Le TTP et le TTIP : rien pour le commerce, tout pour le pouvoir

Par Karel Van Wolferen – Le 19 octobre 2015 – Source UNZ

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Une cause importante des problèmes politiques actuels du monde vient des appellations trompeuses qui aident à cacher ce que les puissants et les riches aspirent à contrôler. Un bon exemple en est le mot commerce utilisé par les médias pour parler du TTP et du TTIP, ces traités transatlantique et transpacifique qui cherchent à placer l’activité économique sous un ensemble énorme de règles nouvelles.

Ils sont dénommés traités commerciaux et donc bons pour la croissance et les emplois, le bien être social. Mais ni le TTP, liant les États-Unis, un peu d’Amérique latine et quelques pays du Sud-Est asiatique, ni son équivalent le TTIP, destiné à gérer les relations commerciales entre les États-Unis et l’Europe, ne portent vraiment sur le commerce, en tous cas pour stimuler un commerce authentique. Non, ces traités portent avant tout sur le pouvoir, à deux niveaux.

Ils sont d’abord destinés à affaiblir la puissance industrielle chinoise et gêner ce que les deux anciennes puissances communistes (la Chine et la Russie) sont en train de mettre en place. Ils ont ensuite pour but de permettre à un groupe de multinationales bien connectées politiquement de conduire des opérations en échappant aux règles nationales, ce qui, pour une pensée non infectée par le dogme néolibéral, peut être considéré comme de la prédation.

Une tentative précédente d’atteindre ce second but a débuté en 1997 sous l’égide de l’OCDE et portait le nom plus honnête d’Accord multilatéral sur les investissements (AMI). Les règles de l’AMI stipulaient que les gouvernements y adhérant garantiraient aux entreprises étrangères tous les avantages octroyés aux entreprises locales. Si cet accord est mis en place, les investisseurs étrangers pourront, grâce aux moyens supérieurs dont ils disposent, aisément éradiquer les joueurs locaux et rendre impossible l’ancienne méthode de développement, connue sous le nom de programme de substitution aux importations. Les concurrents potentiels seront devenus des sous-traitants à vie. Dit autrement l’AMI fut une tentative évidente de néocolonialisme par traité interposé.

Il n’est donc pas étonnant que l’AMI ait transformé la globalisation en un projet controversé. Il a provoqué un fort activisme encore jamais vu alors qu’internet pouvait, pour la première fois, relier les manifestants du monde entier. Les manifestations anti AMI ont encouragé d’autres mouvements anti globalisation à travers le monde, dont l’apogée fut celle de Seattle en 1999, et semblaient augurer l’époque d’une nouvelle sorte de puissance populaire ayant son mot à dire dans les affaires internationales.

Tout cela jusqu’au 11 septembre 2001. Les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone ont radicalement changé l’attention du monde entier et l’ont détourné, de manière calamiteuse, vers une autre appellation trompeuse (car la guerre contre le terrorisme est une impossibilité politique).

Une tentative pour réintroduire un accord de type AMI au cours des négociations de Doha sous les auspices de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) est restée lettre morte, mais avec le TTP nous sommes au bord d’un monde qui placera la finance américaine et les multinationales au dessus du système juridique de tout pays participant.

En 2006, Singapour, Brunei, la Nouvelle Zélande et le Chili ont voulu favoriser la coopération commerciale et en sont venus à une ébauche de TTP. Ce traditionnel effort pour éliminer les barrières commerciales paraissait louable et sans danger. Mais Washington, avec ses plans d’hégémonie économique régionale, y a vu une opportunité et a récupéré l’initiative. Elle a aussi poussé l’Australie, le Pérou, le Vietnam et la Malaisie à rejoindre le groupe. Après que le Congrès eut validé des accords de libre échange de même type avec la Corée, la Colombie et Panama, le TTP est devenu la pièce la plus importante dans un montage pour faire de la région Asie–Pacifique un terrain économique dans lequel, si le Japon veut bien aussi y entrer, les grosses entreprises américaines seront les caïds.

L’aspect le plus frappant de ces huit années de négociations sur le TTP est leur totale confidentialité. Seulement 600 négociateurs triés sur le volet, la plupart liés aux entreprises qui espèrent en tirer profit, ont eu accès à des chapitres du préaccord, et on a poussé les voix critiques parmi eux à jurer de rester silencieux sur ce qu’ils considèrent inacceptable. D’anciens négociateurs commerciaux ou politique introduits, aux États Unis et ailleurs, ont publiquement fait remarquer que ce traité n’aurait pas la moindre chance de passer à travers les mailles du pouvoir législatif des gouvernements y participant si les détails en étaient révélés. Seul le fast track authority que le Congrès a donné au président Obama cette année – permettant au Sénat et au Congrès de voter seulement oui ou non, sans voter d’amendements – lui donne une chance équilibrée de devenir loi aux États Unis.

