… et Google créa la NSA


Par Nafeez Ahmed – Le 22 janvier 2015 – sources medium.com et zerohedge.com

Au cœur du réseau caché derrière la surveillance de masse, les guerres sans fin, et Skynet…

Le présent article constitue la deuxième partie d’une suite de deux. Lire d’abord « Et la CIA créa Google … ».


Insurge Intelligence, un nouveau projet de journalisme d’investigation en financement participatif, révèle en exclusivité les méthodes employées par les agences de renseignement étasuniennes pour financer, couver et incuber Google, dans le dessein de dominer le monde au travers du contrôle de l’information. Google, financé dès le tout début par la NSA et la CIA, ne fut ni la première, ni le dernière jeune pousse du secteur privé à se voir cooptée par les renseignements américains pour maintenir une « supériorité informationnelle ».

Les origines de cette stratégie ingénieuse remontent à un groupe secret sponsorisé par le Pentagone, qui a joué le rôle de lien, ces vingt dernières années, entre le gouvernement étasunien et les élites du monde des affaires, de l’industrie, de la finance, des multinationales, et des médias. Ce même groupe a permis à des intérêts bien particuliers des grandes sociétés étasuniennes d’éluder systématiquement tout contrôle démocratique et même les lois, afin d’influencer les politiques du gouvernements et de façonner les opinions publiques aux USA et partout dans le monde.

Les résultats en sont désastreux : la surveillance de masse exercée par la NSA, un état permanent de guerre mondiale, et des actions récentes visant à transformer l’armée étasunienne en Skynet.

Nous publions le présent rapport sans restriction, dans l’intérêt général, et rappelons qu’il fut permis par un financement participatif. Je voudrais remercier la communauté fantastique qui m’a soutenu, et sans laquelle ce travail d’enquête en profondeur n’aurait pas pu se tenir. S’il vous plaît, continuez de soutenir les journalistes indépendants dans leurs enquêtes sur les grands sujets qui nous concernent tous.


La surveillance de masse constitue avant tout un moyen de contrôle. Ses promoteurs peuvent crier sur tous les toits, et peuvent même penser, que ce contrôle contribue à l’intérêt général, que ce contrôle est nécessaire pour contenir une forme de désordre ou pour rester vigilant face aux menaces de l’avenir. Mais dans un contexte de corruption rampante des milieux politiques, d’inégalité économiques qui augmentent, et de stress sur la disponibilité des ressources naturelles sur fond de changements climatiques et d’épuisement des gisements, la surveillance de masse peut se transformer en outil de pouvoir ayant comme principale caractéristique l’auto-perpétuation, aux frais des populations.

L’une des fonctions de la surveillance de masse, souvent négligée, constitue à connaître suffisamment l’adversaire pour savoir comment le manipuler afin qu’il échoue de lui-même. Et le problème, c’est que l’adversaire, ce n’est pas seulement quelques terroristes. C’est également vous et moi. À l’heure actuelle, la guerre de l’information joue à plein son rôle de propagande, bien que ce fait soit systématiquement ignoré par les médias [qui préfèrent taxer ceux qui la dénoncent de complotistes, NdT].

Dans cet article, Insurge Intelligence explique par quels processus la cooptation par le Highlands Forum – émanation du Pentagone – de géants technologiques comme Google, à des fins de mise en œuvre d’une surveillance de masse, a joué un rôle clé dans les efforts clandestins de manipuler les médias, dans le cadre d’une guerre de l’information qui s’est tenue contre le gouvernement étasunien, contre le peuple étasunien, et contre le monde entier : il s’agit de justifier la guerre sans fin, et l’expansionnisme militaire ad vitam æternam.

La machine de guerre

En septembre 2013, le site web du Projet de Cyber Sécurité de l’Institut d’Études Internationales de Montery [Montery Institute for International Studies’ Cyber Security Initiative (MIIS CySec), NdT] a publié la version finalisée d’un article sur la « cyber-dissuasion » [cyber-deterrence, NdT], rédigé par Jeffrey Cooper, consultant auprès de la CIA et vice-président de la SAIC, fournisseur de la défense étasunienne et membre fondateur du Highlands Forum. L’article fut présenté au général Keith Alexander, directeur de la NSA, au cours d’une session de l’année 2010 du Highlands Forum, dénommée « Cyber-espace, cyber-engagement et cyber-dissuasion », [Cyber Commons, Engagement and Deterrence, NdT].

Le général Keith Alexander (au centre), qui fut directeur de la NSA et en charge du Central Security Service de 2005 à 2014, et commandant du US Cyber Command de 2010 à 2014. Ce cliché fut pris lors de la session 2010 du Highlands Forum dédiée à la cyber-dissuasion

MIIS CySec est officiellement partenaire du Highlands Forum, émanation du Pentagone, au travers d’un Memorandum de compréhension signé entre son doyen et Richard O’Neill le président du Forum. Le projet lui-même est financé par George C. Lee : le directeur de Goldman Sachs derrière les estimations des valorisations de Facebook, Google, eBay et d’autres sociétés technologiques, chiffrées en milliards de dollars.

L’article de Cooper en question est assez révélateur, mais n’est plus disponible sur le site du MIIS ; sa version finale reste téléchargeable dans les archives d’une conférence de sécurité ouverte au publique, tenue par l’Association du Barreau étasunienne. Cooper est actuellement directeur de l’innovation pour la SAIC/Leidos, qui figure en bonne place dans le consortium des sociétés de défense, qui compte également Booz Allen Hamilton et d’autres, que l’on retrouve parmi les fournisseurs de la NSA en matière de surveillance.

Le résumé du Highlands Forum à destination du chef de la NSA fut commandé sous contrat par le sous-secrétaire de la défense dédié aux renseignements, et basé sur des concepts développés dans les réunions antérieures du Forum. Il fut présenté au général Alexander lors d’une « session restreinte » du Highlands Forum, modérée par le directeur du MIIS Cysec, le docteur Itamara Lochard, au Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS), à Washington DC.

Jeffrey Cooper, de la SAIC/Leidos (au centre), membre fondateur du Highlands Forum, écoute Phil Venables (à droite), associé dirigeant de Goldman Sachs, lors de la session 2010 du Forum dédiée à la cyber-dissuasion au CSIS

À l’instar de la feuille de route de Rumsfeld pour les Opérations Informationnelles [Information Operations, NdT], le résumé de Cooper pour la NSA décrit les « systèmes d’information numériques » comme de « très bonnes sources de vulnérabilités » et comme « outils et systèmes d’armes puissants » pour la « sécurité nationale ». Il prône le besoin des renseignement étasuniens de maximiser « la connaissance en profondeur » des adversaires courants et potentiels, afin d’identifier « tout levier potentiel » pouvant être utilisé à des fins de dissuasion ou de riposte. La « dissuasion par réseau » exige de la part de la communauté du renseignement étasunienne le développement d’« une connaissance profonde et l’apprentissage spécifique des réseaux particulièrement impliqués, ainsi que leurs motifs et les liens qui existent entre eux, y compris leurs types et la force de ces liens », et l’usage de sciences cognitives et du comportement pour contribuer aux prédictions de tendances. Son article se poursuit en établissant une architecture théorique de modélisation de données obtenues depuis les moyens de surveillance ainsi que les analyses des réseaux sociaux à la recherche de possibles « adversaires » et « parties-prenantes ».

L’année suivant cette présentation auprès du directeur de la NSA, Michele Weslander Quaid – une autre participante du Highlands Forum – quitta son poste de direction au conseil du sous-secrétaire de la Défense dédié aux renseignements (au Pentagone), et prit le poste de directeur des technologies chez Google. Deux mois auparavant, le groupe de travail du Defense Science Board (DSB) dédié aux Renseignements pour la Défense publiait son rapport sur les Opérations de contre-insurrection [Counter Insurgency (COIN), NdT], les Renseignements, la Surveillance et la Reconnaissance. Quaid figurait parmi les experts en renseignements du gouvernement qui avait conseillé et informé le groupe de travail du Defense Science Board pour préparer le rapport en question. Un autre expert consulté par ce groupe de travail portait le nom de Linton Wells, membre de longue date du Highlands Forum. Le rapport du DSB avait été commandé par James Clapper, représentant désigné par Bush, alors sous-secrétaire à la Défense dédié aux renseignements – c’est lui-même qui avait également commandé la présentation de Cooper, par le Highlands Forum, auprès du général Alexander. Clapper est ensuite devenu, sous Obama, directeur des Renseignements nationaux [National Intelligence, NdT] ; c’est à ce titre qu’il a menti dans sa déclaration sous serment devant le Congrès, affirmant en mars 2013 que la NSA n’accumulait strictement aucune donnée sur les citoyens étasuniens.

Michele Quaid avait bâti sa réputation dans la communauté du renseignement militaire étasunien en assurant la transition des agences vers l’utilisation d’outils web et des technologies du cloud. On retrouve ses idées partout en filigrane dans le rapport du groupe de travail du DSB, qui assure viser à « influencer les décisions d’investissement » du Pentagone « en établissant les aptitudes nécessaires aux renseignements pour évaluer les insurrections, comprendre une population dans son environnement, et soutenir les opérations de Contre-insurrection ».

Le rapport pointe du doigt 24 pays, en Asie du Sud et du Sud-Est, en Afrique du Nord et de l’Ouest, au Moyen-Orient ainsi qu’en Amérique du Sud, qui « pourraient constituer des défis COIN » aux armées étasuniennes dans les années à venir. On y trouve le Pakistan ; le Mexique ; le Yémen ; le Nigeria ; le Guatemala ; Gaza/la Cisjordanie ; l’Égypte ; l’Arabie Saoudite ; le Liban, ainsi que d’autres « régimes autocratiques ». Le rapport explique que « les crises économiques, les changements climatiques, les pressions démographiques, la rareté des ressources naturelles, ou la mauvaise gouvernance pourraient engendrer l’a faillite de ces États (ou d’autres), ou leur affaiblissement au point qu’ils deviennent une cible pour des agresseurs/insurgés ». Partant de là, l’« infrastructure d’information mondiale » et les « réseaux sociaux » peuvent rapidement « amplifier la vitesse, l’intensité et l’impact des événements », avec à la clé des implications au niveau régional. « Ces régions pourraient se transformer en sanctuaires d’où seraient lancées des attaques contre la patrie étasunienne, d’où seraient recrutés des effectifs ou collectées des finances, qui tiendraient lieu de bases d’entraînement ou logistiques ».

Dans ce contexte, il est impératif d’accroître les capacités militaires à réaliser des opérations « pro-actives » – avant que n’existe le besoin d’une importante intervention armée – pour éviter les insurrections, ou les désamorcer alors qu’elles sont encore en phase naissante. Le rapport se conclut ainsi : « Internet et les réseaux sociaux constituent des sources critiques de données d’analyses des liens sociaux pour les sociétés qui ne sont pas uniquement lettrées, mais également connectée à Internet ». Il faut pour cela « superviser la blogosphère et l’écosystème de réseaux sociaux suivant les différentes cultures et langues » pour préparer des « opérations adoptées au profil de chaque population ».

Le Pentagone doit également améliorer ses capacités de « modélisation et simulation de comportement », pour « mieux comprendre et anticiper les actions d’une population », selon des critères de « données fondamentales décrivant les populations, réseaux humains, géographie, et d’autres caractéristiques économiques et sociales ». Ce genre d’« opérations personnalisées selon la population » sera « de plus en plus » nécessaire dans les « conflits en formation pour les ressources naturelles, qu’il s’agisse d’accès à l’eau, d’un stress agricole, d’un stress environnemental, ou de l’exploitation » de ressources minérales. Il faut également y intégrer les critères « démographiques propres à la population, qui constituent une composante organique du cadre des ressources naturelles ».

On trouve d’autres domaines d’amélioration, tels « la vidéo surveillance depuis le ciel » ; « des cartographies de haute résolution » ; « les capacités de cloud computing » ; la pratique de la « fusion de données » de toutes les formes de renseignement vers un « cadre spatio-temporel cohérent permettant l’organisation et l’indexation des données » ; le développement de « cadres de sciences sociales »  en mesure de « soutenir un encodage et une analyse spatio-temporaux » ; « la distribution de technologiques d’authentification biométriques », [empreintes digitales, empreintes rétiniennes et extraits ADN] portées jusqu’au processus administratif le plus élémentaire afin de « déterminer les identités derrières toute transaction entre individus ». En outre, le monde académique doit être mis à contribution, pour aider le Pentagone à développer « des modèles scientifiques et des informations anthropologiques, socio-culturels, historiques, de géographie humaine, éducationnels, en matière de santé publique, et sur pléthore d’autres critères sociaux », afin de développer « une compréhension en profondeur des populations ».

