Donetsk, la cité joyeuse – Ici, on danse avec la mort

Préambule

Mark nous a autorisés à reprendre son dernier article. Il vit là-bas depuis un an et y a tourné un film documentaire financé par des dons, Ukrainian Agony – Der verschwiegene Krieg [L’agonie ukrainienne – la guerre secrète]. Il publie toujours des nouvelles de Donetsk sur son site. – Dagmar Henn

Par Mark Bartalmai – Le 9 mars 2016 – Source Le Saker allemand

La petite boule de poils blanc sale saute d’avant en arrière comme suspendue à un élastique et fait tout son possible pour donner un ton menaçant à sa petite voix. Mais l’aboiement est trop grêle. Il sonne comme dans un dessin animé pour les enfants. Le petit chien a très bien compris quelle est sa tâche – protéger ce terrain et la maison – mais c’est la peur nue qui parle par ses yeux. Lorsque je pointe la caméra sur lui, il s’enfuit dans sa niche sans cesser d’aboyer.

Entre la peur et le sens du devoir. “Il protège…”

La parcelle est un terrain vague, la maison n’est plus qu’une ruine. Le petit roquet garde des pierres mortes – au double sens du terme. Les tirs d’artillerie ont laissé des traces visibles. Plus personne ne peut habiter ici. En réalité. Et pourtant plus de 30 familles s’obstinent à rester ici. La plupart sont trop vieux pour partir. Mais il n’y a pas que ça. Ils ne VEULENT tout simplement pas partir.

… là où il n’y a en fait plus rien à “protéger”.

Ici – c’est la périphérie la plus au nord-ouest de Donetsk, à quelques minutes de marche seulement de Peski. Là-bas l’artillerie lourde ukrainienne stationne en masse. Ici – c’est la ligne de contact directe entre les deux camps, juste à côté du squelette de l’aéroport. Le faubourg de Donetsk s’appelle La cité joyeuse (Wesjolyj posjolok / Весёлый посёлок).

Nous sommes ici pour tourner des images pour Frontstadt (ville de front), notre deuxième film sur la situation au Donbass. Nous voulons montrer comment vivent les gens ici – dont nous faisons partie aussi, d’ailleurs, car nous habitons à Donetsk pour notre travail photographique et cinématographique. Tout à fait normalement, comme tous les autres. Ce que nous trouvons dans la Cité joyeuse, c’est pour nous le quotidien, mais toujours pas pour les téléspectateurs et les lecteurs des médias occidentaux. Le sous-titre de notre premier film était La guerre secrète.

Pas une maison n’est indemne: 80% d’entre elles sont inhabitables et bonnes pour la démolition

Rien n’a changé. Depuis la farce de Minsk 2, l’artillerie n’a pas baissé le ton et le silence des médias n’en est que plus assourdissant. Cette guerre ne doit pas exister dans les salons et les esprits de la civilisation occidentale, dont les gouvernements continuent à soutenir les autorités de Kiev depuis longtemps en faillite à coups de roulements de tambour russophobes et surtout d’argent. De l’argent qui finit en grande partie sur les comptes à l’étranger des dirigeants de Kiev et des oligarques ukrainiens qui agissent encore librement ou qui est placé dans cette guerre contre leur propre peuple. Le peuple que Kiev laisse de manière absurde sans salaires, sans pensions de retraite, sans nourriture – mais à qui il envoie des grenades – et dont il prétend pourtant qu’il fait partie de l’Ukraine. Ou ne s’agit-il donc que de la terre?

Blocus économique total. Les seuls envois de la part de Kiev, ce sont des soldats et des grenades.

Nos gilets pare-balles sont bien rangés dans le coffre. Nous ne les avons pas enfilés. Nous avons déjà été trop longtemps dans ces conditions,  ces lourdes pièces sont trop inconfortables. Nous tournons dans la Cité joyeuse et à cette occasion nous faisons nos découvertes – attendues et étonnantes. Dans un champ au bord d’un étang pittoresque, je tente sans succès d’enregistrer un commentaire. Lorsque, pataugeant en trébuchant dans la boue de la fin de l’hiver, nous nous trouvons de nouveau sur le sentier devant les maisons, un véhicule s’arrête. Le chauffeur descend sa vitre, nous salue poliment et remarque : «Je voulais seulement vous dire qu’il pourrait y avoir des mines ici. Bonne journée.» Eh bien, c’est bon à savoir.

La femme qui vit sur l’une des parcelles détruites s’appelle Vita. Elle ne va plus dans sa maison. Elle habite dans une sorte d’abri à côté. C’est une ancienne étable dont le toit est recouvert d’une bâche bleue trouée. Elle se soulève au vent découvrant les poutres de soutien. «Je vis seulement ici, tout simplement», dit-elle. La seule pièce qu’elle utilise encore dans la maison est la cave. Quand les tirs sont trop proches.