De ce que l’on peut en savoir, les négociateurs américains se concentrent sur les lois du travail, la législation environnementale et les droits de propriété intellectuelle qui ne sont habituellement pas considérées comme des priorités pour améliorer le commerce. Mais, encore une fois, le TTP est avant tout un programme politique portant spécifiquement sur le pouvoir des grandes institutions, surtout américaines, qui en sont déjà bien pourvues car elles l’ont acquis en rendant les politiciens dépendant d’eux. Il est politique parce que son objectif est de transformer les relations entre les entreprises transnationales et les gouvernements étrangers. Il est politique car il va créer des formes de dépendances coloniales grâce à ses accords sur l’agriculture. Il est politique parce qu’il essaie de placer les gouvernements des pays signataires sous une forme de cadre légal qui n’a rien a voir avec les droits du citoyen et tout à voir avec la possibilité pour une grosse entreprise de devenir encore plus grosse.

Les détails concernant le TTP ne sont pas encore divulgués, mais ce que l’on peut retirer de l’expérience de l’AMI, c’est qu’il met en place des règles que les gouvernements signataires ne pourront violer sans faire face à de gros inconvénients. Une fois appliquées, ces lois permettront à une nouvelle sorte de groupes multinationaux d’opérer sur le plan international sans avoir à rendre de comptes. L’AMI ne portait pas sur le développement économique mais sur un vaste changement des pôles de puissance dans le monde, comme le TTP.

Et ce changement suivra les plans coloniaux des grandes entreprises américaines, leurs ventes et production à l’étranger pouvant atteindre des sommets. Les marchés étrangers sont tout ce qu’il reste de prometteur pour les nouvelles méthodes de profit dans la phase actuelle de la fin du capitalisme américain, alors que le marché domestique US reste dans les choux.

La classe politique des pays asiatiques participants, ainsi que les Européens qui observent du coin de l’œil avec le TTIP en arrière pensée, est séduite grâce à des arguments de David Ricardo, qui datent de deux cent ans, et qui prétendent que le commerce libre est toujours bon pour tout le monde. Mais Ricardo et ses adeptes parlaient du commerce libre de marchandises, qui, assez étonnamment, sert encore de modèle de persuasion lorsque des doutes sont émis sur la libéralisation, surtout celle qui concerne les transactions financières internationales. Si ce n’était que l’authentique commerce de marchandises qui déterminait les profits, le commerce américain n’aurait qu’une faible place internationale, vu qu’il ne fabrique plus rien chez lui de nos jours. Les espoirs des entreprises se fixent donc sur deux secteurs ouverts par les pays signataires du TTP : les droits de propriétés et les produits financiers. Les chercheurs de rente et les compagnies financières sont les grands prédateurs et le TTP va largement étendre leur terrain de chasse et leur offrir des crocs puissants pour le marchandage.

Il était une fois où les droits d’auteurs servaient à fournir une protection aux auteurs pour un certain nombre d’années. Puis à penser au delà des brevets pour permettre l’innovation. Mais c’est maintenant devenu une source de profits, une occasion de faire de l’argent sans production et les entreprises ont commencé à acheter des droits pour toutes sortes de marchandises artistiques à des auteurs nécessiteux ou posent des droits sur des choses auparavant libre de droits, comme les produits naturels curatifs utilisés par les médecines indigènes. Pour maximiser la rente, une nouvelle catégorie a été créée et nommée propriété intellectuelle. Elle a peu à voir avec son côté intellectuel mais plutôt avec son côté propriété qui, sous des influences extrémistes, est devenu une notion totalement sacrée. Tout peut donc devenir propriété, pas seulement la musique ou les films ayant déjà fait plusieurs retours sur investissement, mais aussi les formules de médecine ayurvédique ou les images de peinture de temples en Asie du Sud-Est. A vous de choisir, nous n’en sommes qu’au début du phénomène.

La crédulité du public dans les régimes néolibéraux peut se voir dans la facilité avec laquelle la notion de piratage est devenue largement acceptée, grâce à une construction morale qui prétend qu’utiliser des choses librement accessibles sur le net constitue un vol. Sous les contrôles les plus stricts appliqués dans le monde entier, des films ayant plusieurs fois remboursé leur investissement en diffusion publique, à la télé ou sur DVD, sont maintenant faits pour rapporter de l’argent indéfiniment.

