Le Donbass vécu et raconté par l’écrivain Zakhar Prilepine


L’auteur russe a livré chaque jour ses impressions à chaud sur sa page Facebook

Par Zakhar Prilepine – Le 3 octobre 2014 – Le Courrier de Russie

Zakhar Prilepine a passé quelques jours dans le Donbass, au mois de septembre dernier. L’auteur russe, connu notamment pour ses écrits sur le mouvement des Nazbols en Russie et sur son expérience de la guerre en Tchétchénie, a livré chaque jour ses impressions à chaud sur sa page Facebook. Le Courrier de Russie en a réuni les passages les plus marquants.

20 septembre

Hier soir, je suis sorti de ma voiture dans le centre de Donetsk, près d’un café où se tenaient trois miliciens tchétchènes.

Je les ai salués de la main.

Je porte un jean noir, un bonnet torsadé noir, un blouson noir.

J’ai traversé la rue en fumant. À peine une minute après, mes amis tchétchènes accourent – fusils automatiques plus qu’il n’en faut, l’un a dans les mains un Makarov [pistolet semi-automatique, NdlR], ils les brandissent.

Je me suis approché d’eux, j’ai donné mes papiers. Ils étaient d’une humeur extrêmement suspicieuse, pour ne pas dire plus. « Viens avec nous. » J’ai eu envie de dire : « Allez, les gars, ça va, moi aussi, j’étais à Grozny. » Et puis, j’ai pensé : … peut-être qu’il ne vaut mieux pas ? [L’auteur, ancien commandant dans le service des OMON, a pris part à des combats en Tchétchénie entre 1996 et 1999 et en a tiré un livre, Pathologies, NdlR].

Dans le café sont installés six journalistes, l’un m’a reconnu, ils se lèvent tous : « Oh, Zakhar ! » – bref, un enthousiasme retentissant.

Le Tchétchène : Quoi – vous le connaissez ?

Eux : Mais oui, nous le connaissons tous.

Ils m’ont rendu mon passeport, et une minute plus tard, le plus âgé revient, très amical : « Et laissez-nous votre numéro, on voudrait être amis avec vous. »

***

Les Tchétchènes, ici, ont pour habitude, la nuit, de s’en aller quelque part avec seulement des couteaux. Au matin, ils reviennent avec des fusils.

***

Mais une remarque importante : ici, les gens confondent parfois les Tchétchènes et les Ossètes – il y en a beaucoup.

Hier, je demande à un Ossète :

– Pourquoi vous êtes là ?

– Comment ça, pourquoi ? Il se passera la même chose chez nous, si on n’arrête pas ça ici.

21 septembre

On me demande souvent d’écrire sur les habitants locaux.

J’écris.

À Donetsk, à la place de avant ou de l’année dernière, on dit désormais : « avant la guerre ». Le monde avant, et le monde après.

Sur le marché, une grand-mère raconte, comme une chose déjà habituelle, qu’avant-hier, il y a eu des bombardements et qu’une Alevtina Petrovna a été tuée, et que quelqu’un d’autre a été blessé. On s’échange les nouvelles.

Dans les magasins, les prix sont très bas. Un taxi en ville coûte 60 roubles. Le transport en commun fonctionne dans la ville.

Aujourd’hui, Donetsk a été très durement bombardée. Mais dans le centre, les tramways roulent – à demi vides.

Les chauffeurs de taxi portent souvent le ruban de Saint-Georges (et personne ne les a obligés à accrocher des rubans quand même, si ?)

Le rapport aux Russes, dans l’ensemble, est cordial. Aucun signe d’admiration – simplement de l’amitié et de l’espoir.

Je n’ai pas vu une seule fois de miliciens ivres, d’ailleurs ils ne circulent pas beaucoup en ville, ils font seulement un tour rapide sur le marché de temps à autre.

***

Les bénévoles réparent le bâtiment du musée de la ville de Donetsk endommagé par les bombardements de l’armée ukrainienne, le 22 septembre 2014. Crédits: Alexander Chizhenok /Kommersant

Nous sommes attablés dans un café. Près de moi, un milicien volontaire tchétchène (il est de Sakhaline, mais il a du sang tchétchène).

À la table voisine – des frères locaux de Donetsk, tous en vestes de cuir, au comportement type « ici, nous sommes les maîtres de la vie ». En Russie, j’en ai vu des comme ça, principalement dans les années 1990.

Je dis au Tchétchène : « Ça ne t’énerve pas que vous, vous combattiez, et que ceux-là restent assis, comme d’inimaginables mafieux ? ».