En août 2011, soit quelques mois après avoir pris son nouveau poste, Quaid représentait Google au Customer and Industry Forum du Defense Information Systems Agency (DISA), organisé par le Pentagone. L’objectif du Forum était de proposer « aux services, aux commandants des combattants, aux Agences, aux forces de coalition » l’« opportunité d’échanger directement avec le monde industriel sur les technologies innovantes activant et garantissant des moyens de soutien de nos combattants ». Les participants à cet événement ont été unanimes à appeler la création d’un « environnement informationnel d’entreprise de défense », décrit comme « une plate-forme intégrée proposant des moyens réseau, de calcul, d’environnement, de services et de garantie des informations », afin que les combattants puissent « se connecter, s’identifier, découvrir et partager des informations, et collaborer sur l’ensemble du spectre des opérations militaires ». La plupart des participants au forum étaient des fonctionnaires du DoD, à part quatre participants, dont Quaid, venue de chez Google.

Des fonctionnaires du DISA ont également participé au Highlands Forum – tel Paul Friedrichs, un directeur technique et ingénieur en chef du bureau du DSI du DISA.

Savoir, c’est pouvoir

Au vu de tous ces éléments, il est peu surprenant qu’en 2012, quelques mois après que Regina Dugan, la coprésidente du Highlands Forum, quitte la DARPA pour devenir l’une des dirigeantes de Google, on retrouve le général Keith Alexander, chef de la NSA, envoyer un courriel à Sergey Brin, dirigeant fondateur de Google, pour discuter de partage d’information pour la sécurité nationale. Dans ces courriels, obtenus par le journaliste d’investigation Jason Leopold de par la Loi sur la liberté de l’information, le général Alexander décrivait Google comme un « membre clé de la base industrielle de défense », [de l’armée étasunienne], position que Michele Quaid, semble-t-il, œuvrait à consolider. Les relations cordiales entre Brin et l’ancienne dirigeante du DARPA prennent tout leur sens quand on pense que Brin avait été en contact avec des représentants de la CIA et de la NSA depuis le milieu des années 1990, et que ces organisations avaient contribué au financement et supervisé la création du moteur de recherche Google.

En juillet 2014, Quaid, devant un auditoire de l’armée étasunienne, parla de la création d’une « cellule d’acquisition rapide » pour faire progresser les « cybers  capacités » de l’armée des USA, dans le cadre du projet de transformation Force 2025. Elle expliqua aux fonctionnaires du Pentagone que « nombre des objectifs technologiques de l’armée pour 2025 peuvent être atteints par l’emploi de technologies privées déjà disponibles à ce jour, ou en cours de développement », et ré-affirma que « l’industrie est prête à nouer des partenariats avec l’armée pour contribuer au nouveau paradigme ». Dans le même temps, la plupart des médias clamaient à qui voulait le croire que Google essayait de se dissocier des financements du Pentagone, alors que concrètement, Google a adapté sa tactique, et développe des technologies commerciales qui pourraient se voir utilisées dans des usages militaires, aux fins de répondre aux objectifs de transformation du Pentagone.

Mais Quaid est loin de constituer le seul point de liaison entre Google et la communauté du renseignement militaire étasunien.

En 2005, soit l’année suivant le rachat par Google de Keyhole – la société de cartographie satellitaire – à In-Q-Tel – le fond de capital risque de la CIA – Rob Painter, directeur d’analyse technique à In-Q-Tel – qui avait joué un rôle clé dans l’entrée d’In-Q-Tel au capital de Keyhole dès le départ – partit travailler pour Google. Avant cela, ses activités chez In-Q-Tel étaient centrées sur l’identification, la recherche et l’évaluation de « jeunes pousses technologiques de très haut potentiel aux yeux de la CIA, de l’Agence nationale de renseignement géospatial [National Geospatial-Intelligence Agency, NdT], et de l’Agence de renseignement de la défense ». Et, de fait, la NGA avait confirmé que ses renseignements, obtenus au travers de Keyhole, étaient bien exploités par la NSA en soutien des opérations étasuniennes en Irak dès 2003.

À partir de juillet 2005, le nouveau travail de Painter, ancien agent de renseignement aux opérations spéciales de l’armée étasunienne, et désormais chez Google, était la direction au niveau fédéral de ce que Keyhole était en train de devenir : Google Earth Enterprise. En 2007, Painter était devenu responsable des technologies pour Google au niveau fédéral.

Cette même année 2007, Painter déclara au Washington Post que Google en était « aux étapes préliminaires » de vendre des versions avancées et secrètes de ses produits au gouvernement étasunien. « Google a intensifié ses forces de vente dans la région de Washington cette année, pour adopter ses produits technologiques aux besoins des armées, des agences civiles et de la communauté du renseignement », citait le Post. Le Pentagone utilisait déjà une version de Google Earth développée en partenariat avec Lockheed Martin pour « afficher des informations pour les soldats sur le terrain en Irak », affichage qui intégrait « la cartographie et l’affichage des régions clés du pays », et qui mettait en valeur « les quartiers sunnites et chiites de Bagdad, ainsi que les bases militaires étasuniennes et irakiennes dans la ville. Ni Lockheed ni Google n’ont souhaité préciser les usages que l’agence [de renseignement] géospatiale faisait de ces données ». Google voulait vendre au gouvernement de nouvelles « versions améliorées de Google Earth » et des « moteurs de recherche utilisables en interne par les agences ».

En 2010, des fuites en provenance des archives de la Maison Blanche révèlent que les dirigeants de Google avaient tenu plusieurs réunions avec des hauts dirigeants du conseil de sécurité nationale des USA [National Security Council (NSC), NdT]. Alan Davidson, directeur de Google aux affaires gouvernementales, a tenu au moins trois réunions avec des représentants du NSC en 2009, où figuraient Mike McFaul, directeur en chef de la Maison Blanche aux affaires russes, et Daniel Shapiro, conseiller sur le Moyen-Orient. Il ressortit également d’un dépôt de brevet par Google que la société avait en toute connaissance de cause collecté des données « de charge utile » sur les réseaux Wifi, qui permettraient l’identification de « géolocalisations ». Et nous savons désormais que la même année, Google signait un accord avec la NSA, accordant à l’agence un accès illimité aux informations personnelles de ses utilisateurs, ainsi qu’à ses logiciels et matériels, au nom des accords de cybersécurité que le général Alexander s’employait à conclure avec des centaines de dirigeants de sociétés télécoms à travers le pays.

Google n’est donc pas la seule société à tenir le rôle de contributeur clé et de fondateur du complexe militaro-industriel étasunien : c’est tout l’Internet, et la large gamme de sociétés du secteur privé – dont plusieurs se sont vues biberonnées et financées par la communauté du renseignement étasunienne (ou par des financiers très puissants intégrés à cette communauté) – qui maintiennent l’Internet et l’infrastructure des télécoms ; il s’agit également de la myriade de jeunes pousses qui vendent des technologies de pointe au fond de capital risque de la CIA, In-Q-Tel, où ces technologies peuvent se voir adaptées et évoluées, pour en sortir des applications dans les secteurs d’activité de la communauté du renseignement militaire. En fin de compte, l’appareil de surveillance mondialisé, et les outils classifiés utilisés par des agences comme la NSA pour l’administrer, ont presque intégralement été façonnés par des chercheurs extérieurs et par des sous-traitants privés comme Google, qui opèrent hors du Pentagone.

Cette structure, en miroir des travaux du Highlands Forum, lui-même émanation du Pentagone, permet à ce dernier de capitaliser rapidement sur les innovations technologiques sans passer à côté, tout en gardant – du moins en apparence – le secteur privé à distance raisonnable, ce qui permet d’éviter des questions dérangeantes sur l’utilisation qui est faite de ces technologies.

Mais cela n’était il pas déjà flagrant ? La raison d’être du Pentagone, c’est la guerre, ouverte ou clandestine. En apportant leur pierre à l’infrastructure de surveillance technologique de la NSA, des sociétés comme Google se font complices de ce que l’appareil militaro-industriel fait le mieux : tuer pour du pognon.

Comme le suggère la nature même de la surveillance de masse, il ne s’agit pas de simplement cibler les terroristes, mais par extension les « suspects de terrorisme » et les « terroristes potentiels » ; le résultat est que l’ensemble de la population – en particulier les activistes politiques – doit être ciblée par la surveillance exercée par les renseignements étasuniens, pour identifier les menaces actives et futures, et pour se montrer vigilant face à de possibles insurrections populistes aussi bien sur le sol des USA qu’à l’étranger. Les analyses prédictives et les profils de comportements jouent ici un rôle central.

La surveillance de masse et le « data-mining » présentent à présent également une dimension opérationnelle, en contribuant à l’exécution létale des opérations spéciales, en sélectionnant les listes de cibles des frappes de drones de la CIA sur base d’algorithmes contestables, par exemple, tout en mettant à disposition des données géospatiales et d’autres informations aux responsables des combats au sol, en vol, ou sur mer, ainsi que de nombreuses autres fonctions. Un simple post sur Twitter ou sur Facebook peut suffire à déclencher la classification de son auteur sur une liste secrète de surveillance du terrorisme, purement du fait de l’exécution d’un vague algorithme de pressentiment ou de suspicion ; cela peut amener son suspect jusqu’à figurer sur une liste de cibles létales.

Cette poussée pour une surveillance de masse in-discriminée et totale par le complexe militaro-industriel – englobant le Pentagone, les agences de renseignements, les sous-traitants de la défense, et sans doute les géants technologiques proches comme Google et Facebook – ne constitue donc pas une fin en soi, mais un instrument de pouvoir, dont l’objectif est l’auto-perpétuation. Mais une justification pseudo-rationnelle en est également affichée : on nous affiche que tout ceci est très bon pour le complexe militaro-industriel, mais également très bon pour chacun des acteurs privés.

La « Longue Guerre »

La meilleure illustration de cette idéologie de pouvoir hautement chauviniste, narcissique et pétrie d’auto-satisfaction, qui règne au cœur du complexe militaro-industriel, réside dans un livre écrit par le Dr. Thomas Barnett, participant de longue date du Highlands Forum, publié sous le titre The Pentagon’s New Map. Barnett fut assistant aux planifications stratégiques dans le Bureau Force Transformation du Pentagone de 2001 à 2003, et s’était vu recommander par son patron le vice-amiral Arthur Cebrowski à Richard O’Neill. En plus de devenir un best-seller du New York Times, le livre de Barnett était devenu une référence dans l’armée étasunienne, et a été lu par des hauts dirigeants de la défense à Washington jusque par des officiers responsables des combats sur le terrain au Moyen-Orient.

La première participation de Barnett au Highlands Forum remonte à 1998 ; il fut par la suite invité à présenter un résumé de son travail au Forum, le 7 décembre 2004, devant des hauts dirigeants du Pentagone, des experts en énergie, des entrepreneurs d’internet, et des journalistes. Barnett fit l’objet d’un article élogieux dans le Washington par son copain du Highlands Forum, David Ignatius, la semaine qui suivit, ainsi qu’un appui d’un autre ami du Forum, Thomas Friedman ; ces deux hommes ont grandement contribué à valoriser sa crédibilité et à faire grossir les rangs de son lectorat.

La vision de Barnett est néo-conservatrice jusqu’à l’os. Il voit le monde comme divisé en deux parties fondamentales : le Cœur, constitué des pays avancés jouant selon les règles de la mondialisation économique (les USA, le Canada, le Royaume-Uni, l’Europe et le Japon) et des pays en développement engagés dans cette même voie (le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine, et d’autres) ; et le reste du monde, qui est le Trou : un ramassis sauvage et dangereux de pays sans loi, définis principalement par leur « déconnexion » des merveilles de la mondialisation. Ce deuxième ensemble comprend la plus grande partie du Moyen-Orient et de l’Afrique, de vastes pans de l’Amérique du Sud, ainsi que de grandes zones d’Asie Centrale et d’Europe de l’Est. La mission des États-Unis est de « combler le Trou «, en propageant les « règles du jeu » culturelles et économiques de la mondialisation qui définit le Cœur, et en garantissant la sécurité au niveau mondial, afin que les « règles du jeu » puissent se propager partout.

Ces deux fonctions du pouvoir étasunien sont capturées par les concepts que définit Barnett, qui sont le « Léviathan » et l’« Administrateur système ». Le premier définit les règles facilitant la propagation des marchés capitalistes, régulés par les lois militaires et civiles. Le second constitue à projeter des forces militaires dans le Trou, dans le cadre d’une mission illimitée de garantie de sécurité et de façonnage des nations. Il prend soin d’insister qu’il ne s’agit pas de « reconstruire », mais bien de construire des « nations nouvelles ».

