revenu relativement élevé, celui d’une personne dans un pays dit riche. Seulement ce revenu ne lui permet pas d’aller très loin. La plus grande partie est dévorée en essayant de se payer les premières nécessités de la vie. Nous avons déjà vu à quel point les coûts des soins de santé sont élevés. Mais il y a aussi l’éducation, le transport, les intérêts et le loyer. Il y a les médias et les communications. Il y a la garde d’enfants et les soins aux personnes âgées. Toutes ces choses réduisent l’Américain moyen à vivre constamment au bord de la ruine, à juste un mois de salaire de la pénurie, à une urgence près de tout perdre.

Ce n’est pas le cas pour les collègues occidentaux. En Europe, au Canada et même en Australie, la société investit dans toutes ces choses – et les coûts des produits de première nécessité sont réglementés. Par exemple, je paie 50 dollars pour le haut débit et la télévision à Londres mais 200 dollars pour la même chose à New York alors qu’à Londres j’obtiens des médias beaucoup plus nombreux et de meilleure qualité pour mon argent (même en incluant des merdes américaines comme Ancient Aliens). Ce sont les bénéfices de la réglementation. Et lorsque des biens de base comme les soins de santé, les soins aux personnes âgées ou l’éducation sont fournis et gérés à l’échelle sociale, c’est là qu’ils sont les moins chers, et souvent de meilleure qualité. Ainsi, les soins de santé coûtent beaucoup moins cher à Londres, Paris ou Genève – et l’espérance de vie est également plus longue.

Donc, si vous gagnez 50 000 $ aux États-Unis, c’est une chose très différente que de gagner 50 000 $ en France, en Allemagne ou en Suède. En Amérique, vous devez payer très cher pour l’essentiel de la vie, les produits de première nécessité. Ainsi, les revenus s’étendent beaucoup plus loin dans d’autres pays, qui jouissent d’une qualité de vie nettement supérieure, même si les gens y gagnent à peu près le même montant, car ils paient beaucoup moins pour les produits de première nécessité. Les Américains sont riches, mais seulement en théorie ; leur argent n’achète pas autant que leurs pairs en occident, là où c’est le plus important, c’est-à-dire les services de base.

Que se passe-t-il lorsque les sociétés ne comprennent pas tout ceci ? Eh bien, une chose étrange est arrivée à l’économie américaine. S’il est vrai que les téléviseurs et les playstations sont devenus moins chers, le coût de base de la vie a grimpé en flèche. Toutes les choses qui améliorent vraiment la qualité de vie des gens – les soins de santé ; les finances ; l’éducation ; les transports ; le logement, etc. – en sont venues à consommer une part tellement importante du revenu moyen des ménages qu’il leur reste peu d’argent à épargner, investir ou dépenser pour autre chose. Pire encore, alors que les produits de base ont connu une inflation massive, les salaires et les revenus (sans parler de l’épargne et des prestations, des filets de sécurité et des possibilités) ont stagné pour la plupart des gens. Il en résulte une économie, et une société, qui s’effondre.

Pourtant tout cela n’est que l’effet direct d’avoir donné, par exemple, le contrôle sur les médicaments à des fonds spéculatifs, ou le contrôle sur le logement, les soins de santé et l’éducation à d’autres spéculateurs. Ils vont bien sûr maximiser les profits, alors qu’investir socialement dans ces domaines, ou au moins les réglementer, minimise les coûts réels et en optimise l’accessibilité, le caractère abordable et la qualité.

Ainsi, l’Américain moyen, qui est laissé en plan, doit emprunter, emprunter, emprunter, emprunter, juste pour maintenir une qualité de vie décente, parce que le fait de donner au capitalisme le contrôle des éléments de base de la vie a provoqué une inflation massive et galopante des produits de première nécessité, tout en réduisant les revenus. Les soins de santé ne coûtaient pas la moitié du revenu médian il y a dix ans, c’est pourtant le cas maintenant. Que se passera-t-il lorsque, dans une décennie ou deux, les soins de santé coûteront la totalité du revenu médian ? Comment une économie, et encore moins une société, peut-elle fonctionner de cette façon ?

Que se passe-t-il si l’Américain moyen franchit la ligne ? S’il manque un paiement hypothécaire, tombe malade et est incapable de payer quelques factures à temps, s’il ne peut pas payer les coûts des soins de santé ? Et bien ils sont punis sévèrement et sans pitié. Leur « cote de crédit » est abaissée. Ils peuvent facilement se retrouver à la rue, sans argent, sans seconde chance, sans accès à un quelconque recours ou soutien… Et puis ils sont rejetés, rejetés et ostracisés. Il se peut qu’ils n’aient plus d’adresse, alors qui les engagera ? Ils ne font plus partie de la société, ils sont passés à travers les mailles du filet et il est souvent presque impossible de retrouver son chemin. Risque asymétrique ; les entreprises, les lobbies et les banques ne supportent aucun risque, précisément parce que l’Américain moyen les supporte tous pour eux.

