Le mythe de la prise de contrôle de la Sibérie par la Chine

Par Mister Unknown* – le 16 janvier 2015 – Source Hidden Harmonies China Blog

Ce texte est un commentaire paru dans le blog Hidden Harmonies China Blog et posté par Mister Unknown.

Il a été envoyé au Saker original US afin qu’il le publie**

En qualité de curieux enthousiaste des nouvelles relations sino-russes (et implicitement de leur couverture dans les médias), j’ai ramassé ce « joyau » parmi les opérations de com’ qui s’offrent à nous, cette fois publié par le New York Times de cette semaine, et intitulé « Pourquoi la Chine va récupérer les territoires de Sibérie ». Le genre d’épouvantail, ici de nature sinophobe, qu’on trouve couramment dans la presse occidentale.

Avec délectation, j’ai survolé cet article dans l’espoir secret de découvrir quelque chose de nouveau, de plus accrocheur que l’antienne usée « il y a tant de Chinois là-bas, et si peu de Russes ». Sans surprise, rien de nouveau dans l’argumentaire. J’ai déjà écrit sur le sujet, et démontré pourquoi la prétendue « invasion par immigration massive» des Chinois sur les territoires d’Extrême-Orient de la Russie, est en réalité un mythe.

Les Chinois, ethniquement parlant, constituent 3% de la Russie d’Extrême-Orient, pour la plupart des migrants saisonniers sans aucune intention de s’établir durablement. Une autre nuance de taille rappelle que ces Chinois sont concentrés largement dans les centres urbains russes, où ils ont peu de chance d’être un jour numériquement majoritaires.

Ceci étant, réalité mise à part, je comprends que dans le domaine de la propagande et de la désinformation, les faits et la logique établie sur des données constituent des contingences secondaires. Cependant, je poserai une question que peu de gens, voire personne, n’a posée concernant le sujet considéré : est-il dans l’intérêt stratégique chinois d’étendre sa souveraineté sur des territoires russes d’Extrême-Orient (TREO), ou toute autre partie de la Sibérie ? On dirait que peu de gens, pour ne pas dire personne, n’ont entrepris une analyse toute simple, sur le modèle dit des coûts-bénéfices, d’une telle démarche stratégique de la part de la Chine. Si on fait l’effort (très relatif) d’évaluer, même grossièrement, les coûts et les gains de cette option, la réponse tombe d’elle-même: non, définitivement. Pour ceux qui ne veulent pas trop réfléchir, la seule lecture du texte en italique souligné qui suit résumera mon propos : inutile de tout lire.

Toute tentative de la République populaire de Chine (RPC) de prendre le contrôle des TREO et/ou de la Sibérie serait une énorme erreur stratégique pour la Chine.

Trois raisons principales en rendent compte:

1. La Chine tire plus de bénéfices, et ce exponentiellement, d’une relation stable et dynamique avec la Russie qu’au travers d’une prise de contrôle hostile de la Sibérie. L’argument premier fondant la conquête de nouveaux territoires est l’accès aux ressources naturelles immenses de la Russie.

Or la Chine profite déjà de ces ressources sans avoir à se lancer dans des combinaisons, hautement risquées, de prise de territoires. Et ce n’est pas près de s’arrêter, à mesure que la Russie diversifie urgemment son économie, dans le cadre de son projet de « pivot asiatique », et dans le contexte des sanctions occidentales et de l’hostilité persistante des USA.

En outre, la Russie a plus à proposer à la Chine que ses seules ressources naturelles. C’est un marché émergent d’à peu près 145 millions de consommateurs (avec des revenus de classe moyenne), un partenaire au sein de nombreuses institutions, un contre-poids relativisant l’hégémonie US, ainsi qu’une source d’énergie nucléaire et de technologie militaire.