Pour Barnett, l’introduction de 2002 du Patriot Act à domicile par l’administration Bush, qui est venu écraser l’habeas corpus, et la stratégie de sécurité nationale à l’étranger, et son ouverture de guerres préventives unilatérales, représentent le point de départ d’une nécessaire réécriture des règles du jeu dans le Cœur, lui permettant de mener à bien sa noble mission. Il s’agit, toujours selon Barnett, du seul moyen pour les USA d’assurer la sécurité, car tant que le Trou existera, il constituera une source intarissable de violence et de désordre. Un paragraphe en particulier résume sa vision :

L’Amérique, comme gendarme du monde, crée la sécurité. La sécurité amène des règles partagées. Ces règles attirent les investissements étrangers. Les investissement créent les infrastructures. Les infrastructures permettent l’accès au ressources naturelles. Ces ressources apportent la croissance économique. La croissance apporte la stabilité. La stabilité crée de nouveaux marchés. Et à partir du moment où vous constituez une partie stable et croissante du marché mondial, vous faites partie du Cœur. Mission accomplie.

Malgré la teinte néo-conservatrice de cette vision, le plus gros de ce que Barnett décrit est encore poursuivi sous Obama. Barnett avait prédit que dans un proche avenir, des soldats étasuniens se verraient déployés au delà de l’Irak et de l’Afghanistan, par exemple en Ouzbékistan ; à Djibouti ; en Azerbaïdjan ; en Afrique du Nord-Ouest ; en Afrique du Sud et en Amérique du Sud.

La présentation de Barnett au Pentagone fut accueillie par un enthousiasme quasi-général. Le Forum avait même acheté des exemplaires de son livre, et les faisait distribuer à tous ses participants, et en mai 2005, Barnett fut de nouveau invité à une instance du Forum, consacrée entièrement à son concept de « Sysadmin ».

Le Highlands Forum a ainsi joué un rôle déterminant dans la définition même du concept du Pentagone de « guerre contre la terreur ». Irving Wladawsky-Berger, un vice-président à la retraite d’IBM, qui co-présida également le comité consultatif aux technologies de l’information auprès du président de 1997 à 2001, a décrit sa participation à l’une des rencontres du Forum de 2007 sous ces termes éloquents :

Et puis, il y a la guerre contre la terreur, que le DoD s’est mis à appeler la Longue Guerre, un terme que j’ai entendu pour la première fois au Forum. Cela semble une appellation tout à fait pertinente du conflit général dans lequel nous nous trouvons désormais. Il s’agit réellement d’un conflit mondial… les conflits dans lesquels nous sommes à présent impliqués donnent vraiment l’impression d’une guerre de civilisations ou de cultures, s’employant à détruire notre mode de vie et à imposer le leur.

Le problème, c’est qu’au dehors de cette clique puissante hébergée par le Pentagone, tout le monde n’est pas d’accord. « Je ne suis pas convaincu que le remède de Barnett ne soit pas pire que le mal », écrivait le Dr. Karen Kwiatowski, une ancienne analyste de la section Proche-Orient et Asie du Sud du Pentagone, qui a lancé l’alerte quand elle a vu que son département livrait volontairement des fausses informations lors de la période de préparation de la guerre en Irak. « Sans doute cela coûterait-il bien plus cher en liberté pour les américains, en démocratie constitutionnelle, et en sang, que cela n’apporterait ».

Mais l’équation de « combler le Trou » tout en maintenant la sécurité nationale du Cœur amène à une pente glissante. Dans ce modèle, dès que les USA sont empêchés de jouer leur rôle dirigeant de « gendarme du monde », le Trou s’élargit, le Cœur se rétrécit, et l’ordre mondial dans son ensemble est menacé. Dans cette logique, il n’est pas concevable que le gouvernement, ou que l’opinion publique, rejette la légitimité de la mission des USA. Si cela arrivait, cela permettrait au Trou de grossir au delà de tout contrôle, cela saperait le Cœur, et pourrait aller jusqu’à le détruire, ainsi que le protecteur du Cœur, l’Amérique. Aussi, « combler le Trou » ne constitue pas uniquement un impératif de sécurité : c’est une telle priorité existentielle qu’il faut lui adjoindre des pans de guerre de l’information, pour démontrer au monde la légitimité du projet dans son ensemble.

D’après les principes de guerre de l’information établis par O’Neill dans sa présentation de 1989 pour l’US Navy, les cibles de la guerre de l’information sont constituées non seulement des populations du Trou, mais également de celles du Cœur, ainsi que leurs gouvernements : gouvernement étasunien y compris. Ce rapport secret, qui, si l’on en croit l’ancien dirigeant du renseignement étasunien John Alexander fut lu par la haute direction du Pentagone, plaidait pour que la guerre de l’information cible : les adversaires, pour les convaincre de leur vulnérabilité ; les partenaires potentiels dans le monde, pour qu’ils acceptent « la cause comme juste » ; et enfin, les populations civiles, et les dirigeants politiques, pour qu’ils en viennent à penser que « le coût » en sang et en ressources se justifie.

Le travail de Barnett a été distillé via le Highlands Forum, parce qu’il faisait l’affaire, en apportant une idéologie « propre et nette » au complexe militaro-industriel étasunien.

Mais l’idéologie néo-conservatrice, bien entendu, remonte bien au delà de Barnett, qui n’est toute proportion gardée qu’un petit joueur, même si son travail fut extrêmement influent dans les murs du Pentagone. Le mode de pensée rétrograde des dirigeants impliqués dans le Highlands Forum était palpable longtemps avant le 11 septembre, qui fut utilisé par les acteurs liés au Forum comme un vecteur puissant pour légitimer la direction de plus en plus agressive prise par les politiques étasuniennes étrangères et de renseignement.

Yoda et les Soviets

On retrouve l’idéologie représentée par le Highlands Forum bien avant l’établissement de ce dernier en 1994, à l’époque où l’ONA d’Andrew « Yoda »  Marshall constituait le centre principal de planification d’activité du Pentagone.

Un mythe largement répandu parmi les journalistes en sécurité nationale depuis des années, est que la réputation de l’ONA comme oracle permanent du Pentagone était due à la clairvoyance analytique inouïe de son directeur, Marshall. Il est admis qu’il fait partie des rares à avoir compris à l’avance que la menace soviétique avait été exagérée par la communauté du renseignement étasunienne. D’après les récits que l’on en fait, il avait été une voix, isolée mais inextinguible, au sein du Pentagone, appelant les stratèges à ré-évaluer leurs projections de la puissance militaire de l’URSS.

Sauf que cette histoire est fausse. L’ONA ne s’employait pas à raisonner l’analyse des menaces, mais au contraire à nourrir la paranoïa justifiant l’expansionnisme militaire. Jeffrey Lewis, du département de politique étrangère, rappelle que loin de constituer la voix de la raison appelant à une évaluation plus équilibrée des capacités militaires soviétiques, Marshall s’employait à minimiser les indications qui parvenaient à l’ONA, et qui contredisaient la tendance en vogue d’une menace soviétique imminente. Après avoir commandé une étude, qui concluait que les USA avaient surestimé l’agressivité soviétique, Marshall la mit en circulation avec une note de couverture, rédigée par lui-même, précisant n’être lui-même « pas convaincu » par son contenu. Lewis rappelle que les projections des menaces établies par Marshall allaient jusqu’à commander des recherches absurdes, soutenant les histoires des néocons qui parlaient d’un lien (avéré inexistant) entre Saddam [Hussein] et al-Quaeda, et même le célèbre rapport d’un consultant de la RAND, appelant à ré-écrire la carte du Moyen-Orient, présenté en 2002 au conseil de politique de la défense à l’invitation de Richard Perle.

Jason Vest, journaliste d’investigation, a trouvé, auprès de sources du Pentagone, qu’au cours de la Guerre froide, Marshall faisait tout un foin, et sur une longue période, de la menace soviétique : il joua un rôle clé dans l’exercice, en apportant au groupe de pression néo-conservateur, le Committee on the Present Danger, des données de renseignement classifiées en provenance de la CIA, pour ré-écrire les estimations des renseignements nationaux quant aux intentions militaires soviétiques. Voilà qui constitua un précurseur aux manipulations des renseignements d’après le 11 septembre, pour justifier l’invasion et l’occupation de l’Irak. D’anciens membres de l’ONA ont confirmé que Marshall était un va-t-en-guerre, dénonçant une menace soviétique imminente, « jusqu’à la toute fin ». L’ancien soviétologue de la CIA, Melvin Goodman, par exemple, se souvient que l’action de Marshall fut également prépondérante pour que des missiles Stinger soient livrés aux moudjahidins afghans – une décision qui rendit la guerre encore plus violente, et encouragea les Russes [Soviétiques, NdT] à pratiquer la tactique de la terre brûlée.

Enron, les Talibans, et l’Irak

La période suivant la guerre froide vit donc la création par le Pentagone du Highlands Forum en 1994, sous l’aile de l’ancien secrétaire à la défense William Perry – un ancien directeur de la CIA et l’un des premiers promoteurs des idées néoconservatrices telle que la guerre préventive. De manière surprenante, le rôle douteux qu’a eu le Forum comme pont entre le gouvernement et l’industrie peut être mis en parallèle avec les flirts de la société Enron avec le gouvernement étasunien. Au moment même où le Forum venait de modeler les politiques d’intensification de la surveillance de masse par le Pentagone, Enron nourrissait la pensée stratégique qui culmina lors des guerres en Afghanistan et en Irak.

Le 7 novembre 2000, George W. Bush « remporta » l’élection présidentielle aux USA. Enron et ses employés avaient fait don de plus d’un million de dollars à la campagne de Bush. Nous comptons dans ce montant 10 500 $ de contribution pour le comité de recompte des voix de Bush en Floride, et encore 300 000 $ pour la cérémonie d’investiture qui suivit. Enron mit également à disposition des avions privés de sa flotte pour acheminer des avocats un peu partout en Floride, ainsi qu’en lobbying à Washington, tous pour le compte de Bush, lors du recompte des voix en décembre. Des archives électorales révélèrent par la suite que depuis 1989, Enron avait réalisé des dons à des campagnes politiques à hauteur de 5,8 millions de dollars, dont 73% aux républicains, et 27% aux démocrates – avec pas moins de 15 hauts dirigeants de l’administration Bush détenant des actions d’Enron, y compris le secrétaire de la défense Donald Rumsfeld, le haut-conseiller Karl Rove, et le secrétaire d’État aux armées Thomas White.

Mais la veille même de cette élection au résultat controversé, le président fondateur du Highlands Forum, Richard O’Neill, écrivit au directeur général d’Enron, Kenneth Lay, pour l’inviter à donner une présentation au Forum sur la modernisation du Pentagone et des Armées. Le courriel d’O’Neill à Lay fut rendu public avec le Corpus Enron – les courriels obtenus par la commission fédérale à la régulation de l’énergie [qui enquêta sur le scandale Enron bien connu, NdT] –  mais était resté inconnu jusqu’à ce jour.

Le courriel commençait ainsi : « Au nom du Secrétaire-adjoint à la Défense (C3I) et du DSI du DoD Arthur Money », et invitait Lay « à participer au Highlands Forum organisé par le Secrétaire de la Défense », qu’O’Neill décrivait comme « un groupe pluri-disciplinaire d’éminents universitaires, de directeurs généraux/directeurs de l’information/directeurs techniques du monde de l’industrie, et de dirigeants des médias, des arts et des professions, qui se rencontrent depuis six ans pour examiner ensemble les sujets d’intérêt qui émergent pour nous tous ». Il ajoutait que les sessions du Forum intégraient « des hauts dirigeants de la Maison Blanche, de la Défense, et d’autres agences gouvernementales (nous limitons la participation du gouvernement à 25% environ) ».

O’Neill révèle ici clairement que le Highlands Forum ne s’attachait pas à explorer les objectifs du gouvernement, mais les intérêts des dirigeants d’entreprise comme Enron. Le Pentagone, poursuit O’Neill, voulait que Lay nourrisse « la recherche de stratégies d’information/de transformation pour le Département de la Défense (et le gouvernement dans son ensemble) », surtout « dans une perspective d’affaires (transformation, productivité, avantages compétitifs) ». Il faisait grand cas d’Enron, qualifiée d’« exemple remarquable de transformation d’une industrie rigide et régulée, devenue un nouveau modèle ouvrant de nouveaux marchés ».

O’Neill affirma clairement que le Pentagone voulait qu’Enron joue un rôle charnière dans l’avenir du DoD, non seulement dans la création d’« une stratégie opérationnelle apportant la supériorité en matière d’information », mais également en relation avec les « immenses perspectives d’affaires mondiales [du DoD] qui peuvent tirer bénéfice des meilleures pratiques et idée de l’industrie ».

« ENRON présente un très grand intérêt à nos yeux », ré-affirme-t-il. « Ce que nous apprenons de vous pourra grandement aider le Département de la défense dans ses travaux d’établissement d’une nouvelle stratégie. J’espère que, malgré votre agenda bien chargé, vous trouverez le temps de nous rejoindre et d’assister autant que possible au Highlands Forum, afin d’échanger avec le groupe ».

