Le jeu américano-russe. Histoire et implications


Par Gordon M. Hahn – Le 5 décembre 2017 – Source Son blog

Les nouvelles « révélations » selon lesquelles Hillary Clinton, son bureau de campagne présidentielle et le Comité national démocrate sont à l’origine du « dossier Trump » largement discrédité, et ont financé ses exécutants, GPS Fusion et l’ancien agent de renseignement britannique Richard Steele, ainsi que la nouvelle selon laquelle un enquêteur du FBI a été retiré de l’injonction à témoigner pour l’empêcher de témoigner sur les pots-de-vin qu’a reçu Clinton pour avoir accordé à la Russie l’accès à 20% de l’uranium américain, ont entrainé une nouvelle vague de démentis. Certains faiseurs d’opinion américains, comme Glenn Beck, affirment que cela démontre que le dossier financé par Clinton, l’affaire de l’uranium et la prétendue collusion de Trump avec la Russie « ne concerne pas Donald Trump et n’a rien à voir avec Hillary Clinton » mais a plutôt à voir avec la Russie. En d’autres termes, l’implication présumée de la Russie avec Trump maintenant et les Clinton avant « a corrompu les deux partis » selon Beck. Les Américains devraient donc en conclure que ni les Clinton, ni les Trump, ni la politique de plus en plus sordide de l’Amérique ne sont à blâmer. Au contraire, une fois de plus, seuls Poutine et la Russie sont à blâmer. Poutine a corrompu la politique américaine, et les Américains n’ont pas pu y faire grand chose. Cela laisse donc de l’espace pour que les Étasuniens continuent à faire la morale à Moscou et au reste du monde, poursuivent les sanctions qui affaiblissent l’économie mondiale et l’expansion de bases militaires dans toute l’Eurasie – la recette pour un désastre mondial.

Beck prétend que « Vladimir Poutine corrompt les deux camps ». Non, Poutine a été capable de traiter et négocier avec des Républicains et des Démocrates déjà corrompus. La longue et riche histoire de corruption politique ou d’autres formes de corruption parmi les Clinton est bien connue, et pourtant une partie de l’opinion publique américaine a à plusieurs reprises, sur plusieurs décennies, continué à soutenir et à voter pour les Clinton et leurs alliés. Les conservateurs comme Beck (et moi-même) s’opposent à la corruption du Parti républicain et aux accommodements des Démocrates. Faut-il en conclure que Whitewater, Monicagate, etc., etc., etc. sont postérieurs à la corruption russe, l’implication présumée de la Russie dans notre système et son influence présumée sur celui-ci ?

En fait, la réalité est tout l’inverse : les Américains corrompus ont donné un nouvel élan et mis leur imprimatur sur le niveau inévitablement élevé de corruption qui a touché le processus de démantèlement de l’économie soviétique, fortement centralisée, complètement détenue par l’État et en pleine chute. Au début de la Russie post-soviétique, ce sont des éléments américains corrompus qui, au lieu d’imposer à la Russie les idéaux et les pratiques démocratiques et de transparence, ont plutôt développé des stratagèmes corrompus et se sont alliés aux corrupteurs russes au sein de l’administration de Boris Eltsine. Il suffit de se rappeler ceci : le délit d’initié manigancé par Andrei Shleifer–Jonathan Hay (deux conseillers américains de l’administration Eltsine) qui ont volé des millions de dollars ; les 50 subventions qui ont été accordées à des Étasuniens pour proposer des plans de transformation de l’industrie du transport russe ont été comptabilisées comme des « aides à la Russie ». Le plan de privatisation russe, soutenu par les États-Unis, qui a carrément donné des milliards de dollars en biens d’État à d’anciens « directeurs communistes » et oligarques nouvellement formés plutôt qu’aux citoyens russes afin de créer une nation d’actionnaires, comme cela avait été promis ; et – en parlant d’« ingérence dans les élections » le soutien financier direct de l’administration Clinton à la campagne présidentielle d’Eltsine en 1996. Cela explique en grande partie, avec l’OTAN et l’élargissement de l’UE, la montée en puissance du concept de « démocratie souveraine » le succès de Vladimir Poutine en Russie et l’alliance sino-russe.

