Encore plus d’extrémisme et de crises dans la nouvelle guerre froide


Occultées par les audiences de confirmation de Kavanaugh, les relations russo-américaines deviennent de plus en plus périlleuses


Par Stephen F. Cohen – Le 3 octobre 2018 – Source The Nation

En insistant sur la montée de l’extrémisme de la nouvelle guerre froide à Washington et, par ailleurs, sur les crises, comparables à la guerre, dans les relations russo-américaines, Cohen commente les exemples suivants :

Le Russiagate, même si aucune de ses allégations fondamentales n’a été prouvée, fait désormais partie intégrante de la nouvelle guerre froide en limitant sévèrement la capacité du président Trump à mener des négociations de crise avec Moscou et en dénigrant encore davantage le président russe, M. Poutine, pour avoir ordonné « un attentat contre l’Amérique » lors de l’élection présidentielle de 2016. Le New York Times et le Washington Post ont été les principaux promoteurs du Russiagate, même si plusieurs de ses fondements ont été sérieusement remis en question, voire discrédités.

Néanmoins, les deux journaux ont récemment consacré des milliers de mots à raconter à nouveau le même narratif, les 20 et 23 septembre, respectivement, avec des erreurs évidentes. Par exemple, Paul Manafort, à l’époque cruciale où il conseillait le président ukrainien Viktor Ianoukovitch, n’était pas «pro-russe», mais pro-Union Européen. Et contrairement aux insinuations, le général Michael Flynn n’a commis aucune faute, ni acte sans précédent, en discutant avec un représentant du Kremlin au nom du président élu Trump. De nombreux autres présidents élus avaient demandé à leurs principaux collaborateurs de faire de même. Les répétitions obsessionnelles du récit du Russiagate par les deux journaux, sur une durée extraordinaire, étaient criblées d’erreurs similaires et d’allégations non fondées. (Cependant, un éminent historien, bien qu’apparemment peu informé, à la fois sur les documents russes et sur la direction du Kremlin, a considéré «de plus en plus plausible» le dossier Steele anti-Trump , largement discrédité – à l’origine de nombreuses allégations infondées).

Bizarrement, ni le Times ni le Post n’accordent aucune crédibilité à la déclaration catégorique, faite au moins une semaine auparavant par Bob Woodward – normalement considéré comme le chroniqueur le plus avisé des secrets politiques de Washington – disant qu’après deux années de recherche, il n’avait trouvé «aucune preuve de collusion» entre Trump et la Russie.

Pour le Times, le Post et les autres grands médias, le Russiagate est devenu, semble-t-il, une sorte d’acte de foi qu’aucune contre-épreuve ou analyse ne peut démentir, il s’agit donc, en soi, d’un facteur majeur contribuant à la nouvelle et encore plus dangereuse guerre froide. Pire encore, ce qui a commencé il y a près de deux ans sous forme de plaintes contre «l’ingérence» russe dans la campagne présidentielle américaine est devenu pour The New Yorker et d’autres publications une accusation selon laquelle le Kremlin aurait effectivement installé Trump à la Maison blanche. Il n’existe aucune preuve convaincante, ni aucun précédent dans l’histoire américaine, d’une accusation aussi téméraire, avec son mépris inhérent pour le bon sens des électeurs américains.

Entre-temps, des responsables américains actuels et anciens profèrent des menaces sans précédent contre Moscou. L’ambassadrice US à l’OTAN, Kay Bailey Hutchinson, a menacé de «supprimer» tout missile russe qui, selon elle, violerait le traité sur les armements de 1987, risquant de provoquer une guerre nucléaire. Le secrétaire du ministère de l’Intérieur a menacé la Russie d’un «blocus naval». Dans un élan russophobe sans précédent et très peu diplomatique, l’ambassadeur à l’ONU, Nikki Haley, a déclaré que «le mensonge, la tromperie et le comportement voyou” sont une “norme de la culture russe».

Bien que cela pourrait n’être que des déclarations bizarres faites par des personnes officielles non mandatées, cela soulève tout de même indiscutablement la question : qui, à Washington, dirige la politique envers la Russie – le président Trump avec sa politique avouée de «coopération avec la Russie» ou quelqu’un d’autre ?

Mais comment expliquer, autrement que par un extrémisme débridé, les déclarations d’un ancien ambassadeur américain à Moscou, et professeur de politique russe de longue date, qui semble être la principale autorité écoutée par les médias dominants à propos de la Russie ? Selon lui, la Russie est aujourd’hui «un État voyou», menant sa politique par «des actions criminelles» et représentant la «pire menace au monde». Elle doit être contrée par «des sanctions préventives qui entreraient automatiquement en vigueur», à savoir, «tous les jours» si c’est considéré comme nécessaire. [Ce sont les mots de Michael McFaul, lors d’un rendez-vous à l’Université de Stanford, qui est devenu un lieu d’accueil convivial pour les fauteurs de guerre, NdT]. Considérant les sanctions «paralysantes» actuellement préparées par un groupe bipartite de sénateurs américains – leur raison et but réels sont apparemment inconnus, même pour eux, ce ne serait rien de moins qu’une déclaration de guerre à la Russie, guerre économique, mais guerre néanmoins.