Cette rencontre du Highlands Forum hébergea des hauts dirigeants de la Maison blanche et des renseignement étasuniens, y compris le directeur adjoint de la CIA Joan A. Dempsey, qui avait auparavant tenu le poste d’assistant au secrétaire des renseignements de la défense, puis fut en 2003 nommée par Bush, directrice générale du conseil consultatif aux renseignements de l’étranger pour le président, poste au cours duquel elle n’eut de cesse que d’encourager les échanges d’informations entre la NSA et la NGA après le 11 septembre. Elle poursuivit sa carrière comme vice présidente de Booz Allen Hamilton, un sous-traitant majeur du Pentagone en Irak et en Afghanistan, et qui, parmi d’autres actions, avait créé la base de données de l’Autorité provisoire de la coalition [Coalition Provisional Authority, NdT], pour assurer le suivi des projets de construction en Irak, dont nous savons aujourd’hui qu’ils furent à haute teneur de corruption.

La relation d’Enron avec le Pentagone avait déjà connu des très hauts l’année précédente. Thomas White, alors vice-président des services à l’énergie d’Enron, avait fait usage de ses vastes connexions avec l’armée étasunienne pour garantir un accord type à Fort Hamilton privatisant la fourniture en énergie des bases militaires. Enron fut la seule société à répondre à l’appel d’offre. L’année qui suivit, après que le DG d’Enron fût invité au Highlands Forum, White donna son premier discours en juin, à peine « deux semaines après être devenu secrétaire de l’Armée », dans lequel il « émit le souhait de voir s’accélérer l’attribution de tels contrats », ainsi que d’autres « privatisations rapides » des services en énergie de l’Armée. « Enron pourrait potentiellement tirer profit de l’accélération de l’attribution des contrats, comme d’autres en recherche d’affaires », observa USA Today.

Ce mois-là, sous l’autorité de Donald Rumsfeld, secrétaire à la défense – qui détenait lui-même des actions d’Enron en proportion non-négligeable – le Pentagone de Bush invita un autre dirigeant d’Enron ainsi qu’un haut conseiller financier extérieur d’Enron à participer à une autre session secrète du Highlands Forum.

Un courriel envoyé par Richard O’Neill le 22 juin [2001, NdT], et dévoilé par le Corpus Enron, révèle que Steven Kean, le vice-président exécutif et chef du personnel d’Enron, devait donner une autre présentation au Highlands Forum le lundi 25. « La prochaine session du Highlands-Forum, soutenu par le Secrétaire à la Défense, approche, et nous nous félicitons de la perspective de votre participation », écrit O’Neill, promettant à Kean qu’il constituerait « la pièce centrale des discussions. L’expérience d’Enron est très importante à nos yeux, vis à vis des changements en profondeur que nous préparons au Département de la Défense ».

Steven Kean est à présent président et directeur des opérations (et prochain directeur général) de Kinder Morgan, l’une des plus grandes sociétés d’énergie des USA, et il constitue l’un des plus importants soutiens du projet d’oléoduc controversé Keystone XL.

Un autre personnage devait assister à la même session du Highlands Forum que Kean : Richard Foster, alors associé dirigeant de la société de consultance financière McKinsey. « J’ai remis des exemplaires du nouveau livre de Dick Foster, Creative Destruction, à l’adjoint au Secrétaire à la défense, ainsi qu’au secrétaire assistant », ajoute O’Neill dans son courriel, « et le cas Enron ouvre lieu à des discussions importantes. Nous avons l’intention de remettre des exemplaires du livre aux participants du Forum ».

McKinsey, la société de Foster, avait apporté des conseils en stratégie financières à Enron depuis le milieu des années 80. Joe Skilling, devenu directeur général d’Enron en février 2001, ce pendant que Kenneth Lay en prenait la présidence, avait dirigé les activités de consultance en énergie de McKinsey avant de rejoindre Enron en 1990.

McKinsey et Richard Foster, qui y étaient alors associés, furent intimement impliqués dans les stratégies financières d’Enron, responsables de la croissance rapide mais frauduleuse de la société. Malgré les dénégations de McKinsey, clamant n’avoir jamais été au courant du mode de gestion douteux qui amena à la chute d’Enron, des documents internes au cabinet ont montré que Foster avait participé au comité financier d’Enron un mois avant la session du Highlands Forum, pour discuter la « nécessité de recourir à des partenariats privés avec d’autres entités pour aider à gérer la croissance explosive de la société » –  précisément les partenariats à la source de l’effondrement d’Enron.

Les documents de McKinsey ont montré que la société était « pleinement consciente de l’utilisation généralisée de fonds hors bilan par Enron ». Comme le remarque Ben Chu, journaliste économique pour The Independent, « McKinsey a totalement approuvé les méthodes comptables douteuses », ce qui a amené à l’inflation de la valeur d’Enron sur les marchés et « a causé l’implosion de la société en 2001 ».

De fait, Foster en personne avait assisté à six réunions du conseil d’administration d’Enron entre octobre 2000 et octobre 2001. Cette période coïncide globalement avec l’influence croissante d’Enron sur les politiques énergétiques de l’administration Bush, ainsi que les projets montés par le Pentagone pour l’Afghanistan et l’Irak.

Mais Foster participait également de manière soutenue aux rencontres du Highlands Forum – son profil Linkedin le décrit comme membre du Forum depuis 2000, l’année où il s’engagea avec Enron. Il anima également une présentation à l’inauguration du Island Forum à Singapour en 2002.

L’implication d’Enron dans le groupe de travail à l’énergie de Cheney semble avoir été liée aux projets de 2001 de l’administration Bush d’envahir l’Afghanistan et l’Irak, dont la motivation était le contrôle du pétrole. Comme le note le Professeur Richard Falk, un ancien membre du conseil de Human Rights Watch et ancien enquêteur pour l’ONU, Kenneth Lay, appartenant à Enron, « était le consultant privé principal du Vice-président Dick Cheney, lors du processus super-opaque de définition d’un rapport établissant une politique énergétique nationale, considéré largement comme l’un des éléments clés de l’approche étasunienne de la politique étrangère en général, et du monde Arabe en particulier ».

Les rencontres privées et secrètes, tenues entre les hauts dirigeants d’Enron et ceux du gouvernement étasunien, au travers du Highlands Forum, émanation du Pentagone, entre novembre 2000 et juin 2001, ont joué un rôle clé dans l’établissement et le verrouillage d’un lien de plus en plus fusionnel entre Enron et les planifications du Pentagone. Le rôle du Forum, comme O’Neill l’a toujours décrit, est de fonctionner comme laboratoire d’idées pour explorer les intérêts mutuels de l’industrie et du gouvernement.

Enron et les projets de guerre du Pentagone

En février 2001, alors que des dirigeants d’Enron, Kenneth Lay y compris, commençaient à prendre part au groupe de travail à l’énergie de Cheney, un document classifié du National Security Council indiquait aux employés du NSC de travailler avec le groupe de travail en « fusionnant » les sujets auparavant séparés : « les politiques opérationnelles à l’égard des États voyous » ainsi que les « actions concernant la capture de gisements de pétrole et de gaz, nouvellement découverts ou déjà connus ».

À en croire Paul O’Neill, le secrétaire au Trésor de Bush, cité par Ron Suskind dans The Price of Loyalty (2004), les dirigeants du cabinet discutèrent d’une invasion de l’Irak au cours de leur première réunion du NSC, et avaient même préparé une carte préparant l’occupation d’après-guerre, découpée selon les emplacements pétrolifères irakiens. Le message du président Bush était de dire à ces dirigeants de « trouver le moyen d’y aller ».

Les documents produits par le groupe de travail à l’énergie de Cheney, et obtenus par Judicial Watch sous la loi Freedom of Information, révèlent qu’en mars, avec des contributions tous azimuts de la part de l’industrie, le groupe de travail avait préparé des cartes du pays, indiquant les champs pétrolifères, les oléoducs, les raffineries, et couplées à une liste dont le titre était « Prétendants étrangers aux contrats pétrolifères irakiens ». En avril, un rapport de think tank commandé par Cheney, supervisé par l’ancien secrétaire d’État James Baker, et rassemblé par un comité d’experts de l’industrie énergétique et de la sécurité nationale, exhortait le gouvernement étasunien à « conduire une révision immédiate de la politique menée à l’égard de l’Irak, y compris les engagements militaires, en énergie, économiques, et politiques/diplomatiques », pour répondre à « l’influence déstabilisante » de l’Irak sur les flux de pétrole dans les marchés mondiaux. Le rapport comprenait des recommandations écrites par le participant du Highlands Forum et président d’Enron : Kenneth Lay.

Mais le groupe de travail à l’énergie de Cheney s’employait aussi activement à déployer des projets pour l’Afghanistan, impliquant Enron, que l’on voyait déjà en mouvement sous Clinton. Sur la fin des années 90, Enron travaillait avec la société californienne d’énergie Unocal à développer un oléo/gazoduc qui pourrait se brancher sur les réserves de la Caspienne, et transporter pétrole et gaz à travers l’Afghanistan, irriguer le Pakistan, l’Inde et peut-être d’autres marchés. Cette initiative avait la bénédiction officielle de l’administration Clinton, et par suite de l’administration Bush, qui avait mené en 2001 plusieurs réunions avec des représentants des Talibans pour négocier les termes d’un accord sur les oléo/gazoducs. Les Talibans, dont les opérations de conquête de l’Afghanistan avaient reçu un soutien clandestin sous Clinton, devaient se voir formellement reconnus par le gouvernement légitime d’Afghanistan, en échange de l’installation du pipeline. Enron paya 400 millions de dollars pour une étude de faisabilité du pipeline, et une grande proportion de cette somme fut siphonnée pour servir de pots de vins pour les dirigeants Talibans ; la société employa même des agents de la CIA pour faciliter les échanges.

Puis, à l’été 2001, alors que les dirigeants d’Enron faisaient la liaison avec les hauts dirigeants du Pentagone au Highlands Forum, le conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche animait un « groupe de travail » multi-départements, dirigé par Rumsfeld et Cheney, pour aider à la finalisation d’un projet d’Enron en Inde, une centrale installée à Dabhol pour 3 milliards de dollars. Il était prévu que la centrale en question reçoive son énergie via l’oléoduc trans-Afghanistan. Le « groupe de travail de Dabhol » du NSC, présidé par Condoleeza Rice, conseillère à la sécurité nationale auprès de Bush, déploya une gamme de tactiques pour accroître la pression du gouvernement étasunien sur l’Inde, pour que celle-ci décide de terminer la centrale de Dabhol – cette pression se poursuivit jusque début novembre. Le projet Dabhol, et l’oléoduc trans-afghan, constituaient de loin le contrat le plus juteux d’Enron à l’étranger.

Au cours de l’année 2001, les dirigeants d’Enron, parmi lesquels Ken Lay, eurent leur place dans le groupe de travail à l’énergie de Cheney, aux côtés de représentants d’autres sociétés de l’énergie étasuniennes. À partir de février, peu après la prise de fonction de l’administration Bush, Enron était impliquée dans une demi-douzaine de ces réunions du groupe de travail à l’énergie. À l’issue de l’une de ces rencontres secrètes, une proposition d’accord énergétique fut amendée de nouvelles clauses, qui augmentaient très fortement la production de pétrole et de gaz en Inde, d’une manière telle que cela ne pouvait s’appliquer qu’à la centrale de Dabhol construite par Enron. Pour le dire autrement, on s’assurait que le flux de gaz bon marché envoyé vers l’Inde au travers du pipeline trans-afghan relevait désormais de la « sécurité nationale » étasunienne.

Un mois ou deux après, l’administration Bush donna 43 millions de dollars aux Talibans, justifiant cet octroi par la lutte contre la production d’opium, et malgré les sanctions de l’ONU, imposées par les USA eux-mêmes, interdisant toute aide au groupe, du fait qu’il refusait de livrer Oussama Ben Laden.

En juin 2001, le mois où Steve Kean, vice président exécutif d’Enron assistait au Highlands Forum, les espoirs que la société mettait dans le projet Dabhol se virent anéantis : le projet de pipeline trans-afghan ne se matérialiserait pas, et par conséquent, la construction de la centrale de Dabhol fut arrêtée. Cet échec contribua à la banqueroute d’Enron en décembre. Toujours en juin, les dirigeants d’Enron rencontrèrent le secrétaire de Bush au commerce, Donald Evans, au sujet de cette centrale, et Cheney exerça du lobbying auprès du principal parti d’opposition indien pour le projet Dabhol. Il a également été reporté que Ken Lay avait contacté l’administration Bush à la même période, pour informer les dirigeants des problèmes financiers de la société.

Au mois d’août, désespérés de conclure l’accord, les dirigeants étasuniens menacèrent les représentants des Talibans de guerre, s’ils refusaient les termes étasuniens : à savoir, le cesser-le-feu et leur ralliement à une alliance fédérale avec la Northern Alliance (parti d’opposition) ; et d’abandonner toute exigence de consommer le gaz en Afghanistan. Le 15 de ce mois, Pat Shortridge, lobbyiste d’Enron, avertit le conseiller économique de la Maison Blanche, Robert McNally, qu’Enron se dirigeait vers un trou noir financier, qui pourrait mettre à mal les marchés énergétiques du pays.