Quand les images parlent – Les grenades de la nuit dernière…

 

La tournée du pain

Une voiture blanche s’arrête. Deux hommes en descendent et nous leur demandons ce qu’ils font ici. Leur réponse : «Distribuer le pain». Ce sont deux retraités de la région qui vont régulièrement chercher du pain dans le centre d’aide et le distribuent aux habitants restés dans la cité qui ne peuvent pas faire le long trajet jusqu’à la ville. Ils font cette tournée du pain plusieurs fois par semaine. Volontairement et sans être payés. Eux-mêmes vivent en vue des positions ukrainiennes en bordure de Peski. Nous les accompagnons un bout dans leur tournée et nous leur faisons raconter comment ils vivent ici. Eux et leurs familles dépeignent une situation qui souligne les contrastes entre l’horreur et la joie de vivre.

Difficile d’étendre la lessive

Nous continuons à pied. Le silence qui a régné jusque là toute la journée est déchiré par une explosion. Artillerie. Je regrette pendant un bref instant que les gilets pare-balles soient restés dans le coffre de la voiture. Mais les gens avec qui nous parlons ici n’ont pas non plus de gilets. Après l’explosion, de nouveau le silence. Dans le passé, certains de ces coups de feu ont «déjà causé des difficultés pour étendre la lessive» à une vieille femme. L’onde de choc l’avait jetée par terre dans son jardin. Plus d’une fois, nous raconte-t-elle.

«Je suis âgée, mais pas blessée. Malgré tout, la guerre rend la vie plus difficile. Par exemple pour étendre la lessive», dit-elle. Je veux savoir si quelque chose a changé depuis Minsk 2. Elle ne sait pas ce que signifie Minsk 2. Sans téléphone, sans téléviseur ni journaux, elle ne sait absolument pas ce qui se passe. Elle sait seulement qu’elle est bombardée – pourquoi, ça lui est totalement obscur. Deux hommes de la milice passent devant nous. Elle les montre et dit : «Mais les jeunes me protègent. Et ils me saluent toujours poliment.»

Ils saluent toujours poliment.

Nous lui demandons où est sa famille.

«Mes enfants sont à Kiev, mais je n’ai pas envie d’y aller. L’appartement est trop petit, il n’y aurait pas de place pour nous tous», répond-elle. Son pragmatisme, au delà de la politique et des idéologies, est désarmant.

La guerre se plaît dans cet endroit. Elle ne veut tout simplement plus s’en aller

Le secteur dans lequel nous nous déplaçons se trouve, depuis le début, sous les tirs incessants. Le front s’étend ici depuis presque deux ans. La Cité joyeuse n’est plus qu’une ombre. Aucune maison n’est épargnée. Quatre-vingt pour cent des maisons sont inhabitables et bonnes pour la démolition. Cela ne s’est pas arrêté, même dans les endroits dotés d’une signification particulière. Bien que nous nous posions la question de savoir si, face à la destruction de la vie et de la terre, il existe des endroits de plus ou moins grande valeur. Mais quelquefois, cela nous fait quand même frémir.

Les morts dans ce cimetière sont déjà morts. On ne peut plus les tuer (Couvent de femmes d’Iversky à Donetsk).

Le couvent de femmes d’Iversky ( Донецкий Иверский монастырь) et son cimetière sont l’un de ces endroits. Après l’évacuation des sœurs en 2014 déjà, l’endroit a subi de terribles destructions dues au bombardement incessant de l’armée ukrainienne pendant les combats autour de l’aéroport de Donetsk, en janvier 2015. Quand on le regarde, il ne reste que cette pensée : «Les morts là sont déjà morts. On ne peut pas les tuer encore une fois. Mais à voir à quoi ça ressemble, c’est sûr qu’on essaie encore.»

« Je te reconnais, tu étais petite alors »

«Tu es devenue belle, jeune fille. Je te connais de quand tu était petite.»

La tournée du pain s’arrête devant une autre maison démolie au bord de la rue. Un vieil homme se tient devant et prend sa ration. Il regarde mon accompagnatrice Nelia et dit : «Tu es devenue belle, jeune fille. Je te reconnais, de quand tu étais petite.» Les frontières entre la mémoire et l’imaginaire s’inversent. Les gens ne peuvent pas concevoir que quelqu’un puisse encore s’intéresser à eux hors du Donbass. Ils sont coupés du reste du monde et leur seule visite régulière sont les deux retraités du voisinage lors de leur tournée du pain. Les journalistes, même occidentaux, ne sont jamais venus et ne viennent jamais ici.

Nelia en train de tourner.

Nelia sourit, un peu embarrassée. Elle vient de Saint-Pétersbourg, pas de Donetsk. Surtout pas de cette cité joyeuse.

Lorsque nous retournons le soir à Donetsk, la canonnade se déploie dans notre dos. Les tirs sont de nouveau plus durs que ces derniers jours. Dans notre réseau, les nouvelles se croisent sur leurs impacts le long de la ligne de front. Oui, la guerre semble s’être prise d’affection pour cet endroit. Elle ne veut tout simplement plus s’en aller.

Traduit par Diane, vérifié par jj, relu par nadine pour le Saker francophone

   Envoyer l'article en PDF