De Kerbala à Daech


Kerbala, le plus grand pèlerinage au monde. Pourtant vous n’en avez probablement jamais entendu parler.


Par Sayed Mahdi al-Modarresi – Le 18 novembre 2018 – The Huffpost

Le « Dôme d’or », mausolée de l’Imam Hussein

 

Ce n’est ni le Hajj musulman [pèlerinage à La Mecque], ni la Kumbh Mela hindoue. Désigné comme le « Arbaeen » [le quarantième jour], c’est le plus grand rassemblement au monde et vous n’en avez probablement jamais entendu parler ! Non seulement cette congrégation dépasse-t-elle le nombre de visiteurs à la Mecque (par un facteur de cinq, en fait), mais elle est encore plus importante que la Kumbh Mela, puisque cette dernière n’est commémorée que tous les trois ans. En bref, Arbaeen éclipse tous les autres rallyes de la planète, atteignant les vingt millions de participants l’an dernier. Cela représente une proportion impressionnante de 60% de toute la population d’Irak, et leur nombre est en augmentation année après année.

Surtout, Arbaeen est unique parce qu’il se déroule contre un arrière-fond de scènes géopolitiques chaotiques et dangereuses. Daech – alias « État islamique » – considère les chiites comme des ennemis mortels, si bien que rien n’exaspère le groupe terroriste plus que la vue des pèlerins chiites rassemblés pour leur plus grande démonstration de foi.
Il y a une autre particularité de Arbaeen. Bien que ce soit un exercice spirituel typiquement chiite, des sunnites, et même des chrétiens, des Yézidis, des Zoroastriens et des Sabéens prennent part à la fois au pèlerinage et au service des dévots. C’est remarquable compte tenu de la nature exclusive des rituels religieux, et cela ne peut signifier qu’une chose : les peuples, indépendamment de leur couleur ou de leur croyance, considèrent Hussein comme un symbole universel de la liberté et de la compassion, sans frontières et méta-religieux.

La raison pour laquelle vous n’en ayez jamais entendu parler est probablement liée au fait que la presse s’intéresse plus aux tabloïds négatifs, sanglants et sensationnalistes qu’aux récits positifs et inspirants, surtout lorsqu’il s’agit de l’Islam. Si quelques centaines de manifestants opposés à l’immigration défilent dans les rues de Londres (ou de Paris), ils feront les gros titres. Un même niveau de temps d’antenne est accordé à une marche en faveur de la démocratie à Hong Kong ou à un rassemblement anti-Poutine en Russie. Mais un rassemblement de vingt millions de personnes, s’élevant en défi manifeste contre la terreur et l’injustice, ne parvient pas même à apparaître sur le bandeau défilant au bas des chaînes d’informations télévisées ! Un embargo médiatique non officiel est imposé sur cet événement gigantesque, bien que cette histoire possède tous les éléments critiques d’un reportage à succès : les chiffres effarants, la signification politique, le message révolutionnaire, le contexte tendu, ainsi que l’originalité. Mais quand une telle histoire parvient à franchir la hache éditoriale des grands médias, elle crée une onde de choc et touche toutes les catégories de populations.

Parmi les innombrables personnes inspirées par cet événement, il y a un jeune homme australien que j’ai rencontré il y a plusieurs années, et qui s’était converti à l’islam. Évidemment, personne ne prend à la légère une telle décision qui change sa vie, et en réponse à ma demande, il m’a informé que tout avait commencé en 2003. Un soir, alors qu’il regardait les informations, son attention a été attirée par des scènes de millions de personnes affluant vers une ville sainte appelée Karbala, et entonnant le nom d’un homme dont il n’avait jamais entendu parler : « Hussein ». Pour la première fois depuis des décennies, dans un événement télévisé à l’échelle mondiale, le monde a pu avoir un aperçu de la ferveur religieuse auparavant interdite en Irak.

Une fois le régime baas sunnite renversé, les téléspectateurs occidentaux étaient impatients de voir comment les Irakiens allaient répondre à une nouvelle ère libérée de la persécution dictatoriale. La « République de la peur » s’était écroulée et le génie s’était échappé de la bouteille de façon irréversible. Ce jeune homme se souvient de s’être alors demandé : « Où se trouve Karbala, et pourquoi tout le monde va dans cette direction ? Qui est donc ce Hussein qui pousse ainsi les gens à défier tous les obstacles et les probabilités [d’attentat] et à sortir pour pleurer sa mort quatorze siècles après qu’elle soit survenue ? »

Ce qu’il vit dans ce reportage de 60 secondes lui parut tout particulièrement émouvant car les images étaient telles qu’il n’en avait jamais vues. Un sentiment fervent de communauté transformait les pèlerins humains en limaille de fer, s’essaimant en une masse de plus en plus compacte à mesure qu’ils se rapprochaient de ce qui pourrait être décrit comme le champ magnétique irrésistible de Hussein. « Si vous voulez voir une religion vivante, qui respire, pleine de ferveur et de vitalité, venez à Karbala », conclut-il.