L’administration Bush avait probablement vu venir le rejet de son offre par les Talibans : elle avait planifié une guerre contre l’Afghanistan dès le mois de juillet. Selon le ministre des affaires étrangères du Pakistan, Niaz Naik, qui avait participé aux négociations entre USA et Talibans, les dirigeants étasuniens lui avaient déclaré qu’ils prévoyaient d’envahir l’Afghanistan à la mi-octobre 2001. À peine la guerre avait-elle commencé que Wendy Chamberlain, l’ambassadeur de Bush au Pakistan, appelait le ministre du pétrole pakistanais, Usman Aminuddin, pour parler d’« une proposition de projet de pipeline Turkménistan-Afghanistan-Pakistan », si l’on en croit Le Frontier Post, une revue pakistanaise rédigée en anglais. Les deux hommes se serait accordés à considérer que « le projet ouvrait de nouvelles avenues de coopération régionale sur de nombreuses dimensions, surtout au vu des développements géopolitiques récents de la région ».

Deux jours avant le 11 septembre, Condoleeza Rice recevait un projet de directive formelle quant à la sécurité présidentielle, que Bush devait signer immédiatement. Cette directive contenait un plan complet pour lancer une guerre mondiale contre al-Qaeda, y compris une invasion « imminente » de l’Afghanistan pour renverser les Talibans. Cette directive se vit approuvée par les plus hauts niveaux de la Maison Blanche et par les dirigeants du conseil de sécurité nationale, y compris bien sûr Rice et Rumsfeld. Les mêmes dirigeants du NSC étaient d’un côté en train d’œuvrer via le groupe de travail de Dabhol à sécuriser le projet de centrale indienne, alimenté par le pipeline trans-afghan, également projet d’Enron. Le lendemain, soit la veille du 11 septembre, l’administration Bush accepta formellement le plan d’attaque des Talibans.

On trouve des liens entre le Highlands Forum et les intérêts impliqués dans cette affaire, ce qui démontre que ces pratiques étaient tout sauf anecdotiques sous l’administration Bush – voilà pourquoi Obama, en se préparant à retirer des soldats d’Afghanistan, réaffirma le soutien de son gouvernement pour le projet d’oléoduc trans-Afghanistan, et son souhait de voir une société étasunienne le construire.

La propagande du Pentagone pour tout nettoyer

Au cours de cette période, la guerre de l’information joua un rôle central pour battre le rappel du soutien du public à la guerre – et le Highlands Forum y figura en première ligne.

En décembre 2000, un peu moins d’un an avant le 11 septembre, et peu après la victoire de George W. Bush à l’élection présidentielle, des membres clés du Forum participèrent à un événement organisé par la Dotation Carnegie pour la paix internationale, explorant « les impacts de la révolution de l’information, de la mondialisation, et de la fin de la Guerre froide sur le processus de mise en place de la politique étrangère étasunienne ». Cette rencontre, plutôt que de proposer des « réformes itératives », demandait à ses participants de « construire un nouveau modèle, en partant de zéro, optimisé aux propriétés spécifiques du nouvel environnement mondial ».

Parmi les sujets abordés lors de ces travaux, on trouvait la « Révolution du contrôle mondial » : la nature « distribuée » de la révolution de l’information pesait sur les « dynamiques clés des politiques mondiales, générant des défis face à la primauté des États et des relations inter-États ». Cela créait « de nouveaux défis en matière de sécurité nationale, les États dirigeants voyant se réduire leur capacité de contrôle sur les débats politiques mondiaux, ce qui pose un défi aux efficacités des politiques économiques nationales, etc. ».

En d’autres termes, comment le Pentagone peut-il exploiter d’une manière ou d’une autre la révolution de l’information pour « contrôler le débat politique mondial », en particulier en matière de « politiques économiques nationales » ?

Cette rencontre était co-organisée par Jamie Metzl, qui à l’époque figurait au Conseil de sécurité nationale de Bill Clinton, où il venait de diriger la rédaction de la directive présidentielle [Presidential Decision Directive, NdT] 68 sur l’International Public Information (IPI), un nouveau plan inter-agences coordonnant la diffusion d’informations étasuniennes publiques à l’étranger. Metzl poursuivit sa tâche de coordination de l’IPI au Département d’État.

L’année précédente, un haut-dirigeant de l’administration Clinton révéla au Washington Times que l’IPI de Metz avait pour vrai objectif de « manipuler le public étasunien », et avait « émergé suite aux réticences du public étasunien à soutenir les politiques étrangères du président Clinton ». L’IPI n’avait qu’à semer ci-et-là des articles ou des reportages favorables aux intérêts étasuniens sur les chaînes étrangères télévisuelles, radio, ou dans la presse ou d’autres médias étrangers, en espérant que cela serait repris par les médias étasuniens. Le prétexte était que « la couverture des informations est déformée sur le marché domestique, et il faut la combattre à tout prix, en utilisant des ressources dirigées vers une manipulation des nouvelles ». Metzl s’occupa des opérations de propagande à l’étranger de l’IPI pour l’Irak et le Kosovo.

On comptait parmi les autres participants à l’événement de Carnegie de décembre 2000 deux membres fondateurs du Highlands Forum, Richard O’Neill et Jeff Cooper de la SAIC – en compagnie de Paul Wolfowitz, un autre acolyte d’Andrew Marshall qui allait bientôt rejoindre l’administration Bush, comme adjoint au secrétaire de la Défense Rumsfeld. Présent également ce jour, une figure qui allait devenir particulièrement célèbre dans la propagande qui entoura l’Afghanistan et la guerre en Irak de 2003 : John W. Rendon Jr, président fondateur de The Rendon Group (TRG), et membre au long court du Highlands Forum.

John Rendon (à droite) au Highlands Forum, accompagné du présentateur de la BBC Nik Gowing et de Jeff Jonas, ingénieur en chef aux Entity Analytics pour IBM (au centre).

TRG est une société de communications et un sous-traitant bien connu du gouvernement étasunien depuis des décennies. Rendon a joué un rôle central dans le déroulement des campagnes de propagande du Département d’État pour l’Irak et le Kosovo, sous Clinton et Metzl. Il reçut notamment une subvention du Pentagone pour faire tourner un site d’information, le Balkans Information Exchange, ainsi qu’un contrat de l’US Agency for International Development (USAID) pour promouvoir la « privatisation ».

Le rôle central de Rendon auprès de l’administration Bush pour faire monter en sauce la menace pourtant inexistante d’armes de destruction massive (ADM), aux fins de justifier une invasion étasunienne de l’Irak, est à présent clairement établi. Comme exposé par James Bamford dans son enquête phare pour Rolling Stone, Rendon a joué un rôle déterminant, pour le compte de l’administration Bush, dans le déploiement d’une « gestion de la perception » qui allait « créer les conditions amenant à la déchéance de [Saddam] Hussein », au travers de contrats de la CIA et du Pentagone chiffrés en millions de dollars.

En autres activités, Rendon fut amené à créer, pour le compte de la CIA du Congrès national irakien [Iraqi National Congress (INC), NdT] d’Ahmed Chalabi ; il s’agissait d’un groupe d’exilés irakiens chargés de répandre de la propagande, dans laquelle on trouvait nombre de faux renseignements sur les ADM. Ce processus avait été lancé de manière synchronisée sous l’administration de George H W. Bush [le père, NdT], s’était poursuivit cahin-caha sans faire trop de bruit sous Clinton, avant de se voir relancé après le 11 septembre, sous le mandat de Bush fils. Le rôle de Rendon fut donc très important dans la fabrication de fausses nouvelles sur l’Irak, sous contrats juteux attribués par la CIA et le Pentagone – et il accomplit ces tâches jusqu’au moment de l’invasion de 2003, sous la casquette de conseiller du Conseil de sécurité national de Bush : encore la NSC, bien entendu, qui planifia et prépara les invasions d’Afghanistan et d’Irak, en prenant en compte les données que lui communiquaient les dirigeants d’Enron, qui dans le même temps entraient dans le Highlands Forum.

Et cela ne constitue que la partie émergée de l’iceberg. Des documents déclassifiés démontrent l’implication étroite du Highlands Forum dans les processus clandestins utilisés par les dirigeants clés pour paver le chemin de la guerre en Irak, sur la base de guerre de l’information.

Un rapport, rédigé en 2007 par l’inspecteur général du DoD, révèle qu’un des sous-traitants utilisés abondamment par le Highlands Forum au cours de la guerre en Irak et après celle-ci, était le Rendon Group. TRG se vit octroyer des contrats du Pentagone pour organiser des sessions du Forum, établir les sujets de discussions, et réunir et coordonner les instances du Forum. L’enquête menée par l’inspecteur général avait été diligentée suite à des accusations, entendues dans l’enceinte du Congrès, quant au rôle de Rendon dans la manipulation des informations, en vue de justifier l’invasion et l’occupation de l’Irak en 2003. Selon le rapport établi par l’inspecteur général :

… l’Assistant Secretary of Defense for Networks and Information Integration/Chief Information Officer a employé TRG pour mener des forums en vue d’attirer la participation d’un groupe inter-disciplinaire de dirigeants reconnus au niveau national. Les forums étaient constitués en petits groupes, et abordaient des sujets sur l’information et les technologies, et leurs conséquences sur la science, sur les processus organisationnels et dans le monde des affaires, sur les relations internationales, en termes économiques et en matière de sécurité nationale. TRG conduisit également un programme de recherche et des interviews pour établir et développer des sujets à aborder dans le cadre des sessions du Highlands Forum. C’est l’Office of the Assistant Secretary of Defense for Networks and Information Integration qui validait ces sujets, le rôle de TRG était de rendre possibles les rencontres.

TRG, bras armé privé du Pentagone en matière de propagande, joua donc un rôle central, en assurant littéralement le fonctionnement du processus du Highlands Forum qui amenait les hauts dirigeants du gouvernement et les capitaines d’industrie à se rencontrer pour établir la stratégie de guerre de l’information du DoD.

L’enquête interne du Pentagone en vint à absoudre Rendon de toute malversation. Mais cela ne constitue pas une surprise, au vu des conflits d’intérêts en jeu : l’inspecteur général de l’époque était Claude M. Kicklighter, mis en place à ce poste par Bush, et qui avait directement supervisé les principales opérations militaires de l’administration. En 2003, il était directeur de l’équipe de transition pour l’Irak du Pentagone, et l’année suivante il fut nommé au Département d’État sous le titre de Conseiller spécial pour la stabilisation et les opérations de sécurité en Irak et en Afghanistan.

Le noyau surveillance-propagande

Plus édifiant encore, les documents du Pentagone, que Bamford a réussi à se procurer pour son article pour Rolling Stone, révèlent que Rendon s’est vu accorder les accès aux données de surveillance de la NSA, estampillées top-secret, pour mener ses travaux commandités par le Pentagone. Les documents du DoD stipulent que TRG est autorisé « à chercher et analyser des informations classifiées jusqu’au niveau Top Secret/SCI/SI/TK/G/HCS ».

« SCI » est l’acronyme de Sensitive Compartmented Information [Information sensible à accès cloisonné, NdT] : il s’agit d’information classifiée au niveau supérieur à Top Secret ; « SI » est l’acronyme de Special Intelligence [Renseignements spéciaux, NdT] : il s’agit de communications à haut niveau de secret, interceptées par la NSA. « TK » est l’acronyme de Talent/Keyhole : il s’agit de noms de code pour l’imagerie de reconnaissance aérienne et par satellite espion ; « G » désigne Gamma, et englobe les interceptions de communications depuis des sources extrêmement sensibles ; et « HSC » désigne Humint Control System – des informations en provenance de sources humaines considérées comme très sensibles. Pour reprendre les mots de Bamford :

Considérés ensemble, ces acronymes indiquent que Rendon dispose des accès aux informations les plus confidentielles des trois formes de collecte de renseignement : les écoutes, les images satellites, et les espions humains.

Le Pentagone avait donc :

  1. Travaillé sous contrat avec Rendon, une société de propagande ;
  2. Offert à Rendon les accès aux renseignements les mieux gardés de la communauté du renseignement, y compris les données de surveillance collectées par la NSA ;
  3. Confié à Rendon la tâche de faciliter le développement par le DoD des stratégies opératives de l’information, en assurant le fonctionnement des processus du Highlands Forum ;
  4. Et plus encore, chargé Rendon d’encadrer l’exécution concrète de cette stratégie développée par la voie du Highlands Forum, en opérant des campagnes d’information à travers le monde, en Irak, en Afghanistan, et ailleurs.