Il répond : « Tu plaisantes, ça m’est égal. Il n’y a pas eu d’ordre. Aujourd’hui – voleurs, demain, creuseurs. »

Au début, je n’ai pas compris ce que c’était que ce mot, et puis j’ai deviné – ce sont ceux qui creusent les tranchées.

J’ai de nouveau regardé les bandits et je me suis dit : et peut-être que ça ne leur ferait pas de mal, de… comment, creuser un petit coup.

***

Lire aussi : Donetsk sous les bombes : le journal d’un habitant

Un insurgé pro-russe sourit à une passante à Donetsk, mi-juillet. Crédits : Zourab Djavakhadze/Itar Tass

Les questions sur les miliciens contiennent toujours un sous-entendu : on suppose qu’ils sont étrangers. J’ai écrit plusieurs notes sur les Ossètes et les Tchétchènes, et il s’est forgé chez beaucoup l’impression erronée qu’ils sont, ici, bien plus nombreux que tous les autres.

Et donc, je le répète encore une fois. À Donetsk et dans les environs, sur la totalité des check-points, y compris ceux situés sur la première ligne et littéralement sur le champ de bataille, on trouve exclusivement des membres des milices populaires, à 100 %. J’ai parlé avec des miliciens sur certainement cent check-points dans tous les coins de Novorussie – ils sont à une écrasante majorité locaux, à 90 %.

Pour ça, la réponse à la question « comment les miliciens sont-ils considérés ? » ne suppose pas la moindre opposition : ils sont ici chez eux, ces miliciens ! Comment voulez-vous qu’ils soient considérés autrement? Ce sont les maris et les fils. Aujourd’hui, j’ai vu un milicien local (un énorme bonhomme assez pittoresque, il combat avec son fils de 15 ans – bon, c’est vrai, il ne le laisse pas aller en première ligne).

Les gens passent devant les militaires comme devant un élément naturel du paysage. Personne ne se jette sur eux aux cris de « Fiston ! Sauveur ! », mais personne non plus ne les regarde de travers ni avec mépris. J’aurais remarqué. J’ai saisi ces regards en Tchétchénie – les yeux, ça ne se cache pas. Je n’ai pas vu de tels yeux ici.

***

Nous roulons le soir sur une route, j’ouvre la fenêtre et je dis distraitement : ça sent le chien.

Mon compagnon répond : ici, pas loin, les buissons sont bourrés de cadavres, des centaines. Les Ukrainiens ont croisé les miliciens, la bagarre a commencé, et ils se sont tous fait couvrir par l’artillerie. On ne sait pas de qui.

***

Les pertes parmi les correspondants de guerre, ici, sont déjà plus élevées qu’au cours des cinq mois de la guerre tchétchène. J’ai été agréablement surpris : tous les correspondants de guerre écoutent 25/17 [groupe de rap moscovite, NdlR] – les frérots sont en train de devenir un groupe national.

23 septembre

C’est la Marche de la paix, là-bas chez vous [le 21 septembre, des milliers de personnes ont défilé dans les rues de Moscou pour protester contre la guerre en Ukraine et la « politique agressive et irresponsable de la Russie » NdlR]. On nous demande ce que les membres des milices en pensent. À mon avis, ici, personne même n’en parle, de ces joyeuses promenades.

Mais j’ai quand même remarqué l’extase et l’excitation de ces bonnes gens : « oh mon Dieu, qu’ils disent, que nous sommes nombreux, nous remplissons toute une rue, et ici, et là… Et ces visages, quels visages… Étonnants. »

Trêve de lyrisme ; à la marche, ils étaient, disons, 15 000 en tout.

Bon, un peu d’arithmétique de base maintenant. En Novorussie, il y a – qui sont passés ou qui sont toujours là – 15 000 autres gens venus de Russie.

Quinze mille pour quinze mille. Et maintenant, imaginez que ces deux colonnes se rencontrent. Les premiers avec leurs visages étonnants, les autres, juste avec leurs visages. Non, disons même comme ça : les premiers avec des visages étonnants, et les deuxièmes – avec des visages étonnés.

Et voilà.

L’autoroute près de Donetsk, le 23 septembre 2014. Crédits: Alexander Chizhenok / Kommersant

***

À Lougansk, nous nous sommes un peu perdus, tard le soir. Avec nous, un milicien qui avait été captif et venait d’être échangé [La Novorussie et l’Ukraine échangent en ce moment leurs captifs, conformément aux accords de Minsk du 5 septembre, NdlR]. Il n’a pas de passeport, on lui a tout pris de l’autre côté. Il devait aller au commandement central local.