Comment un homme qui a été tué il y a 1334 ans pourrait-il être si vivant et avoir une présence si palpable aujourd’hui, au point de pousser des millions de personnes à soutenir sa cause, et à considérer son sort comme le leur ? Les gens sont peu susceptibles de se laisser entraîner dans un différend (surtout s’il a eu lieu dans des temps anciens), à moins d’avoir un intérêt personnel dans l’affaire. Mais d’un autre côté, si vous avez le sentiment qu’une personne s’est engagée dans un combat pour votre droit à la liberté, votre droit à être traité avec justice et votre droit à une vie digne, vous pourrez considérer que vous avez un intérêt direct dans sa cause, et ressentir de l’empathie avec elle au point où la conversion à ses croyances ne serait pas une possibilité très lointaine.

Procession des pèlerins devant le mausolée de l’Imam Hussein à Karbala
La tragédie ultime
Hussein, le petit-fils du prophète Mohamed, est vénéré par les musulmans comme le « Prince des Martyrs ». Il a été tué à Karbala en un jour qui a été désigné comme lAchoura – le dixième jour du mois islamique de Muharram – car il refusait de prêter serment d’allégeance au calife corrompu et tyrannique, Yazid.
Avec sa famille et ses compagnons [72 personnes], il fut encerclé dans le désert par une armée de 30 000 hommes, assiégé jusqu’à ce qu’il manque cruellement de nourriture et d’eau, puis décapité de la manière la plus macabre, un récit épique et captivant rapporté sur les chaires chaque année depuis le jour où il a été tué. Leurs corps ont été mutilés. Dans les mots de l’historien anglais Edward Gibbon, « [Même] dans une époque et un climat lointains, la scène tragique de la mort de Hussein réveillera la sympathie du lecteur le plus froid. »
Les musulmans chiites ont depuis ce jour pleuré la mort de Hussein, en particulier durant le jour de l‘Achoura, puis, 40 jours plus tard, durant le Arbaeen. Quarante jours est la durée habituelle du deuil dans beaucoup de traditions musulmanes. Cette année, Arbaeen tombe le vendredi 10 Novembre 2017.
evening_of_ashoora
Ce magnifique tableau est une fresque des derniers instants de la tragédie de Karbala, après la mort et la décapitation des derniers combattants. On y voit le deuil des rescapées de la famille de Hussein face au massacre de leurs proches (dont un enfant et un nouveau-né, et l’Imam Hussein lui-même, atrocement mutilé). Seuls les femmes et les enfants ont été épargnés et mis en captivité, puis soumis à une marche forcée vers Damas, où Zaynab, la sœur de Hussein, ainsi que le fils de Hussein, l’Imam Ali « Zayn al Abidine » (« la parure des dévots », le 4e Imam du chi’isme, qui était alors gravement malade), prononceront des discours fameux face au tyran Yazid. Pour rappel, l’intervention du Hezbollah en Syrie avait initialement été cantonnée à la protection du mausolée de Zaynab à Damas, que les terroristes de Daech menaçaient de détruire, ce qui aurait pu entraîner une guerre sectaire sunnites-chiites.
Longue marche

J’ai voyagé à Karbala, mon propre foyer ancestral, afin de pouvoir découvrir par moi-même pourquoi cette ville est si enivrante. Ce que j’ai vu m’a prouvé que même l’angle le plus large de l’objectif de la meilleure caméra reste trop étroit pour capturer l’esprit de ce rassemblement tumultueux, mais paisible.