Le directeur général du TRG, John Rendon, reste étroitement impliqué dans le Highlands Forum, et les opérations d’information du DoD dans le monde musulman. Sa biographie en date de novembre 2014, présentée dans le cursus « Emerging Leaders » [« dirigeants en émergence », NdT] par la Harvard Kennedy School, le décrit comme « un participant dans des organisations précurseures, comme le Highlands Forum », « l’un des premiers leaders d’opinions à maîtriser la puissance des technologies émergentes, en soutien à la gestion temps réel de l’information », et un expert en matière d’« impact des technologies de l’information en émergence en lien avec les opérations Odyssey Dawn (Libye) ; Unified Protector (Libye) ; Global War on Terrorism (GWOT) ; Iraqi Freedom ;  Enduring Freedom (Afghanistan) ; Allied Force and Joint Guardian (Kossovo) ; Desert Shield ; Desert Storm (Koweït) ; Desert Fox (Irak) et Just Cause (Panama), parmi d’autres. »

Les travaux de Rendon sur la gestion de la perception et les opérations d’information a également « rendu service à nombre d’interventions militaires étasuniennes » ailleurs, et a contribué à l’exécution des opérations de l’information en Argentine, en Colombie, en Haïti et au Zimbabwe – en fait, dans un total de 99 pays. Ainsi, directeur général et directeur politique national du parti Démocrate, John Rendon reste une figure puissante sous l’administration Obama.

Des archives du Pentagone démontrent que TRG a reçu plus de 100 millions de dollars du DoD depuis 2000. En 2009, le gouvernement étasunien annula un contrat de « communications stratégiques » avec TRG après des révélations sur les utilisations de ce contrat pour se débarrasser des journalistes qui auraient pu écrire des articles négatifs sur l’armée étasunienne en Afghanistan, et pour promouvoir exclusivement les journalistes soutenant les politiques étasuniennes. Et pourtant, en 2010, voilà que l’administration Obama renouvelait des contrats à Rendon, pour des services de « déception militaire » en Irak.

Et depuis, TRG a été pourvoyeur de conseils sur le Commandement de la formation et de la doctrine [Training and Doctrine Command, NdT] de l’armée étasunienne, sur le Commandement des opérations spéciales [Special Operations Command, NdT], et est toujours sous contrat pour le Bureau du secrétaire de la Défense, le Commandement des communications électroniques de l’armée des États-Unis, et apporte un « soutien aux communications » du Pentagone et aux ambassades étasuniennes quant aux opérations anti-drogues.

TRG se vante également sur son site web d’apporter un « soutien aux guerres clandestines » [Irregular Warfare Support, NdT], avec « soutien de planification et opérationnel » qui « aide notre gouvernement et les clients dans le domaine militaire à développer de nouvelles approches pour contrer et saper le pouvoir d’un adversaire, ainsi que son influence et sa volonté ». Une part importante de ce soutien a été affinée au cours de la décennie écoulée (au moins) au sein même du Highlands Forum, émanation du Pentagone.

Guerre clandestine et pseudo-terrorisme

Le lien intime qui existe via Rendon entre le Highlands Forum, émanation du Pentagone, et les opérations de propagande menées sous Bush et Obama en soutien à la « longue guerre » démontre le rôle primordial de la surveillance de masse, aussi bien derrière la guerre clandestine que derrière les « communications stratégiques ».

L’un des principaux promoteurs de ces deux concepts est le professeur John Arquilla, de la Naval Postgraduate School ; il s’agit du célèbre analyste de la défense étasunienne, qui a développé le concept de « guerre de l’information »  [Netwar, NdT]. À présent, il défend ouvertement la surveillance de masse, et le minage de données massives en soutien à des opérations préventives pour contrecarrer les complots terroristes. Il se trouve qu’Arquilla est un autre des « membres fondateurs » du Highlands Forum.

Une grande partie de ses travaux est structurée sur les concepts de « guerre en réseau » ; « dissuasion en réseau » ; « guerre de l’information » et d’« essaimage » ; ces concepts ont été dans une large mesure établis par la RAND sous contrat du Pentagone, puis incubés par le Forum lors de ses premières années d’existence, et sont devenus parties prenantes de la stratégie du Pentagone. Par exemple, dans l’étude produite par Arquilla pour la RAND en 1999 sous le titre The Emergence of Noopolitik : Toward an American Information Strategy [Émergence de la Noopolitik : vers une stratégie de l’information étasunienne, NdT], son co-auteur David Ronfeldt et lui-même expriment leur gratitude envers Richard O’Neill « pour l’intérêt qu’il [nous] porte, pour son soutien, et ses conseils », ainsi qu’aux « membres du Highlands Forum » pour leurs commentaires éclairants sur l’étude. La plupart de ses travaux intègrent des remerciements au Highlands Forum et à O’Neill.

Le professeur John Arquilla, de la Naval Postgraduate School, et membre fondateur du Highlands Forum, émanation du Pentagone

Les travaux d’Arquilla se voient cités dans une étude de la National Academy of Sciences, datant de 2006, sur l’avenir de la science des réseaux, commandée par l’armée étasunienne, qui conclut, sur la base de ses travaux, que : « Les avancées technologiques en matière de traitement d’information par ordinateur et de télécommunications permettent la constitution de réseaux sociaux, qui facilitent les affiliations à des groupes, dont certains sont de nature terroriste ». L’étude ne faisait pas de différence entre risques terroristes et groupes activistes : « Les implications de cet état de fait pour les réseaux criminels, terroristes, contestataires et insurrectionnels ont été explorés par Arquilla et Ronfeld (2001) et constituent un sujet de discussion récurrent au sein de groupes comme le Highlands Forum, qui comprennent que les États-Unis sont hautement vulnérables à des coupures de services de leurs réseaux critiques ». Arquilla développa ensuite des stratégies de guerre de l’information « pour les campagnes militaires au Kosovo, en Afghanistan et en Irak », selon le dictionnaire biographique établi par l’historien militaire Benjamin Shearer, Home Front Heroes (2007) – illustrant une fois de plus le rôle direct joué par certains membres clés du Forum quant à l’exécution des opérations informationnelles du Pentagone sur les théâtres de guerre.

Seymour Hersh, lauréat du prix Pulitzer, fait référence, dans son enquête de 2005 pour le New Yorker à une série d’articles écrits par Arquilla, établissant une nouvelle stratégie de « réplique à la terreur » par la pseudo-terreur. « Il faut un réseau pour combattre un réseau », déclare Arquilla, esquissant la thèse qu’il a soutenue au Pentagone par l’intermédiaire du Highlands Forum depuis sa fondation :

Dès lors que les opérations militaires conventionnelles et les bombardements échouèrent à vaincre l’insurrection Mau Mau au Kenya dans les années 1950, les Britanniques formèrent des équipes à base des tribus Kikuyu qui leurs étaient acquises, et qui se firent passer pour terroristes. Ces « pseudo gangs », comme on les dénommait, mirent rapidement les Mau Mau sur la défensive, soit en se liant d’amitié avec des combattants pour leur tomber dessus en embuscade juste après, soit en fournissant aux bombardiers les coordonnées des camps terroristes.

Et Arquilla de plaider pour que les services de renseignements occidentaux adoptent ce fonctionnement britannique comme modèle, en créant de nouveaux « pseudo gangs » terroristes, pour saper les « vrais » réseaux terroristes :

Ce qui a fonctionné au Kenya il y a un demi-siècle a toutes les chances de saper la confiance et les capacités de recrutement au sein des réseaux terroristes d’aujourd’hui. Constituer de nouveaux pseudo-gangs ne devait pas être tâche difficile.

Fondamentalement, l’argument d’Arquilla était que, puisque seuls des réseaux peuvent s’en prendre à d’autres réseaux, la seule manière de vaincre des ennemis employant des méthodes de guerre clandestines est d’employer soi-même des techniques de guerre clandestine contre eux. En fin de compte, le facteur déterminant la victoire n’est pas la défaite militaire en soi, mais la mesure dans laquelle la direction du conflit peut être calibrée pour influencer les populations et s’accaparer leur opposition à l’adversaire. La stratégie de « pseudo gangs » d’Arquilla était, selon Hersh, déjà en cours d’implémentation par le Pentagone :

Selon la nouvelle approche de Rumsfeld, on m’a expliqué que les agents militaires étasuniens avaient l’autorisation de se faire passer pour des hommes d’affaires corrompus à l’étranger, voulant acheter des biens de contrebande, pour les utiliser dans des systèmes d’armes nucléaires. Dans certains cas, si l’on en croit les conseillers du Pentagone, on parvenait à recruter des citoyens locaux et leur demander de rejoindre la guérilla ou les terroristes…

Les nouvelles règles permettront à la communauté des Forces Spéciales de mettre en place ce qu’elle appelle des « équipes d’action » dans les pays ciblés à l’étranger, qui pourront être utilisées pour détecter et éliminer des organisations terroristes. « Souvenez-vous des groupes d’exécution de droite au Salvador », m’interpella l’ancien haut-dirigeant du renseignement, faisant référence aux gangs, dirigés par des soldats, qui avaient commis des atrocités au début des années 1980. « Nous les avons créés, et financés », me dit-il. « L’objectif est à présent de recruter des gens du cru partout où nous le souhaitons. Et nous n’allons pas parler de ça au Congrès ». Un ancien officier de l’armée, qui connaît les possibilités des commandos du Pentagone, m’a dit : « Nous allons chevaucher aux côtés des mauvais gars ».

Confirmation officielle du fait que cette stratégie est à présent mise en œuvre est faite en 2008, par la fuite d’un manuel pratique des opérations spéciales de l’armée étasunienne. L’armée étasunienne, dit le manuel, peut mener des guerres clandestines et non-conventionnelles en utilisant comme substitut des groupes non-étatiques, comme des « forces paramilitaires, des individus, des entreprises, des organisations politiques étrangères, des organisations résistantes ou insurgées, des expatriés, des adversaires terroristes transnationaux, des membres de réseaux terroristes transnationaux déçus, des contrebandiers et d’autres ‘indésirables’ sociaux ou politiques ». Scandaleusement, le manuel poursuit en confirmant explicitement que les opérations spéciales étasuniennes peuvent impliquer tant le contre-terrorisme que le « Terrorisme », ainsi que : « des activités criminelles transnationales, y compris le trafic de drogues, des trafics d’armes illégaux, et des transactions financières illégales ». L’objectif de telles opérations clandestines est, principalement, le contrôle des populations – lesdites opérations sont « spécifiquement conçues pour faire pression sur telle ou telle fraction de la population indigène afin de lui faire accepter le statu quo », ou d’accepter « telle ou telle conséquence politique » que l’on veut lui imposer ou négocier.

Suivant cette logique biaisée, le terrorisme peut parfois être défini comme un outil légitime de l’appareil d’État étasunien, utilisable pour influencer des populations à accepter un « compromis politique » particulier – le tout au nom de la lutte contre le terrorisme.

Est-ce là ce que faisait le Pentagone, en coordonnant pas loin d’1 milliard de dollars de financement en provenance des régimes du Golfe, et à destination des rebelles anti-Assad en Syrie ; le plus gros de ces sommes, selon les propres informations classifiées de la CIA, finirent dans les caisses d’extrémistes islamistes violents liés à al-Qaeda, ceux-là mêmes qui engendrèrent ensuite « État Islamique » ?

La justification de cette nouvelle stratégie commença à être épanchée dans une réunion d’août 2002 tenue par le Defense Science Board du Pentagone, qui plaida pour la création d’un « Groupe d’opérations proactives et préventives » [Proactive, Preemptive Operations Group (P2OG), NdT] au sein du National Security Council. Ce même Board proposait que le P2OG en question conduise des opérations clandestines pour infiltrer et simuler des réactions au sein des réseaux terroristes, pour les inciter à agir, et faciliter par là leur ciblage.

À l’image d’autres agences du Pentagone, le Defense Science Board est intimement lié au Highlands Forum, dont les travaux nourrissent les recherches du Board, qui à son tour est régulièrement présent au Forum.

À en croire les sources du renseignement étasunien qui ont parlé à Hersh, Rumsfeld s’était assuré que cette nouvelle forme d’opérations clandestines serait intégralement conduite sous juridiction du Pentagone, de manière totalement étanche par rapport à la CIA et aux commandements militaires étasuniens régionaux, et qu’elle serait exécutée par ses propres commandements opérationnels gardés et tenus au secret. Cette chaîne de commandement devait intégrer, outre le secrétaire à la Défense lui-même, deux de ses adjoints, sous-secrétaire à la Défense dédié aux renseignements y compris : il s’agit du poste qui supervise le Highlands Forum.

Communications stratégiques : propagande de guerre sur le sol étasunien et à l’étranger

Au sein du Highlands Forum, les techniques d’opérations spéciales explorées par Arquilla ont été reprises par plusieurs autres, en ciblant de plus en plus la propagande – parmi eux, le Dr. Lochard, dont nous avons parlé précédemment, ainsi que le Dr. Amy Zalman, qui s’intéresse surtout au concept d’utilisation par l’armée étasunienne de « narrations stratégiques » pour influencer les opinions publiques et ainsi gagner les guerres.