Mais peut-être le plus important dans la décennie à venir: la Russie est le partenaire crucial dans le projet chinois d’établir la « Nouvelle route de la soie ». Tous ces bénéfices de nature stratégique seraient réduits à néant par la tentative d’une prise de contrôle hostile sur les TREO, ce qui amènerait la Russie à fermer la porte à la Chine et à réafficher une posture hostile, réminiscence des années 1960.

2. Une Russie hostile, même fragilisée, constituera une menace stratégique, existentielle même, pour la RPC.
Toute tentative de conquête des TREO par la Chine ruinerait le partenariat, mutuellement avantageux, et la bonne volonté réciproque héritée des jours de la défunte diplomatie du début des années 1980, et entraînerait un sentiment violemment anti-chinois.

La Russie dispose d’une gamme de moyens de répression. La plus évidente consisterait en un soutien matériel et politique aux mouvements séparatistes au Tibet, au Xinjiang et à Taiwan.

Moscou peut aussi user de son influence politique indiscutable dans la région pour mettre à mal les liens économiques chinois avec l’Asie centrale, et annuler les avancées du projet de la « route de la soie ». Si, on ne sait trop comment, la Chine parvenait à s’emparer des TREO, elle aurait à gérer 4 à 6 millions de citoyens russes en colère, chez qui la Russie ne se priverait pas d’instiller des sentiments de défiance, voire de résistance armée contre cette occupation chinoise.

Même si la Russie ne voulait pas prendre des mesures de rétorsion d’ordre nationaliste, elle le ferait pour des nécessités stratégiques, afin de dissuader la Chine de poursuivre son incursion plus loin, donc de préserver l’existence même de la Russie. De telles menaces à l’encontre de la Chine seraient d’autant plus réalistes qu’une détente entre les USA et la Russie est toujours possible, et permet une coordination lourde de conséquences pour elle.

3. Il n’y a pas de plan, un tant soit peu réaliste, de conquête par la Chine des TREO, qui ait des chances de réussir. Nous pouvons analyser ces possibilités selon une quadruple typologie :

Une campagne militaire n’est pas une bonne entrée en matière. Une attaque militaire des TREO ou de la Sibérie exige une invasion à grande échelle de la plus puissante nation dotée d’armes nucléaires au monde.

Évidemment, aucun gain territorial pris sur la Russie, ni même ses ressources naturelles, ne pourrait compenser la dévastation qu’entraînerait une escalade nucléaire.

Les instruments de subversion politique sont inexistants. A la différence des USA et de l’Europe, la Chine ne dispose pas d’un réseau expérimenté et efficace d’«ONG», d’activistes et autres corps politiques opérationnels, grâce auxquels elle pourrait déborder le gouvernement russe et piloter un changement de régime.

Même si c’était une manœuvre à envisager, à quoi ressemblerait cette fameuse cinquième colonne de sinophiles, qui ouvertement offrirait ni plus ni moins que les TREO et la Sibérie à la Chine, malgré les objections prévisibles du peuple russe ?

L’«invasion» démographique n’a pas lieu. Comme mentionné dans mon blog précédemment, les Chinois, ethniquement parlant, atteignent péniblement 3% des populations des TREO. Considérant ce chiffre, il y a plus de Chinois à New York que dans tous les TREO.

La supériorité économique est inatteignable dans le cadre d’une compétition globale. Le dernier argument racoleur en date, stigmatisant l’expansion du commerce sino-russe, affirme que celle-ci réduirait la Russie au rôle de simple fournisseur de matières premières de la Chine, son appendice en somme. Un tel argument de circonstance ignore superbement le fait que jusqu’à récemment, la Russie était le fournisseur presque exclusif de l’UE, qui demeure son partenaire commercial principal, malgré la croissance rapide des liens économiques qu’elle développe avec la Chine. Ni l’UE ni les nations de l’Est asiatique n’accepteraient de voir la Chine les dominer sur le marché russe.