Non seulement les Clinton, Trump, les Démocrates et les Républicains d’aujourd’hui sont impliqués dans la corruption américaine aux côtés des Russes, mais l’administration Clinton, l’élite américaine et la communauté politique russe sont profondément impliquées dans l’émergence de la corruption et des oligarques russes depuis le début des années 1990 et portent donc une grande responsabilité dans le déclin de l’intérêt de la population russe pour la démocratie et le libéralisme économique de style occidental. Tout cela laisse encore de côté la catastrophe stratégique de l’administration Clinton, qui a consisté à pousser à l’élargissement de l’OTAN sans la Russie, aliénant encore plus la population et l’élite russes de l’Occident. Le dédain à l’égard de la politique intérieure a été parallèle à l’expansionnisme bureaucratique et militaire à l’étranger, sous couvert de l’OTAN et de l’UE.

Parlons donc de Paul Manafort et de l’Ukraine, qui a déclenché la discussion biaisée de Beck. Beck ne sait rien de l’Ukraine. Ainsi, selon Beck, « Manafort a mis Ianoukovitch au pouvoir ». Mais tout le monde couchait avec Ianoukovitch – Moscou, Washington et Bruxelles – à l’exception de l’opposition ukrainienne qui l’a précédé au pouvoir, également corrompue, et les partisans de l’ultranationalisme ukrainien et du néofascisme. Comme en Russie, en Ukraine, il n’y a pas beaucoup de bons gars, si l’on entend par cela des courants pro-démocratiques. Les États-Unis appuyaient les efforts visant à faire entrer l’Ukraine de M. Ianoukovitch dans l’OTAN et l’UE. L’OTAN coopérait activement avec M. Ianoukovitch dans le cadre de nombreux programmes militaro-militaires. L’UE était sur le point de signer un accord d’association avec l’Ukraine de M. Ianoukovitch, mais celui-ci a fait marche arrière, provoquant des manifestations qui avaient été préparées par les programmes occidentaux de promotion de la démocratie. Jusque là l’Occident était resté silencieux sur ce qui ce qui a soudainement été montré comme la monstrueuse corruption de Ianoukovitch. La CIA, la NSA, le MI8, etc., ne le savaient donc pas avant les manifestations de Maidan ? Si c’est le cas, ils devraient être dissous pour incompétence. Mais il est clair qu’il a fait comme les dirigeants occidentaux, et que cette corruption pouvait être négligée aussi longtemps que Ianoukovitch acceptait de rapprocher l’Ukraine de l’OTAN et de l’UE. Lorsqu’il s’est opposé à l’accord d’association avec l’UE, l’Occident s’est opposé à lui. On pourrait appeler ça de l’extorsion internationale. Certes, le Kremlin jouait le même jeu ; un jeu que les Russes de l’époque post-soviétique, prêts à se réformer et à accueillir l’Occident, ont durement appris dans les années 1990 par rapport à la relation entre leur propre pays et l’Occident : des efforts manipulateurs et sans pitié de promotion de la démocratie et du libéralisme économique, l’élargissement de l’OTAN et l’élargissement de l’UE.

Le fait est qu’il faut être deux pour danser le tango. Ce n’est pas le corrupteur ou le corrompu qui est coupable, mais les deux. Certes, la corruption en Russie est pire qu’ici en Amérique et dans la majeure partie de l’Europe, mais nous rattrapons ce retard à grande vitesse. Le lobbying omniprésent de Washington, la politique de portes tambours du gouvernement globaliste et des professionnels de la politique sans limite de durée ont depuis longtemps provoqué la corruption. L’étatisation des soins de santé par l’administration Barack Obama – 16% de l’économie américaine – la régulation massive de la vie économique et sociale, l’utilisation de l’appareil d’État, y compris mais non limité à l’IRS [Internal Revenue Service, l’organisme chargé de récolter les impôts, NdT], pour punir les « ennemis » politiques, comme Obama le dit des Républicains, et beaucoup d’autres choses ont conduit à ce que l’on pourrait appeler la « nouvelle convergence » entre l’Est et l’Ouest ou la « Poutinisation » de l’Amérique. L’utilisation par l’administration Obama du FBI pour payer les frais de la recherche sur l’opposition dans le dossier Trump – le FBI était d’accord puis a reculé après la publication du dossier – vous rappelle-t-elle quelque chose ? Appelez-ça comme vous voulez, mais l’épidémie croissante de corruption en Amérique est en grande partie provoquée par l’intérieur, ce qui n’est pas bon et ne fait qu’empirer. Ajoutez à cela le politiquement correct, le déclin de l’éducation et une culture populaire dégradante et décadente, et vous obtenez ce que nous avons actuellement.