Comme son collègue Jeff Cooper, membre fondateur du Highlands Forum, le Dr Zalman provient des entrailles de la SAIC/Leidos. Entre 2007 et 2012, elle tint le poste de stratège en chef de la SAIC, avant de devenir présidente de l’Information Integration du DoD pour le National War College de l’armée des USA, où elle s’est principalement consacrée à affiner la propagande pour susciter les réponses précises désirées de la part de groupes ciblés, sur la base d’une compréhension complète de ces groupes. Durant l’été 2014, elle est devenue Directrice générale de la World Futures Society.

Le Dr. Amy Zalman, ancienne stratège pour la SAIC, Directrice Générale de la World Futures Society, et participante de longue date au Highlands Forum au titre de consultante aux communications stratégiques dans les guerres clandestines, pour le gouvernement des USA

 

En 2005, l’année-même qui vit Hersh dénoncer la mise en oeuvre de la stratégie du Pentagone de « simulation des réactions » auprès des terroristes en les provoquant, Zalman produisit une présentation au Highlands Forum sous le titre « L’approche d’une théorie de narration en soutien aux communications stratégiques étasuniennes ». Depuis lors, Zalman a été une participante régulière aux sessions du Highlands Forum, et a présenté ses travaux sur les communications stratégiques à toute une gamme d’agences gouvernementales étasuniennes, à des forums de l’OTAN, et a assuré des formations de guerre clandestine à destination de soldats dans le cadre de l’Université des opérations spéciales conjointes des USA [US Joint Special Operations University, NdT].

Sa présentation de 2005 pour le Highlands Forum n’est pas disponible publiquement, mais l’impulsion donnée par Zalman dans la composante informationnelle des stratégies des opérations spéciales du Pentagone est mesurable sur la base des travaux qu’elle a publiés par ailleurs. En 2010, alors qu’elle était toujours attachée à la SAIC, son article pour l’OTAN notait qu’une composante clé de la guerre clandestine est de « remporter dans une certaine mesure le soutien émotionnel de la part de la population, en influençant ses perceptions subjectives ». Elle soutient que la meilleur méthode pour s’assurer cette sorte d’influence va bien au delà de la propagande traditionnelle et des techniques de communications habituelles. Les analystes doivent à présent « se mettre dans la peau des personnes sous observation ».

Zalman a publié un autre article la même année, dans le IO Journal, publié par l’Information Operations Institute, qui se décrit lui-même comme un « groupe d’intérêt spécial » de l’Association of Old Crows. Cette dernière est une association professionnelle rassemblant théoriciens et praticiens de la guerre électronique et des opérations d’information, présidée par Kenneth Israel – lui-même vice-président de Lockheed Martin – et dont le vice-président est David Himes, qui a pris en 2014 sa retraite après avoir été conseiller en chef sur la guerre électronique auprès du laboratoire de recherches de l’US Air Force.

Dans cet article, publié sous le titre « La narration comme facteur d’influence dans les opérations d’information », [Narrative as an Influence Factor in Information Operations, NdT], Zalman se lamente sur le fait que les armées étasuniennes ont « rencontré des difficultés à créer des narrations convaincantes – ou des histoires –  que ce soit pour exprimer leurs objectifs stratégiques ou pour communiquer sur des situations particulières, comme des morts de civils ». À la fin, elle conclut en disant que « le sujet complexe des morts civils » devrait être approché non seulement par « des excuses et des compensations » – occurrences rarement observées, de toute façon – mais en répandant des récits décrivant des personnalités avec lesquelles le public ciblé entrera en connexion (dans le cas présent « le public ciblé » constitue les « populations de zones de guerre »). Il s’agit ici de faciliter une sortie de conflit de la part du public ciblé « d’une manière positive », définie, bien entendu, dans le sens des intérêts militaires étasuniens. Susciter des émotions de cette façon avec « ceux qui restent après ces morts » causées par des actions militaires des USA pourrait « constituer une forme d’influence empathique ». Ce faisant, Zalman se montre incapable de remettre en question la légitimité des objectifs stratégiques étasuniens, ou de comprendre que l’impact de ces objectifs, de par l’accumulation de ces morts civiles, constitue précisément un problème qui doit être changé – au lieu de cela, elle cible idéologiquement des réponses à apporter aux populations victimes d’actions militaires.

L’« empathie », ici, constitue tout au plus un instrument de manipulation.

En 2012, The Globalist publiait un autre article de Zalman, s’employant à démontrer que la distinction rigide entre « hard power » et « soft power » devait être gommée, pour reconnaître que l’usage de la force doit s’appuyer sur la bonne symbolique et les spécificités culturelles pour en garantir le succès :

Tant que la diplomatie de défense et économique restera cantonnée dans une boîte sous l’étiquette « hard power », nous échouerons à comprendre que leur succès dépend de leurs effets symboliques, et pas seulement matériels. Tant que les initiatives diplomatiques et culturelles resteront cantonnées dans la boîte « soft power », nous échouerons à comprendre que ces moyens peuvent être employés en coercition ou produire des effets semblables à ceux obtenus par la violence.

Au vu de l’implication profonde de la SAIC avec le Highlands Forum, et de par le développement de stratégies d’informations basées sur la surveillance, les guerres clandestines et la propagande, il n’est pas du tout surprenant que la SAIC ait constitué la deuxième société privée à recevoir des contrats pour fabriquer de la propagande en préparation de la guerre en Irak en 2003, aux côté de TRG.

« Les dirigeants de la SAIC ont été impliqué à chaque phase… de la guerre en Irak »,  écrivait de manière ironique Vanity Fair : qu’il s’agit de propager volontairement de fausses informations sur les ADM, puis enquêter sur les « échecs de renseignements » ayant mené aux fausses accusations sur les mêmes ADM. David Kay, par exemple, embauché par la CIA en 2003 pour chasser les ADM de Saddam Hussein à la tête de l’Iraq Survey Group, après avoir été vice président de la SAIC jusqu’en 2002, ne cessant pas de marteler, sous contrat avec le Pentagone, « la menace causée par l’Irak ». Quand on échoua à trouver les ADM, la commission du président Bush chargée d’enquêter sur cet « échec du renseignement » étasunien comptait trois dirigeants de la SAIC, et parmi eux Jeffrey Cooper, membre fondateur du Highlands Forum. L’année-même où Kay se voyait nommé à l’Iraq Survey Group, William Perry, secrétaire à la Défense de Clinton –  l’homme qui donna les ordres pour que le Highlands Forum soit monté –  rejoignit le conseil d’administration de la SAIC. L’enquête menée par Cooper et les autres innocenta l’administration Bush d’avoir fabriqué la propagande légitimant la guerre – sans surprise aucune, au vu de l’immersion de Cooper dans le même réseau du Pentagone qui avait généré cette propagande.

La SAIC comptait parmi les nombreux sous-traitants à avoir fait leur beurre sur les contrats de reconstruction en Irak, et se vit octroyer de nouveaux contrats après la guerre pour promouvoir des narrations pro-USA à l’étranger. Dans la même veine que les travaux de Rendon, l’idée était que les histoires implantées dans des médias étrangers seraient reprises par les médias étasuniens pour consommation intérieure.

Quelques participants de la 46ème session du Highlands Forum en décembre 2011, de droite à gauche : John Seely Brown, responsable scientifique/directeur pour Xerox PARC de 1990 à 2002, et membre de longue date du Conseil d’administration d’In-Q-Tel ; Ann Pendleton-Jullian, co-auteure avec Brown d’un manuscrit, Design Unbound ; Antonio et Hanna Damasio, respectivement neurologue et neurobiologiste impliqués dans un projet de propagande financé par la DARPA.

Mais la promotion par le Highlands Forum de techniques de propagande avancée n’implique pas que les participants du cœur et de longue date comme Rendon et Zalman. EN 2011, le Forum reçut deux scientifiques financés par la DARPA, Antonio et Hanna Damasio, qui constituent les enquêteurs principaux du projet de l’université de Californie du Sud « Neurobiologie du cadrage narratif »  [Neurobiology of Narrative Framing, NdT]. Reprenant les jalons de Zalman sur les opérations psychologiques du Pentagone nécessaires à déployer une « influence empathique », le nouveau projet soutenu par la DARPA vise à décrire comment les narrations résonnent souvent « sur des valeurs fortes et sacrées pour provoquer une réponse émotionnelle », mais selon des chemins variant avec la culture ciblée. L’élément le plus inquiétant de l’étude réside dans son objectif de déterminer comment augmenter la capacité du Pentagone à déployer des narrations réussissant à influencer leurs cibles, en passant outre tout raisonnement conventionnel, dans un contexte d’actions moralement discutables.

La description du projet explique que la réaction psychologique aux evénements faisant l’objet du récit se voit « influencée par la manière dont le narrateur décrit les événements, fait appel à différentes valeurs, connaissances, et expériences de l’auditeur ». Un cadrage des narrations qui « cible les valeurs sacrées pour l’auditeur, y compris ses valeurs fondamentales, nationalistes et/ou religieuses » est particulièrement efficace pour influencer l’interprétation de l’auditeur des événements faisant l’objet du récit, car ces valeurs sacrées sont étroitement liées à « la psychologie de l’identité, l’émotion, la fabrication d’une décision morale, et la cognition sociale ». En appliquant un cadrage s’apparentant au domaine du sacré à des sujets plus ou moins banals, ces sujets « peuvent hériter des propriétés des valeurs sacrées et produire une forte aversion à l’utilisation d’un raisonnement conventionnel visant à les interpréter ». Les deux Damasios et leur équipe explorent le rôle des « mécanismes linguistiques et neuropsychologiques » dans la détermination de l’« efficacité du cadrage narratif par utilisation de valeurs sacrées influençant l’interprétation des événements par l’auditeur ».

La recherche est basée sur l’extraction de récit narratifs de millions de blogs sur internet, américains iraniens et chinois, et leur sujétion à une analyse de discours automatisée pour les comparer en terme quantitatif selon les trois langues. Les enquêteurs poursuivent par l’usage d’expériences comportementales avec des lecteurs/auditeurs des différentes cultures pour évaluer leur réaction à tel ou tel récit narratif « où chaque récit fait appel à une valeur sacrée pour expliquer ou justifier un comportement moralement discutable de la part de son auteur ». Enfin, les scientifiques appliquent un scan neurobiologique d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle pour corréler les réactions et les marqueurs de personnalité individuels aux réponses engendrées par leur cerveau.

Pourquoi le Pentagone finance-t-il des recherches visant à exploiter les valeurs sacrées des gens afin d’éteindre leur capacité à émettre un raisonnement logique, et d’accroître leur ouverture émotionnelle à des « comportements moralement discutables » ?

Le centrage de l’étude sur les langues anglaise, farsi et chinoise peut également révéler que les préoccupations actuelles du Pentagone vont massivement dans le sens d’un développement d’opérations de l’information contre deux adversaires clés, l’Iran et la Chine, ce qui correspond aux ambitions au long cours de projeter une influence stratégique au Moyen Orient, en Asie Centrale et en Asie du Sud. De même, l’importance accordée à la langue anglaise, avec l’usage spécifique de blogs étasuniens, suggère également que le Pentagone se préoccupe de projeter une propagande efficace sur l’opinion publique domestique étasunienne.

Rosemary Wenchel (à gauche), du département de la sécurité intérieure des USA, avec Jeff ‘Skunk’ Baxter, ancien musicien devenu consultant à la défense étasunienne, qui a travaillé pour des sous-traitants comme la SAIC et Northrup Grumman. On distingue Jeff Cooper, dirigeant de la SAIC/Leidos en arrière plan

 

Au cas où vous penseriez que le choix de la DARPA de pratiquer le minage de données massives sur des millions de blogs étasuniens, dans le cadre de ses recherches sur la « neurobiologie du cadrage narratif », constituerait un pur fruit du hasard, faites la connaissance de Rosemary Wenchel, une autre vice-présidente du Highlands Forum ces dernières années, ancienne directrice des cyber-capacités et du soutien opérationnel auprès du Bureau du secrétaire de la Défense. Depuis 2012, Wenchel a été adjointe au secrétaire dédié aux stratégies et aux politiques, pour le département de sécurité intérieure.

Comme le démontre le financement complet de la propagande sur l’Irak et l’Afghanistan par le Pentagone, influencer la population et répandre cette propagande est critique, non seulement sur les théâtres stratégiques lointains, mais également sur le plan intérieur, pour étouffer à la source tout risque de voir l’opinion publique remettre en question la légitimité des politiques adoptées par le Pentagone. Sur la photo ci-dessus, Wenchel est en conversation avec Jeff Baxter, consultant de longue date pour la défense et les renseignements étasuniens. En septembre 2005, Baxter faisait partie d’un groupe d’étude soi-disant « indépendant » (présidé par le sous-traitant de la NSA Booz Allen Hamilton), missionné par le département de sécurité intérieure, qui préconisait d’accroître le rôle des satellites espions étasuniens surveillant la population sur le sol étasunien.