Dehors, le noir, rien d’allumé et rien qui roule. Pas la moindre idée de comment ni où chercher.

– Tu connais Lougansk ?, nous lui demandons.

– Je connais Ekaterinbourg, répond le milicien, un peu grossièrement. Mais très à propos.

***

On raconte, sur un milicien : à peine la guerre avait-elle commencé ici que d’impatience, il est parti comme un fou à Slaviansk à vélo, la nuit. Tout le monde le connaissait comme un vrai geek, et personne n’en attendait tant d’ardeur. Il a fait 240 km. Il est parti le soir, a roulé toute la nuit, est arrivé le lendemain. Sur place, il y avait déjà des check-points, et lui, il s’est arrêté à chacun d’eux pour essayer de convaincre les soldats ukrainiens de passer du côté de la République populaire de Donetsk. Allez savoir pourquoi, ils ne l’ont pas tué – mais à l’époque, tout oscillait encore.

Et comme ça, il a fini par arriver. Il a déjà deux médailles, maintenant.

Un magasin au Donetsk endommagé par les bombardements, le 23 septembre 2014. Crédits: Alexandre Tchijenok / Kommersant

***

Les miliciens ont fait prisonnier un combattant de la garde nationale. Il s’est avéré que c’était un Russe, avec un nom de famille russe et un passeport russe. Il leur a dit que simplement, il n’avait pas d’argent, il était venu en gagner.

En Tchétchénie aussi, à l’époque, il nous en tombait des comme lui de temps à autre.

J’ai chaque fois envie de suivre la vie de ce genre de gens, minute après minute, il doit bien y avoir quelque part un indice à l’énigme. Par exemple, à l’âge de cinq ans, un cloporte est rentré dans son oreille, lui a mangé le cerveau, et est devenu lui-même son cerveau.

Ou autre chose.

***

Nous avons emmené de Donetsk un homme qui avait été échangé récemment – un milicien.  Quand il a disparu, il a été confondu avec un autre qui était mort, et on a enterré l’autre sous son nom à lui et posé une plaque avec une inscription. En gros, l’homme est vivant, et maintenant, il a même une tombe – nom, prénom, tout ce qu’il faut, juste une des dates mélangée.

Nous avons conduit cet homme auprès de sa tombe.

« Plus loin, je vais seul » a t-il dit.

***

Les miliciens racontent que les premiers bombardements n’ont pas visé les bases des milices populaires mais des sites totalement extérieurs : le musée, l’hôpital et l’hôpital psychiatrique.

Je ne sais pas si l’hôpital psychiatrique fonctionne encore aujourd’hui, mais dans les rues de Donetsk, on rencontre régulièrement des… des freaks, disons. En quantité un peu plus grande que n’importe où ailleurs.

Ou est-ce parce que la majorité de la population a quitté la ville et qu’ils sont plus visibles ?

Je discutais dans un parc avec des journalistes, et une femme un peu détraquée et agitée s’est approchée, m’a regardé et a annoncé très fort que j’étais un pravosek, un membre du Secteur droit.

Elle est partie, et cinq minutes plus tard, une patrouille est arrivée, appelée par elle.

Avec la patrouille, évidemment, nous nous sommes expliqués.

24 septembre

Les prisonniers qui ne ressemblent pas, même un petit peu, à des Russes, mais plutôt à des Caucasiens, racontent que les Ukrainiens les frappaient de la façon la plus brutale pour qu’ils avouent qu’ils sont Tchétchènes.

Les Tchétchènes d’ici ne sont pas les hommes de Kadyrov mais des volontaires; Kadyrov s’est fait catégoriquement interdire d’envoyer ici des agents de ses forces spéciales (et il a des forces spéciales qui ne plaisantent pas).

Mon impression, c’est que les troupes ukrainiennes ont particulièrement peur des Tchétchènes, et c’est peu dire. « Les Tchétchènes se sont fait une bonne com’, m’a dit un milicien ossète, avec même un certain chagrin. Les Russes – même eux – se font appeler Tchétchène. Mais pourquoi ?! »

… Pour parler franchement, de l’autre côté [du côté des pro-Ukrainiens, NdlR], on est habitué à mépriser les « ordures de Russes » comme des êtres pas finis, mais alors les Tchétchènes – ça oui, ça, c’est la force et le danger.

Je me suis dit qu’en Europe, on considère les Russes de la même façon qu’en Ukraine, on considère les Tchétchènes : un mal terrifiant et mystérieux, du type sinistre, irrationnel et invincible.

Mais nous, nous considérons les Tchétchènes tranquillement. Il y un peuple comme ça en Russie, eh oui.

