L’épistémologie d’un empire moribond


Comment nos dirigeants font-ils des choix ?


Par Ugo Bardi – Le 5 novembre 2018 – Source CassandraLegacy

Récemment, Michael Liebreich a publié un article intitulé « Le secret de la croissance éternelle ». J’ai réfléchi dans ma tête à la question de savoir s’il convenait de passer du temps à discuter d’un autre méli-mélo de légendes, y compris celle qui est désormais un classique, les « erreurs » que le Club de Rome aurait commises dans le rapport de 1972, Les limites de la croissance. Finalement, j’ai décidé que cela valait un article, non pas tant parce que l’article de Liebreich est particulièrement malavisé ou idiot, mais parce qu’il illustre un point fondamental de notre civilisation : qui, et comment, prend les décisions ? Sur quelle base ?

En fin de compte, je pense que nous avons un problème épistémologique, la question de la nature de la connaissance. Pour prendre des décisions, vous devez savoir ce que vous faites, du moins en principe. En d’autres termes, il faut une sorte de « modèle » de la réalité pour pouvoir agir sur elle. C’est Jay Forrester, le père de la dynamique des systèmes et l’auteur du rapport Les limites de la croissance, qui a souligné que  (World Dynamics, 1971, p. 14) :

Tout le monde utilise des modèles tout le temps. Chaque personne dans sa vie privée et dans sa vie communautaire utilise des modèles pour la prise de décision. L’image mentale du monde qui nous entoure, portée dans la tête de chacun, est un modèle. On n’a pas une famille, une entreprise, une ville, un gouvernement ou un pays dans sa tête. On n’a sélectionné des concepts et des relations qu’on utilise pour représenter le système réel.

Et la grande question est de savoir d’où viennent ces « concepts sélectionnés ». J’ai l’impression que l’esprit de nos dirigeants est un mélange d’idées et de concepts greffés à partir de messages aléatoires qui viennent des médias. Nos dirigeants n’utilisent aucun modèle quantitatif pour prendre leurs décisions, seulement des caprices et des sentiments. C’est ainsi qu’une idée telle que Make America Great Again est née.

Le fait est qu’il semble exister une certaine convergence d’idées et de concepts dans le domaine des médias. D’une manière ou d’une autre, un consensus tend à apparaître et il est renforcé par la répétition. C’est ainsi que les dirigeants du monde ont tendance à supposer l’existence de certaines vérités évidentes, comme le fait que la croissance économique est toujours bonne.

L’article de Liebrich est un bon exemple de ce processus. Nous avons un article écrit par quelqu’un qui a de l’influence : il est collaborateur senior chez Bloomberg, et aussi ingénieur. Ce qui est le plus décourageant, c’est qu’il se base sur des idées à moitié cuites, des interprétations superficielles, des demi-vérités et des légendes. À titre d’exemple, nous lisons dans l’article que :

« … un groupe d’écologistes concernés, se faisant appeler le Club de Rome, a invité l’un des doyens du nouveau domaine de la modélisation informatique, Jay Forrester, à créer une simulation de l’économie mondiale et son interaction avec l’environnement. En 1972, sa merveilleuse boîte noire a produit un autre best-seller, ‘Les limites de la croissance’, qui prétendait prouver que presque toutes les combinaisons de paramètres économiques se soldaient non seulement par un ralentissement de la croissance, mais aussi par un dépassement des limites et un effondrement. Cette constatation, si agréable aux créateurs du modèle, découlait entièrement d’erreurs dans sa structure, comme l’a fait remarquer un jeune professeur d’économie de Yale, William Nordhaus, qui avait alors la tête fraîche. »

Notez comment Liebrich fournit une référence au livre Les limites de la croissance, mais aucune pour le supposé « mettant en évidence les erreurs dans sa structure » par le « visage frais » William Nordhaus. La réalité est que Nordhaus a écrit un article critiquant Forrester en 1973 auquel Forrester a répondu avec un autre article, défendant son approche. Il est parfaitement légitime de penser que Nordhaus avait raison et Forrester tort, mais vous ne pouvez pas dire que les prétendues « erreurs » du modèle sont un fait établi. J’en ai parlé dans mon livre Les limites de la croissance revisitées et dans un article récent sur Cassandra’s legacy. Fondamentalement, Liebrich a rapporté une légende sans trop se soucier de la vérifier.

Il y a beaucoup plus de choses dans l’article de Liebrich qui peuvent être critiquées en termes d’erreurs, d’attaques personnelles, de mauvaises interprétations, et plus encore (voir aussi une autre évaluation critique de Tim Jackson). Mais il s’agit de savoir comment les idées sont projetées dans les médias et là, elles flottent, pour être captées par l’esprit humain comme les virus de la grippe qui circulent dans l’air. Ici, la thèse de Liebreich est susceptible d’avoir une certaine influence parce qu’elle est très intelligemment présentée : elle nous dit en substance que vous pouvez manger la tarte et l’avoir encore après. Il dit aux gens que l’humanité peut continuer à grandir tout en réduisant son impact sur l’écosystème. C’est comme dire à un héroïnomane que l’héroïne est bonne pour la santé et qu’il n’y a pas de mal à continuer à en consommer parce que les progrès technologiques permettront d’obtenir le même effet – ou même un effet supérieur – avec une dose inférieure. C’est ce qu’un héroïnomane aime entendre, mais cela ne fonctionnera pas dans le monde réel.

Il en va de même pour nos dirigeants et pour nous tous. Nous avons tendance à faire des choix en fonction de ce que nous aimons et non de la situation actuelle. La maladie de l’Empire n’est finalement qu’une mauvaise épistémologie.

(h/t Anders Wijkman et Nora Bateson)

Ugo Bardi

Note du Saker Francophone

On peut d'ailleurs se l'appliquer à soi-même, chacun d'entre nous. Parmi celles qui circulent dans ma tête, quelles idées sont des imports et quelles idées sont les miennes, vraiment ? Est-il suffisant de travailler sur un concept à titre personnel pour penser que ça y est, cette idée est devenue mon idée ? Combien d'angles d'attaques faut-il pour en avoir fait le tour ? 

Les temps qui viennent semblent propices aux radicalisations. Chacun sur sa colline pour être sûr de ne pas être défait en rase campagne.

Traduit par Hervé pour le Saker Francophone

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