Plusieurs autres nouveaux fronts de la guerre froide sont aussi porteurs de guerre réelle, mais aujourd’hui aucun n’est plus grave que la Syrie.Un autre rappel a eu lieu le 17 septembre, lorsque la Syrie a abattu accidentellement un avion de surveillance russe, tuant les 15 membres d’équipage. Comme on le sait, la cause en était un subterfuge de F-16 israéliens, fournis par Washington, qui se sont cachés à l’abri de l’avion russe pour dissimuler une attaque illégale contre la Syrie. La réaction à Moscou a été très révélatrice – potentiellement sinistre.

Au début, Poutine, qui avait noué de bonnes relations avec les dirigeants politiques israéliens, a déclaré que cet événement était un accident, une conséquence du brouillard de guerre. Mais son propre ministère de la Défense a vivement protesté, accusant Israël. Poutine a rapidement battu en retraite, adoptant une position beaucoup plus dure et décidant finalement d’envoyer en Syrie le très efficace système de défense anti-aérien S-300, un matériel très prisé par la Syrie et l’Iran qui le demandent en vain depuis des années.

De toute évidence, Poutine n’est pas «l’autocrate agressif du Kremlin», toujours agressif, si souvent dépeint dans les médias grand public occidentaux. Modéré par nature – dans le contexte russe – il gouverne en équilibrant de puissants groupes d’intérêts en conflit. Dans ce cas, il a été contraint par des faucons de longue date dans l’establishment sécuritaire.

Ensuite, les S-300 en Syrie seront exploités par des Russes et non par des Syriens, Poutine peut en effet imposer une «zone d’exclusion aérienne» sur ce pays, déchiré par la guerre, en grande partie à cause de la présence de plusieurs puissances étrangères – la Russie et l’Iran sont là légalement, mais pas les États-Unis et Israël. Si tel est le cas, ce sera une nouvelle ligne rouge que Washington et Tel-Aviv devront décider de franchir ou non. Compte tenu des obsessions de Washington, il est difficile d’espérer que la sagesse l’emportera.

Tout cela s’est déroulé autour du troisième anniversaire de l’intervention militaire russe en Syrie, en septembre 2015. À cette époque, les experts de Washington ont dénoncé les aventures de Poutine, annonçant que ce serait sûrement un échec. Trois ans plus tard, le Kremlin de Poutine a détruit l’emprise vicieuse d’État islamique sur de vastes régions de la Syrie et a pratiquement rétabli le contrôle du président Assad sur la plus grande partie du pays, devenant ainsi l’arbitre ultime de l’avenir de la Syrie. Le président Trump ferait mieux de rejoindre le processus de paix de Moscou, même s’il est peu probable que le parti démocrate à Washington, à majorité russophobe, lui permette de le faire.

Il y a aussi autre chose. Alors que l’ordre mondial libéral dirigé par les États-Unis se désintègre, et pas seulement en Syrie, une nouvelle alliance est en train de naître entre la Russie, la Chine, l’Iran et peut-être la Turquie, membre de l’OTAN. Ce ne sera une véritable menace que si Washington le décide, comme cela a été le cas pour la Russie ces dernières années.

Enfin, la guerre par procuration entre les Américains et les Russes en Ukraine a récemment pris une nouvelle dimension. Outre la guerre civile dans le Donbass, les marines de Moscou et Kiev ont commencé à s’affronter dans la mer d’Azov, près de la ville portuaire ukrainienne de Marioupol. Des pressions sont exercées sur Trump pour qu’il fournisse à Kiev des moyens militaires, en mer et ailleurs, afin de mener cette guerre en germe, un autre détonateur potentiel. Là aussi, le président Trump ferait mieux de mettre le poids de son administration derrière les accords de paix de Minsk, depuis longtemps en suspens. Ici aussi, cela semblait être son intention initiale, mais il semble prouvé qu’une autre approche l’a contrarié suite au Russiagate.

Stephen F. Cohen 

Stephen F. Cohen, professeur émérite d’études des politiques russes à l’Université de New York et à l’Université de Princeton, et John Batchelor poursuivent leurs discussions sur la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Russie. (Les contributions précédentes, maintenant dans leur cinquième année, sont sur The Nation)

Traduit par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone

   Envoyer l'article en PDF