Le régime de propriété intellectuelle du TTP contient des pièges dont les pays séduits pour participer à ce traité partial ne sont pas conscients. La plupart des discussions entre les critiques ont porté sur les tribunaux confidentiels, évidemment douteux, qui doivent arbitrer les litiges entres investisseurs et États. Mais d’autres pièges légaux attendant ceux qui vont signer ont été négligés. Les règles demandées par les Américains vont créer les conditions pour une hégémonie encore plus grande de la culture populaire américaine. Les producteurs locaux risquent de se voir coincés sur les bords dans leurs propres pays et mis en faillite par des procès couteux dont les Américains sont champions. Une armée d’avocats risque de former une excroissance parasitaire sur la culture des pays signataires avec une nouvelle catégorie de parasites, inspirés par la nouvelle industrie des avocats américains qui, de leur propre initiative, dénichent des cas potentiels de non-respect de droits d’auteurs et menacent ces cas de procès, à moins d’un règlement à l’amiable.

Les règlements du TTP concernant les droits de propriété liés à la médecine ont particulièrement attiré l’attention car ils vont encore agrandir le pouvoir monopolistique des compagnies pharmaceutiques. La santé publique risque d’en souffrir parce que, pour ce que l’on en sait déjà, les nouvelles règles vont étendre la période avant laquelle la fabrication d’une version générique sera permise, alors que seuls ces médicaments sont à la portée financière des patients des pays pauvres. L’ONG Médecins Sans Frontières en est venue à cette conclusion : «L’accord TTP est sur le point de devenir l’accord commercial le plus dommageable jamais signé pour l’accès aux médicaments dans les pays pauvres.»

Il n’est pas difficile de comprendre que les signataires du TTP n’ont pas évalué les conséquences de ce qu’ils vont signer et la misère sociale qu’ils vont provoquer. Il n’est pas non plus ardu de voir comment le TTP convient au pivot asiatique de Washington, qui fait partie de sa campagne pour la dominance totale et mondiale. (Un petit aparté : le premier cabinet du parti politique japonais DPJ , qui a mis fin à cinquante ans de démocratie du parti unique, a été renversé parce que son chef, Yukio Hatoyama, a cherché à améliorer les relations avec la Chine et la Russie et ne s’est pas soumis au chantage inhérent au TTP. Les premiers ministres japonais qui lui ont succédé craignaient de subir les mêmes manipulations politiques de la part de Washington et ont cessé toutes les ouvertures vers la Chine et facilité le retour de Shinzo Abe du LDP, qui vient récemment de passer une loi réinterprétant la Constitution pacifique du Japon, pour faire plaisir aux États-Unis. La participation du Japon au TTP, à laquelle Abe est pressé d’aboutir, serait un superbe atout pour la stratégie américaine de confinement de la Chine. Cela pousserait encore plus le Japon à abandonner aux États-Unis les sujets sur lesquels ils ont peu de contrôle. Après une longue période économique orientée vers l’export, le système chinois se tourne graduellement vers la consommation intérieure et son énorme classe moyenne à beaucoup d’argent à dépenser. De tous les pays du monde, le Japon est le mieux placé pour bénéficier de ce virage, une des raisons pour laquelle il ferait mieux d’améliorer les relations avec sa voisine. Le TTP va empêcher ce processus et c’est précisément l’intention de Washington.)

Tout cela est facilement compréhensible. Mais cela nous laisse encore devant une énigme, à savoir pourquoi les Asiatiques – et les Européens aussi, dont les négociateurs utilisent le même argument absurde de la création d’emploi que permettrait le TTIP comme le TTP – semblent incapables de saisir l’aspect de puissance dominatrice portée par ces traités. Peut être parce qu’ils vivent dans un monde à eux, politiquement stérilisé par des préjugés économiques. D’une manière plus générale le concept de puissance – pas celui d’influence qu’il ne faut pas confondre – est considéré comme un concept de belle mère, dans les écrits populaire, et même dans les écrits sérieux où l’on voit que le monde académique a la même vision. L’économie classique est volontairement considérée a-historique et donc n’intègre pas la notion de pouvoir, ce qui a contribué à maintenir la malheureuse division entre les affaires politiques et les affaires économiques qui profite depuis longtemps aux élites en place.

Alors que la dimension politique des accords économiques reste absente dans la majorité des discours, parce que les réalités économique et politique sont habituellement traités comme des mondes séparés, peu de gens remarquent que ce qui est présenté aux États Unis comme l’œuvre du marché est le plus souvent le résultat de puissantes interférences politiques. Les grandes entreprises américaines, très bien soutenues politiquement et qui payent les dépenses électorales des membres du Congrès, n’ont aucune raison de craindre les forces du marché. Si les banques responsables de la crise du crédit de 2008 et la récession mondiale qui a suivi n’avaient pas été sauvées du marché par l’État, elles n’existeraient plus. On a laissé ces puissantes entreprises avaler l’État. Elles ont, comme le dit l’économiste sensible au concept de puissance, James Galbraith, créé un état prédateur qu’elles utilisent bien sûr à leurs propres fins. C’est ce concept qui permet le mieux de définir le TTP.

Traduit par Wayan, édité par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone

 

 

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