Certes, les élites politiques du monde entier sont de plus en plus entremêlées et corrompues, et les formes de corruption américaines, russes, européennes et, en fait, mondiales, politiques et autres, renforcent maintenant leur emprise sur l’ensemble du système politique américain et sa politique internationale. Ainsi, la corruption américaine est accentuée par les cultures étrangères corrompues, et celle de la Russie n’en est qu’une, et loin d’être la pire. L’accent mis par les États-Unis sur la corruption russe est une conséquence indirecte du problème sécuritaire de la « nouvelle guerre froide » créée par l’élargissement de l’OTAN. C’est la résistance de la Russie à la présence de l’OTAN à sa frontière qui incite l’Occident à se concentrer sur le manque de démocratie et d’État de droit de Moscou de nos jours, tout comme la découverte soudaine par l’Occident de la corruption de Ianoukovitch est venue avec sa décision de retarder la signature de l’accord d’association avec l’UE pour répondre aux préoccupations économiques et géopolitiques russes à l’automne 2013.

Ce problème a d’importantes implications pour la politique étrangère et intérieure américaine. Premièrement, dans la mesure où le dilemme sécuritaire russo-occidental intensifie le conflit entre Washington et Bruxelles, d’une part, et la Russie et de plus en plus la Chine, d’autre part, la politique intérieure dans tous ces pays continuera à pousser à un antagonisme croissant à l’égard des autres, augmentant la probabilité d’une guerre. Deuxièmement, les années 1990 et l’histoire récente suggèrent une fois de plus que les États-Unis ont un droit et une capacité limités de répandre la démocratie à l’étranger, encore moins de créer un antagonisme entre les régimes les moins corrompus et autoritaires contre les régimes les plus corrompus et autoritaires. Ils ne peuvent répandre la démocratie et le capitalisme que par l’exemple, en étant véritablement cette « ville brillante sur la colline » dont rêvait le défunt président Ronald Reagan.

Par conséquent, plutôt que de répandre la démocratie à l’étranger par des mesures activistes et déstabilisantes de « promotion de la démocratie » les Américains feraient mieux de mettre en œuvre un renouveau démocratique à l’intérieur de leur pays, de décentraliser le pouvoir de Washington vers les États et les localités (ce que Moscou, la Belgique, Madrid et d’autres pourraient imiter), d’instituer des limites de mandat à tous les niveaux de pouvoir, de jeter la politique de portes tambours et ses occupants dans la poubelle de l’histoire et de limiter prudemment la charge excessive due à la politique étrangère des États-Unis.

Malheureusement, la politique américaine atteint trop rarement de tels sommets. Les réformes pro-marché du président Calvin Coolidge, les guerres mondiales I et II et le mouvement pour les droits civiques sont quelques exceptions. De plus en plus, Washington et le pays dans son ensemble éloignent l’Amérique de cette « ville brillante sur la colline » et de la promesse glorieuse écrite dans sa Constitution et sa Déclaration d’indépendance. L’état d’esprit actuel de l’Amérique la pousse plus profondément dans la boue et la saleté du caniveau autoritariste qui a été créé pour servir de refuge. Ceci, plus que tout autre chose, explique l’esprit commun des Clinton et de Poutine, les déboires en Syrie et en Ukraine, la persistance du djihadisme mondial et le chaos, l’instabilité et la laideur croissante de la politique internationale. Quand il n’y a pas ou trop peu d’adultes dans la pièce, les enfants s’y lâchent pour la ruiner.

Gordon M. Hahn est chercheur au Center for Terrorism and Intelligence Studies (CETIS).

Note du Saker Francophone

Les propos de l'auteur n'engage bien sûr que l'auteur lui-même.

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.

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