En bref, un dirigeant chinois pragmatique et bien informé comprendrait que ce n’est pas dans l’intérêt stratégique de la RPC de prendre le contrôle des TREO ou de la Sibérie. Toute tentative de cette nature détériorerait l’environnement géopolitique dans lequel elle évolue, avec de toute manière une probabilité quasi-nulle de réussir.

Par Mister Unknown

Traduit par Geoffrey relu par jj et Diane pour le Saker Francophone

Mr. Unknow est né à Beijing et a suivi ses parents aux USA à l’âge de 10 ans. Après un cursus universitaire, il s’est engagé pour quatre ans dans l’armée US (incluant un déploiement au Moyen-Orient). Il a complété sa formation par une spécialisation en relations internationales et en langue russe.

Après sa post-graduation, M. Unknow a travaillé à la fois en Russie et en Chine en qualité d’expert en recherche et développement; il parle les deux idiomes. Il étudie actuellement la gestion d’entreprise et les sciences environnementales dans le cadre d’un programme académique combiné. Les centres d’intérêts de M. Unknow comprennent la politique étrangère de la Chine, la modernisation militaire et la sécurité énergétique.

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**Commentaire du Saker :

Quand Mr. Unknow m’a soumis cet article par courriel, j’ai été absolument ravi, car pour la deuxième fois (la première était due à Larchmonter445), un spécialiste chinois était parvenu aux mêmes conclusions que moi, mais par une analyse des éléments et faits provenant de l’« autre côté » (chinois). Je souscris à ses conclusions, auxquelles je ne souhaite ajouter que quelques points de détail :

1) La Sibérie est, presque littéralement, impossible à conquérir, même avec un niveau zéro de résistance russe. L’armée chinoise n’est ni équipée ni entraînée pour envahir un tel territoire (montagne, forêt de la taïga, gel permanent dit «permafrost», la toundra polaire…). Bien que la Sibérie soit immense, il y a très peu de voies de communication, qui toutes sont des goulots d’étranglement pour une armée d’envahisseurs. Ajoutez à cela la résistance à mort d’un pays disposant du feu nucléaire et qui ne s’est jamais soumis à l’envahisseur, et on aura une image correcte du rapport de force.

2) La Russie et la Chine sont deux puissances symbiotiques, et elles ont un besoin vital l’une de l’autre. Non seulement, chaque pays a besoin de ce que l’autre a à offrir, et réciproquement, mais en outre, chacun de son côté serait beaucoup plus faible et vulnérable. Le futur de la Chine, c’est la Russie ; celui de la Russie, c’est la Chine. Et aucun de ces deux pays n’a d’option alternative comparable.

3) Bien sûr, des tensions et problèmes entre la Chine et la Russie sont une réalité, et probablement vont se produire. Mais quel que soit le hiatus rencontré, son importance sera à coup sûr complètement dissipée par la priorité quasi-existentielle de maintenir le partenariat stratégique entre les deux puissances.

4) Un dernier détail, au cas où quelqu’un voudrait être absolument complet : une invasion russe de la Chine (quelle motivation peut-on avoir à poser ce genre d’hypothèse ?), est tout aussi impossible. Bien que l’espace chinois soit moins improbable et plus praticable que celui de la Sibérie, l’armée russe n’a pas la capacité de projection (ou logistique) pour des opérations offensives à l’intérieur de la Chine. L’armée russe ne s’est jamais entraînée pour ces éventualités, de toute façon. Au mieux, la Russie frapperait le cœur de la Chine par des moyens combinés de missiles « air » et « sol », sans plus. Aucune invasion effective ne suivrait ces frappes (sans objet, d’ailleurs). En réalité, la Russie et la Chine portent leur attention surtout sur la présence US au Japon, à Taiwan et en Corée du Sud : une bien plus sérieuse menace.

En conclusion, la seule guerre entre la Chine et la Russie est celle imaginée par les cerveaux malades des néoconservateurs US, et ceux de leurs officines de propagande. Elle y fait rage tous les jours, demandez-leur donc qui gagne…

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