L’avenir de l’internet


Ou comment l’Occident apprend à ne plus se soucier et à aimer la police de la réalité


Par CJ Hopkins – Le 3 septembre 2019 – Source Consent Factory

darpa

Si vous voulez une vision de l’avenir, n’imaginez pas “une botte écrasant un visage humain – pour toujours”, comme l’a suggéré Orwell dans 1984. Imaginez plutôt ce visage humain hypnotisé par l’écran d’une sorte d’ordinateur sur lequel chaque mot, chaque son et chaque image a été algorithmiquement approuvé apte à la consommation par la Defense Advanced Research Projects Agency (“DARPA”) et son “innovant écosystème” constitué de “partenaires universitaires, du monde des affaires et du gouvernement”.

L’écran de ce dispositif futuriste offrira une gamme pratiquement illimitée de contenus “qui ne divisent pas” et seront “sans haine”, dont aucun ne faussera ou ne déformera la “vérité”, ni ne s’écartera de la “réalité”. Les consommateurs occidentaux seront enfin libres de profiter d’un assortiment de nouvelles, d’opinions, de divertissements et de contenus éducatifs (comme ce podcast du Guardian sur un homme qui a enfanté, ou la dernière bombe de MSNBC sur des oligarques russes qui soutiendraient Donald Trump en secret) sans voir leur plaisir totalement détruit par des journalistes alternatifs comme Aaron Maté ou des satiristes comme moi.

Pas d’“infox“ sur un tel écran. Toutes les nouvelles seront certifiées “authentiques”. La DARPA et ses partenaires y veilleront. Vous n’aurez pas à craindre d’être “influencé” par les Russes, les nazis, les théoriciens du complot, les socialistes, les populistes, les extrémistes ou autres. Ces personnes malveillantes pourront toujours afficher leur contenu (à cause de la “liberté d’expression” et tout ça), mais elles le feront dans les égouts de l’Internet où les consommateurs normaux n’auront pas accès. Quiconque s’y aventurerait (c.-à-d. rechercherait un tel contenu “diviseur” et “polarisant”) sera immédiatement placé sur une liste noire officielle de la DARPA en tant qu’“extrémiste potentiel”, “potentiel partisan de la suprématie blanche” ou “Russe”.

Une fois que cela se produira, leur vie sera terminée (c’est-à-dire, la vie des imbéciles potentiellement extrémistes qui se sont connectés à n’importe quelle plate-forme web sombre publiant encore des essais comme celui-ci, pas la vie des personnes aux intentions malveillantes et qui à ce moment-là seront probablement en activité dans une enceinte fortement armée et hors réseau en Idaho). Leurs écoles, leurs employeurs et leurs propriétaires en seront informés. Leurs photos et adresses seront publiées en ligne. Quiconque leur dira deux mots (ou, que Dieu leur vienne en aide, apparaîtra sur une photo avec eux) aura 24 heures pour les dénoncer publiquement, ou être placé lui-même sur la liste de surveillance de la DARPA.

Pendant ce temps, là où l’air est pur, les consommateurs occidentaux s’assoiront dans leurs cabines, ou marcheront aveuglément sur le trottoir comme des zombies, ou navigueront sur leurs scooters d’entreprise roses, fixant les écrans de leurs appareils, où la normale réalité se déroulera. Ils regarderont leurs écrans à table, au restaurant, au lit et n’importe où. Chaque heure éveillée de leur vie sera consacrée à consommer le Spectacle Capitaliste Global, souriant, heureux consommateur, dont chaque moment libre sera surveillé et préapprouvé par la DARPA.

Quel soulagement ce sera finalement, de ne plus avoir à remettre en question quoi que ce soit, ou de se demander ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Quand les médias grand public nous diront que les Russes ont piraté l’élection, ou le réseau électrique du Vermont, ou qu’ils font chanter le président grâce un enregistrement salace du FSB, ou que les médias qui ne sont pas grand public sont tous des “colporteurs de propagande”, ou que le parti Travailliste est une ruche d’antisémites, ou que quelque vilain croque-mitaine possède des armes de destruction massive, ou qu’il retire des nourrissons de leurs incubateurs, les gaze sans raison, ou qu’on nous attaque avec des grillons, ou que quelqu’un a secrètement rencontré Julian Assange à l’ambassade d’Équateur, ou que nous sommes attaqués par des baleines espionnes russes et des terroristes nazis qui se sont soudain radicalisés, ou qu’il est temps pour la “Communauté Internationale” d’intervenir de manière humanitaire parce que “notre maison brûle”, et notre monde est en feu, et qu’il y a des “camps de concentration”, et un “coup d’état en Grande-Bretagne”… ou n’importe quelle panique apocalyptique que les classes dirigeantes capitalistes mondiales estiment devoir susciter ce jour-là, nous saurons que cette nouvelle a été vérifiée et approuvée de façon algorithmique par la DARPA et ses partenaires du monde des affaires, universitaires et gouvernementaux, qu’elle est donc absolument “réelle” et “vraie”, sinon nous ne la verrions pas sur l’écran de nos appareils.

Si vous pensez que cette vision est de la science-fiction, ou de la satire dystopique, détrompez-vous. Ou lisez cet article récent publié dans Bloomberg : “Les États-Unis vont laisser l’armée combattre les fausses nouvelles, la désinformation.” Voici un chapitre pour vous chauffer…

"Les fausses nouvelles et les publications sur les médias sociaux constituent une telle menace pour la sécurité des États-Unis que le ministère de la Défense lance un projet visant à repousser les "attaques de désinformation automatisées et à grande échelle"… L'Agence des projets de recherche avancée de la défense (DARPA) veut un logiciel personnalisé qui permette de découvrir les infox cachées parmi plus de 500 000 histoires, photos, vidéos et clips audio. En cas de succès, le système, après quatre ans d'essais, pourrait s'étendre pour détecter les intentions malveillantes et empêcher les infox virales de polariser la société..."

Quoi de plus rassurant que de savoir que la DARPA et ses partenaires du monde des affaires parcourront tout l’Internet à la recherche de contenu créé avec des “intentions malveillantes” ou qui a le potentiel de “polariser” la société et pour s’assurer que nous ne les lirons jamais ? S’ils ne peuvent pas le faire, je ne sais pas qui le peut. C’est eux qui ont développé l’Internet, après tout. Je ne sais pas exactement comment ils ont fait, mais Yasha Levine a écrit un livre à ce sujet, que nous sommes encore techniquement autorisés à lire.

Quoi qu’il en soit, selon l’article de Bloomberg, la DARPA et ses partenaires n’auront pas le système opérationnel à temps pour les élections de 2020, donc les Poutine-Nazis vont probablement encore les gagner. Ce qui veut dire qu’il y aura encore quatre années d’hystérie implacable contre la Russie, le fascisme, les infox qui divisent, d’hystérie contre l’antisémitisme et le racisme, et… en gros, de panique générale apocalyptique face à tout ce qui peut en susciter.

Croyez-moi, je sais que cette perspective est épuisante… mais les classes dirigeantes capitalistes mondiales doivent maintenir tout le monde dans une frénésie apoplectique hurlante sur tout autre chose que le capitalisme mondial jusqu’à ce qu’elles puissent gagner la guerre contre le populisme et appliquer la nouvelle normalité à l’échelle mondiale, après quoi la très sérieuse police de la réalité pourra enfin commencer.

Je ne sais pas, traitez moi de fou ou de Personne aux Intentions Malveillantes, mais je pense que je préfère cette botte sur la figure.

CJ Hopkins

Traduit par Wayan, relu par Olivier pour le Saker Francophone

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