Ainsi, les Américains ne sont pas seulement absolument ou relativement pauvres, mais pauvres d’une toute nouvelle façon. Tout d’abord, les prix des produits de première nécessité ont explosé, au point qu’ils sont maintenant inabordables pour beaucoup de ménages, peut-être même pour la plupart. Deuxièmement, les Américains courent le risque de payer ces coûts inabordables dans une mesure extrême, en assumant les risques que les institutions devraient assumer, de sorte que ces risques sont aujourd’hui dramatiquement élevés. Une banque, un fonds de couverture ou une société peut faire faillite et liquider ses actifs, et ses propriétaires resteront riches, mais si la cote de crédit d’un Américain est abaissée, s’il perd son emploi, ne peut pas payer ses factures, ou même s’il se déclare en faillite, il tombe entre les mailles du filet, est poursuivi, embarqué, marqué institutionnellement au fer rouge. Il se retrouve en dehors de la société, avec peu de moyens pour y retourner. Il n’est donc pas étonnant que les Américains travaillent beaucoup plus dur que n’importe où ailleurs puisqu’ils ils sont toujours à un pas de tout perdre, de la ruine véritable, alors que leurs pairs dans les autres pays riches ne le sont pas.

Marx aurait probablement appelé ça une paupérisation. Les théoriciens néo-marxistes appellent cela la précarité. Et bien qu’il y ait du vrai dans ces deux idées et perspectives, je pense qu’elles passent à côté de trois points essentiels.

Nous ne voyons pas l’Amérique comme un pays pauvre, mais nous devrions commencer à le faire. Les Américains mènent une vie assez abyssale – courte, solitaire, malheureuse, pleine de travail, de stress et de désespoir, par rapport à leurs pairs. C’est parce qu’ils ne peuvent pas en avoir de meilleurs, le capitalisme prédateur associé à une mauvaise gestion économique des investissements sociaux ayant rendu les produits de base vitaux ruineusement inabordables. De cette façon, il s’agit effectivement d’un pays pauvre même s’il y a un petit nombre d’ultra riches, mais ils forment l’exception, sont atypiques par rapport à la normale. Parce que ce n’est pas n’importe quelle pauvreté, la pauvreté d’avant, ou même la pauvreté à laquelle nous avons l’habitude de penser.

L’Amérique est à l’avant-garde d’un nouveau type de pauvreté. Le genre de pauvreté qui s’est développé en Amérique n’est pas seulement bizarre et horrible, il est nouveau et invisible. Ce n’est pas quelque chose que nous comprenons bien, économistes, intellectuels, penseurs, parce que nous n’avons pas de bon cadre pour y réfléchir. Ce n’est pas la pauvreté absolue comme en Somalie, et ce n’est pas seulement de la pauvreté relative, comme dans les républiques bananières dorées. C’est une création uniquement américaine. Son capitalisme extrême rencontre le darwinisme social par le biais d’une autosuffisance robuste croisée avec une cruauté puritaine.

Le genre de pauvreté dont l’Amérique est pionnière d’aujourd’hui n’est pas absolue, ni même relative, mais quelque chose qui ressemble davantage à la pauvreté parfaitement accordée, à la pauvreté stratégique, à la pauvreté de base ; des gens nominalement aisés mais dont l’argent ne leur permet pas de vivre réellement bien, vivant constamment au bord de la ruine, et donc forcés de réprimer leur colère et de servir les systèmes mêmes qui les oppriment et les soumettent avec toujours plus d’indignité, de peur et de servilité.

L’Amérique est toujours innovatrice aujourd’hui. Malheureusement, ce qu’elle innove maintenant est une nouvelle forme de pauvreté. Pourtant, la pauvreté c’est de la pauvreté. Que se passe-t-il dans les sociétés où la pauvreté augmente ? L’autoritarisme augmente, car les gens perdent foi en la démocratie qui ne semble pas pouvoir leur offrir des contrats sociaux de travail. L’autoritarisme devient bientôt fascisme – « ce pays, cette terre, sa moisson, ce n’est que pour le vrai Volk » –, le cri monte, quand il n’y en a plus assez en circulation. Et le reste de cette histoire sombre et sinistre de chute dans l’abîme, vous devriez la connaitre maintenant. Elle se termine par des mots que nous n’osons pas prononcer.

Pourtant, l’histoire nous l’a raconté à maintes reprises. Et elle nous la raconte, encore une fois, avec l’histoire de l’effondrement américain.

Umair Haque

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone

   Envoyer l'article en PDF   

1 réflexion sur « Les États-Unis sont le premier pauvre pays riche »

  1. Ping : Ploutocratie et ultralibéralisme | Groupe Gaulliste Sceaux

Les commentaires sont fermés.