Hassan m’a téléphoné à Donetsk, nous avions servi ensemble à Grozny. Il me dit « Tu es en Ukraine, ou quoi ? Et qu’est-ce que tu fabriques là-bas ? » – « Je t’attends », je dis. Nous avons ri.

Mais non, je ne t’attends pas. Il risquerait d’y croire.

L'échange de prisonniers entre la république populaire de Donetsk et l'armée ukrainienne 29/09/2014 Crédits: Konstatnin Sazonchik / TASS
L’échange de prisonniers entre la république populaire de Donetsk et l’armée ukrainienne 29/09/2014 Crédits: Konstatnin Sazonchik / TASS

***

Sur les premières femmes de Malorossia que j’ai rencontrées à Izvarnino. La première, 55 ans, dit :

– Quand les Ukrainiens (elle les appelle « ceux-là ») sont partis du village, je suis allée à la fenêtre, et je leur ai montré (elle fait un doigt d’honneur). De la fenêtre, on ne voit rien, je suis sortie en courant : allez, cassez-vous tous, monstres !

Une autre s’approche, l’air intello, raconte comment elle engueule les hommes de sa connaissance qui n’ont pas rejoint les milices : « Vous pensez que les Russes doivent venir et tout faire à votre place ? » Avant d’ajouter :– Qu’ils viennent, les Ukrainiens, et qu’ils embarquent hors d’ici tous leurs cadavres (elle a employé un autre mot, je ne le répéterai pas). Ils ne savent pas combien il y en a, ici. Ils pensent qu’ils s’en sont tirés pour pas cher.

Note personnelle : à ce que je comprends, les gens à Kiev pensent qu’il faut venir ici et tuer ces femmes. Et alors, la route de l’Europe sera ouverte.

***

Il n’y a pratiquement pas de jeunes de 18-23 ans dans les milices, ils sont tous partis en Russie. On raconte même cette histoire : à la frontière arrivent deux petits gars balèzes, 20 ans chacun.

Les miliciens, perplexes, proposent :

– Les gars, vous savez quoi, ici, nous laissons passer les femmes d’abord, vous ne pourriez pas enfiler des jupes et traverser comme ça ? Sans quoi, on ne vous laissera pas passer.

Les deux gars enfilent des jupes et passent la frontière.

***

Le milicien Artiom (nous nous promenons dans Donetsk la nuit) :

– Dis, je commence à aimer la ville vide. Viens, quand la guerre sera terminée, on lance des fake en disant que les bombardements continuent – et il y aura exactement le même vide et le même silence.

La ville est véritablement étonnante. Très propre – elle continue d’être nettoyée. Et très peu peuplée. Le code de la route n’est respecté que par les transports en commun. Les miliciens ont l’habitude de passer tous les feux au rouge en warnings. Parfois, c’est effectivement indispensable. Parfois pas vraiment, simplement, ça leur plaît de rouler vite et de se sentir maîtres de la ville, de la vie et du destin.

Et en ce moment, ce sont effectivement eux, les patrons.

29 septembre

Je viens de parler avec quelqu’un pour qui j’ai beaucoup de respect de la différence entre ceux qui combattaient en Tchétchénie en 1996 et ceux que j’ai vus en Novorossie.

Je dis qu’il n’y avait pas, en Tchétchénie, ce sentiment de joie et d’amitié : quand même les conscrits, généralement, étaient douloureusement harassés, avec des yeux de bêtes traquées, et les forces spéciales – même eux, envoyés en mission, bien qu’ils soient venus comme volontaires, n’avaient pas un sentiment aussi total d’être dans leur bon droit et dans la Vérité.

En Novorossie, les choses sont tout à fait différentes.

Là-bas, les insurgés ont fait leur choix – ils sont libres comme jamais. C’est une démocratie dont nous n’avons, nous, même jamais rêvé. Et ils sont heureux d’avoir fait leur choix propre et – et c’est important – un choix de sacrifice.

C’est pour cette raison qu’il y a en permanence, en Novorossie, comme un sentiment de fête, de foire, de confiance les uns dans les autres.

Se sacrifier, c’est une occupation festive, qui vous enchante, qui vous donne le sourire.

Traduit du russe par Julia Breen pour Le Courrier de Russie

Note du Saker Francophone : Le Saker Francophone ouvre une nouvelle rubrique hebdomadaire intitulée "La voix de la majorité russe" qui nous permettra d’écouter cette âme collective, d’essayer de la comprendre plutôt que de la diaboliser comme aiment tant le faire les médias occidentaux en n'écoutant et ne s'appuyant qu'aux voix de la dissidence russe.
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