Et dans le même temps, Zalman et Rendon, chacun d’entre eux restant étroitement lié au Highlands Forum, continuaient de se voir courtisés par l’armée étasunienne pour leur expertise sur les opérations informationnelles. En octobre 2014, ils participaient tous deux à une conférence majeure stratégique d’évaluation multi-niveaux, soutenue par le DoD étasunien et les chefs d’État major des armées, intitulée « Un nouveau paradigme de l’information ? De Genes au ‘Big Data’ et d’Instagram à la surveillance continue…. Implications en terme de sécurité nationale ». On comptait parmi les participants des hauts dirigeants militaires étasuniens, des capitaines de l’industrie de la défense, des agents de la communauté du renseignement, des cercles à penser de Washington, et des représentants du monde académique.

John Rendon, directeur général du Rendon Group, à une session du Highlands Forum en 2010

Rendon et la SAIC/Leidos, deux sociétés qui se sont avérées centrales, au cœur même de la stratégie d’évolution du Pentagone vers les opérations informationnelles, de par leur implication clé dans le Highlands Forum, continuent de se voir attribuer des contrats pour des opérations clés sous l’administration Obama. Un document de l’administration des services généraux étasuniens, par exemple, démontre que Rendon s’est vu octroyer un contrat colossal, sur la période 2010-2015, pour des services de soutien à diverses agences fédérales en matière de médias généralistes et de communication. De même, la SAIC/Leidos dispose d’un contrat de 400 millions de dollars portant sur la période 2010-2015, et accordé par le laboratoire de recherche de l’armée étasunienne pour la « guerre expéditionnaire ; la guerre clandestine ; les opérations spéciales ; les opérations de stabilisation et de reconstruction » –  contrat « en cours de renouvellement ».

L’empire contre-attaque

Sous Obama, le noeud de pouvoir à la croisée des milieux d’affaire, industriels et financiers représentés par les intérêts prenant part au Highlands Forum s’est auto-consolidé à un degré sans précédent.

Hasard du calendrier, le jour-même où Obama annonçait la démission de Hagel, le DoD publiait un communiqué de presse, soulignant que Robert O. Work, adjoint au secrétaire à la Défense Hagel nommé par Obama en 2013, projetait de faire progresser le projet d’innovation de la Défense que Hagel venait d’annoncer, une semaine auparavant. Cette nouvelle initiative centrait ses efforts sur une transformation à long terme du Pentagone, pour se tenir à niveau par rapport aux technologies disruptives, dans les opérations informationnelles.

Quelles qu’aient été les vraies raisons de l’éjection de Hagel, il s’agissait là d’une victoire symbolique et tangible pour Marshall et la vision du Highlands Forum. Andrew Marshall, vice-président du Highlands Forum, dirigeant de l’ONA, peut prendre sa retraite tranquille. Le Pentagone d’après Hagel est peuplé de ses créatures.

Robert Work, qui préside à présent le nouveau cadre de transformation du DoD, constitue un acolyte loyal de Marshall, qui a par le passé dirigé et analysé des jeux de guerre pour l’Office of Net Assessment. Comme Marshall, Wells, O’Neill et d’autres membres du Highlands Forum, Work est également un fan de robots, qui dirigea un article titré « Préparation de la guerre à l’age robotique », publié début 2014 par le Centre pour une nouvelle sécurité de l’Amérique [Center for a New American Security (CNAS), NdT].

Work est également en bonne position pour déterminer l’avenir de l’ONA, avec l’aide de son stratège Tom Ehrhard et du sous-secrétaire du DoD au renseignement Michael G. Vickers, sous l’autorité duquel le Highlands Forum opère à présent. Ehrard, qui se fait l’avocat de « l’intégration de technologies disruptives au DoD », a par le passé occupé le poste d’assistant militaire à l’ONA, pendant que Mike Vickers – qui supervise les agences de renseignement comme la NSA – se voyait également embauché par Marshall comme consultant au Pentagone.

Vickers figure également parmi les partisans de la guerre clandestine. Alors qu’il était assistant au secrétaire à la Défense, dédié aux opérations spéciales et aux conflits de basse intensité sous les ordres de l’ancien Secrétaire de la Défense Robert Gates, sous les administrations Bush puis Obama, la vision de Vicker de la guerre clandestine prônait des « opérations distribuées à travers le monde », y compris « dans nombre de pays contre lesquels les USA ne sont pas en guerre », dans le cadre d’un programme d’ « anti-guerre centrée sur les réseaux », s’appuyant sur « un réseau pour combattre un réseau » – stratégie qui bien entendu recoupe en tous points celle du Highlands Forum. Dans son poste précédent, sous les ordres de Gates, Vickers avait augmenté le budget des opérations spéciales, y compris les opérations psychologiques, les transports furtifs, le déploiement de drones Predator et « l’usage de surveillance de haute technologie et de données de reconnaissance pour tracer et cibler les terroristes et les insurgés ».

Obama nomma Ashton Carter en remplacement de Hagel. Carter est l’ancien adjoint du secrétaire à la Défense entre 2009 et 2013, dont l’expertise en terme de budget et d’acquisitions allait, selon le Wall Street Journal, « sans doute favoriser certains des projets que l’adjoint actuel du Pentagone, Robert Work, a à coeur, avec notamment un projet de développement de nouvelles stratégies et technologies visant à préserver l’avantage étasunien sur le champ de bataille ».

Revenons en 1999 ; après trois années comme assistant au secrétaire de la Défense de Clinton, Carter cosignait un article avec l’ancien secrétaire de la Défense William J. Perry. L’article prônait une nouvelle forme de « guerre par contrôle à distance », rendue possible par les « technologies numériques et le flux continu d’informations ». L’un des collègues de Carter au Pentagone à cette période était Linton Wells, co-président du Highlands Forum, et ce fut bien entendu Perry, alors secrétaire à la défense, qui en 1994 nomma Richard O’Neill pour fonder le Highlands Forum comme cercle à penser des opérations de l’information du Pentagone.

Perry, seigneur du Highlands Forum, poursuivit sa carrière en rejoignant le conseil d’administration de la SAIC, avant de devenir président d’un autre sous-traitant géant de la défense, Global Technology Partners (GTP). Et Ashton Carter figurait au conseil d’administration de GTP sous Perry, avant de se voir nommé au secrétariat à la défense par Obama. Au cours du bref séjour de Carter au Pentagone sous Obama, il avait travaillé étroitement avec Work et le sous-secrétaire de la Défense actuel, Frank Kendall. Les sources industrielles de la défense se réjouissent de ce que la nouvelle équipe du Pentagone va « considérablement améliorer » les chances de « voir se concrétiser des projets de réformes majeures » au Pentagone « en franchissant la ligne d’arrivée ».

Et, de fait, la priorité de Carter, une fois chargé de la Défense, réside dans l’identification et l’acquisition de nouvelles « technologies disruptives »  commerciales, pour améliorer la stratégie militaire étasunienne – en d’autres termes, d’exécuter le projet Skynet du DoD.

On peut retrouver les origines du nouveau projet d’innovation du Pentagone dans les idées qui circulaient déjà largement au Pentagone il y a des décennies, mais qui n’avaient pas vraiment réussi à s’enraciner jusqu’à présent. Entre 2006 et 2010, période au cours de laquelle ces idées se voyaient développées par les experts du Highlands Forum comme Lochard, Zalman et Rendon, et bien d’autres, l’Office of Net Assessment mit en place un mécanisme direct pour transformer ces idées en stratégie concrète et les intégrer au développement des politiques, au travers des Quadrennial Defense Reviews. Dans ces instances, c’est surtout Marshall qui donnait du grain à moudre pour l’expansion du monde « caché » : « opérations spéciales », « guerre électronique » et « opérations informationnelles ».

Andrew Marshall, ancien dirigeant de l’Office of Net Assessment du Dod, à présent en retraite, et coprésident du Highlands Forum, à une session du Forum de 2008

La vision de Marshall, remontant à avant le 11 septembre, d’un système militaire totalement connecté et automatisé, trouva sa concrétisation dans l’étude Skynet du Pentagone, publiée par l’Université de la défense nationale en septembre 2014 : cette étude avait pour co-auteur Linton Wells, collègue de Marshall au Highlands Forum. Nombre de recommandations de Wells vont à présent être suivies, de par la nouvelle initiative de l’innovation de la défense, par les anciens et les membres de l’ONA et du Highlands Forum.

Vu comme le livre blanc de Wells soulignait le vif intérêt du Pentagone à monopoliser les recherches en Intelligence artificielle pour s’assurer le monopole de la guerre robotique connectée autonome, il n’est pas vraiment surprenant que le partenaire-soutien du Forum que constitue la SAIC/Leidos fasse preuve d’une étrange sensibilité quand on emploie le mot « Skynet » en public.

Sur la page Wikipedia « Skynet (fictional) », des personnes connectées à des ordinateurs de la SAIC sont venues effacer plusieurs paragraphes sous la section « Trivia » qui faisaient référence à des « Skynets » du monde réel, comme le système satellite militaire britannique, et d’autres projets en matière de technologie de l’information.

Le départ de Hagel a préparé la voie pour que les dirigeants du Pentagone, liés au Highlands Forum, viennent consolider leur influence sur le gouvernement. Ces dirigeants font partie d’un réseau obscur, existant de longue date, et composé de dirigeants politiques, industriels, des médias et du monde des affaires, qui trônent dans l’ombre derrière le siège du gouvernement, et tiennent littéralement l’agenda de ses politiques de sécurité nationales, tant domestique que sur le plan des affaires étrangères. Que l’administration soit Démocrate ou Républicaine, ce sont eux qui apportent leurs « idées » en forgeant les relations entre gouvernement et industrie.

C’est ce genre de fonctionnement en réseau à huis clos qui a rendu le vote des américaines inutile. Loin de se soucier de l’intérêt général ou de contribuer à la lutte contre le terrorisme, la surveillance exhaustive des communications électroniques s’est vue systématiquement abusée, et employée d’intérêts particuliers, résidant dans le domaine de l’énergie, de la défense, et de l’industrie des technologies de l’information.

L’état de guerre mondiale permanente qui constitue le résultat de ces alliances du Pentagone avec des sous-traitants privés et l’exploitation hors de tout contrôle de l’expertise en matière d’information ne sécurisent la vie de personne. Au contraire, ces processus ont engendré une nouvelle génération de terroristes sous la forme du soi-disant « État Islamique » – qui constitue un sous-produit à la Frankenstein de la combinaison putride entre la brutalité d’Assad et les opérations clandestines étasuniennes exécutées depuis longtemps dans la région. Et les sous-traitants privés exploitent à présent cette créature avec cynisme, en essayant de s’enrichir encore plus par l’expansion exponentielle de l’appareil de sécurité nationale, à un moment où les volatilités économiques mettent la pression sur les gouvernements pour couper dans les budgets de défense.

Selon la Commission étasunienne des titres et de la bourse, entre 2008 et 2013, les cinq plus grands sous-traitants de la défense étasunienne ont perdu 14% de leurs salariés, avec le repli des guerres étasuniennes en Irak et en Afghanistan, qui ont fait baisser les chiffres d’affaire et raboté les bénéfices. La poursuite de la « Longue Guerre », lancée par EI, a pour l’instant fait repartir leurs activités à la hausse. Les sociétés qui tirent profit de la nouvelle guerre intègrent nombre de membres du Highlands Forum, tels Leidos, Lockheed Martin, Northrup Grumman, et Boeing. La guerre constitue bel et bien un racket.

La fin des ombres

Mais à long terme, les impérialistes de l’information ont déjà perdu. Cette enquête est totalement basée sur des techniques open source, et a été rendue possible principalement dans le même contexte de révolution de l’information qui a permis la création de Google. La présente enquête a été financée intégralement par des dons citoyens, au travers du financement participatif. Et l’enquête a été publiée et distribuée en dehors du circuit des médias traditionnels, précisément pour illustrer que dans ce nouvel âge du numérique, les concentrations centralisées verticalisées ne peuvent plus usurper le pouvoir du peuple, son amour de vérité et de justice, ni son désir de partage.

Que faudra-t-il retenir de cette ironie des choses ? C’est plutôt simple : la révolution de l’information est intrinsèquement décentralisée, et décentralisatrice. Big Brother ne pourra pas la contrôler ni l’assimiler. Les tentatives dans cette direction échoueront les unes après les autres, et contribueront même à l’échec de ce système.

La dernière folle tentative en date du Pentagone de dominer le monde par un contrôle de l’information et des technologies de l’information n’est pas le signe de la toute puissance de ce réseau de l’ombre. Il s’agit au contraire d’un symptôme de son désespoir borné, alors qu’il essaye d’empêcher l’accélération de son déclin hégémonique.

Mais le déclin est bel et bien en marche. Et le présent article, comme tant d’autres avant lui, est un petit signe de plus que les opportunités de mobiliser la révolution de l’information vers l’intérêt général, malgré les efforts du pouvoir en place pour rester caché à l’ombre, sont plus prégnantes que jamais.

Nafeez Ahmed

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone

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