De la chute des empires


Lord Correlli Barnett et l’effondrement de la puissance américaine


Lord Correlli Barnett and the Collapse of American Power


Martin SIEFFPar Martin Sieff – Le 16 juillet 2018 – Source Strategic Culture

Mon ancien professeur et mentor, Elie Kedourie, professeur de politique à l’Université de Londres, aimait à dire que Clio, la muse grecque de l’histoire, avait un grand sens de l’humour et de l’ironie. Cette pensée me vient à l’esprit en relisant l’un des livres les plus importants jamais écrits sur les causes du déclin et de la désintégration de l’Empire britannique dans la première moitié du 20ème siècle, The Collapse of British Power de Correlli Barnett.

L’énorme, et controversé chef-d’œuvre de Barrett, a été publié en 1972. Pourtant, aujourd’hui, il est plus pertinent que jamais. Chaque fois que « la Grande-Bretagne » est mentionnée dans le texte, oubliez le mot, puis remplacez-le par « les États-Unis » ou « l’Amérique » et ses explications pour le déclin et la chute britanniques s’appliquent et annoncent avec encore plus de prescience les dilemmes actuels des États-Unis.

Barnett a donné comme principale raison de l’effondrement stratégique de la puissance britannique, après la Première Guerre mondiale, le fait que les Britanniques – administrant déjà un empire couvrant un quart du territoire terrestre et un quart de la population humaine – se sont étendus encore plus et se sont vus comme hyperpuissance mondiale et policière, chargée de maintenir un véritable ordre mondial sur la planète entière.

Aujourd’hui, ces mots et ces conceptions ont une résonance particulièrement étrange et contemporaine.

Barnett argumentait, de manière convaincante, qu’en se prétendant hyperpuissance mondiale, les Britanniques garantissaient plutôt qu’ils ne pourraient même pas rester une superpuissance internationale. Ils ont trop étendu et épuisé leurs capacité militaires terrestres dans une multitude de guerres mineures et de contre-insurrections dans le monde entier, notamment en Irak, en Palestine, en Irlande et en Afghanistan – toutes des régions qui rendent aujourd’hui une tonalité étonnamment contemporaine.

Finalement, les dirigeants impériaux britanniques étendirent leur réseau de garanties aux petits États instables et étroits d’Europe centrale et orientale, assurant leur inévitable collision stratégique avec l’Allemagne et même l’Union soviétique – on retrouve, là aussi, des idées stratégiques fausses qui retiennent particulièrement l’attention aujourd’hui.

Barnett a surtout exploré le déclin et l’effondrement de la base industrielle autrefois impressionnante de la Grande-Bretagne. Il a mis cela sur le compte d’une dépendance fatale, aveugle – voire trompeuse – au fonctionnement du marché libre sans aucune intervention gouvernementale, encouragement ou protection, pour les industries stratégiques.

La Grande-Bretagne pratiqua le libre-échange de 1860 à 1931, à l’exception des quatre premières années de la Première Guerre mondiale. L’Allemagne, les États-Unis et le Japon impérial appliquèrent des droits de douane industriels et agricoles élevés et développèrent avec succès leurs industries modernes et leurs économies rurales, élevant le niveau de vie de leurs peuples dans le processus.

Les Britanniques alors, comme les Américains aujourd’hui, croyaient au libre-échange comme à une panacée économique, ignorant l’avalanche de preuves empiriques et pratiques du contraire.

Comme les Américains modernes, ils accordaient une importance exagérée à l’enseignement universitaire théorique dans les humanités et aux théories libérales de l’économie et de la politique, tandis que leurs élites dirigeantes ignoraient pathétiquement ce que les États-Unis appellent aujourd’hui les disciplines STEM :  Science, Technologie, Ingénierie et mathématiques.

Ce n’est donc pas une coïncidence si Margaret Thatcher, la seule dirigeante britannique à relancer et à stabiliser l’économie et la position internationale de son pays depuis la Seconde Guerre mondiale, avait travaillé en tant que chercheuse dans l’industrie chimique. Thatcher a également considéré Barnett comme son historien préféré et l’a élevé à la Chambre des lords en tant que pair à vie, un honneur presque sans précédent pour un universitaire britannique.

Aujourd’hui Thatcher est partie mais Barnett vit toujours remarquablement ses 91 ans. Il a prolongé son chef d’oeuvre de 1972 avec trois suites brûlantes sur la façon dont les Britanniques ont abandonné les avantages manufacturiers dont ils bénéficiaient encore après avoir été secourus durant la Seconde Guerre mondiale par l’alliance et le soutien des États-Unis et de l’Union soviétique. Ces trois derniers livres, The Audit of War : The Illusion and Reality of Britain as a Great Nation  (1986), connu aux États-Unis comme The Pride and the Fall ; La victoire perdue : les rêves britanniques et les réalités britanniques, 1945-50 (Macmillan, 1995) et The Verdict of Peace : Britain between her Yesterday and the Future, restent des œuvres définitives aujourd’hui. Ces livres sont connus collectivement comme la série The Pride and Fall Sequence.

Ironiquement, Barnett a beaucoup admiré l’Amérique de la première moitié du 20ème siècle et l’a présentée comme un exemple de politiques industrielles, sociales, économiques et stratégiques sages que la Grande-Bretagne aurait dû imiter, mais n’a pas fait.

Au contraire, les Américains, après la fin de la guerre froide, plongèrent dans les mêmes rêves fous et futiles d’un leadership mondial éternel comme les Britanniques l’avaient fait, les entraînant inexorablement dans une série de guerres coloniales vicieuses, moralement répréhensibles, et financièrement épuisantes, pour écraser les mouvements sociaux et économiques nationaux émergeant dans le monde. Ils ont échoué à plusieurs reprises.

Finalement, ces politiques auto-satisfaites et moralisantes – mais jamais morales – ont propulsé la Grande-Bretagne et son Empire dans la seule catastrophe qu’ils auraient dû éviter à tout prix – une autre guerre mondiale.

Bennett a reconnu la voie fatidique prise par les États-Unis. En 2003, ne craignant jamais la controverse, il critiquait avec véhémence l’invasion américaine de l’Irak et ses prétendus objectifs stratégiques moraux et grandioses.

Clio, Muse de l’Histoire a dû applaudir.

Martin Sieff

Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

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