Une avalanche d’hommes, de femmes et d’enfants, mais plus visiblement de femmes voilées de noir, remplit l’œil d’un bout de l’horizon à l’autre. Les foules étaient tellement énormes qu’elles causaient un encombrement sur des centaines de kilomètres.
Les 500 kilomètres de distance entre la ville portuaire méridionale de Bassora et Karbala constituent déjà un long voyage en voiture, mais c’est un périple incroyablement difficile à pied. Il faut deux semaines complètes aux pèlerins pour réaliser ce parcours. Des gens de tous les groupes d’âge crapahutent sous le soleil brûlant pendant la journée, et dans un froid glacial durant la nuit. Ils voyagent à travers un terrain accidenté, sur des routes inégales, à travers des bastions terroristes et des marais dangereux, et sans même l’équipement de voyage ou les commodités les plus élémentaires, les pèlerins emportant peu de choses à part leur amour ardent pour « le Maître » Hussein. Drapeaux et bannières leur rappellent, à eux et au monde entier, l’objet de leur voyage :
Ô mon âme, tu es sans valeur après Hussein.
Ma vie et ma mort sont une seule et même chose,
S’ils me prennent pour un fou, peu importe !
Ce message reprend des vers récités par Abbas, le demi-frère de Hussein et son fidèle lieutenant – également tué durant la bataille de Karbala en l’an 680 de notre ère –, alors qu’il essayait d’aller chercher de l’eau pour ses neveux et nièces qui souffraient terriblement de la soif. Les conditions de sécurité actuelles étant dans l’état catastrophique qui fait de l’Irak le premier titre des informations dans le monde, personne ne doute que cette affirmation est authentique dans toutes les significations.
Un « mawkeb » sur le chemin de la procession (ici, servant du thé aux pèlerins)

Un « mawkeb » sur le chemin de la procession (ici, servant du thé aux pèlerins)

Déjeuner gratuit… et même dîner et petit déjeuner !
Une des parties du pèlerinage qui laissera chaque visiteur perplexe est le spectacle de milliers de tentes avec des cuisines de fortune mises en place par les villageois qui avoisinent le parcours des pèlerins. Les tentes (appelées « mawkeb ») sont des lieux où les pèlerins reçoivent pratiquement tout ce dont ils ont besoin. Repas chauds, espaces pour se reposer, appels internationaux gratuits pour rassurer des parents anxieux, couches pour bébés, etc., pratiquement tous les équipements dont peuvent avoir besoin les pèlerins sont fournis gratuitement. De fait, les pèlerins n’ont pas besoin de transporter quoi que ce soit sur ce parcours de 500 kilomètres, sauf les vêtements qu’ils portent.
Plus intrigante est la façon dont les pèlerins sont invités à manger et à boire. Les personnes qui organisent les « mawkeb » interceptent les pèlerins sur leur chemin et les prient instamment d’accepter leurs offres, qui incluent souvent une suite complète de services dignes de rois : on vous propose d’abord un massage des pieds, puis on vous offre un délicieux repas chaud, et vous êtes invités à vous reposer tandis que vos vêtements sont lavés et repassés, puis vous sont restitués après votre sieste. Tout cela gratuitement, bien entendu.
À titre de comparaison, considérez ceci : à la suite du tremblement de terre en Haïti, et avec la sympathie et le soutien du monde entier, le Programme alimentaire mondial des Nations unies a annoncé la livraison d’un demi-million de repas au plus haut degré de ses efforts de secours. L’armée des États-Unis a lancé l’opération Réponse unifiée, réunissant les ressources massives de divers organismes fédéraux et annonçant que dans les cinq mois suivants la catastrophe humanitaire, 4,9 millions de repas avaient été livrés aux Haïtiens.
Maintenant, comparez cela aux plus de 50 millions de repas par jour pendant Arbaeen, ce qui équivaut à environ 700 millions de repas pour la durée du pèlerinage, le tout financé non pas par l’Organisation des Nations unies ou des organisations caritatives internationales, mais par des travailleurs et des agriculteurs pauvres qui se serrent la ceinture pour pouvoir nourrir les pèlerins et peuvent économiser durant toute l’année afin que les besoins des visiteurs soient satisfaits. Tout, y compris la sécurité, est assuré principalement par des volontaires, dont les combattants ont un œil sur Daech et un autre sur la protection du parcours des pèlerins. « Pour savoir ce que l’islam enseigne, dit un organisateur de mawkeb, ne regardez pas les actions de quelques centaines de terroristes barbares, mais les sacrifices altruistes dont font preuve des millions de pèlerins pour Arbaeen. »
De fait, Arbaeen devrait être répertorié dans le Livre Guinness des records dans plusieurs catégories : le plus grand rassemblement annuel, la plus longue table à manger en continu, le plus grand nombre de personnes nourries gratuitement, le plus grand groupe de bénévoles participant à un seul événement, le tout sous la menace imminente des attentats-suicides.
Un « mawkeb » sur le chemin de la procession (ici, servant de la nourriture aux pèlerins)
Un « mawkeb » sur le chemin de la procession (ici, servant de la nourriture aux pèlerins)
Dévotion inégalée

Le seul fait de contempler ces multitudes est à couper le souffle. Ce qui rend cette scène plus spectaculaire encore est que tandis que les conditions de sécurité se détériorent, de plus en plus de personnes sont prêtes à défier les menaces terroristes et à participer à cette marche en guise de protestation. Ainsi, le pèlerinage n’est pas un simple exercice religieux, mais une affirmation courageuse de résistance. Des vidéos mises en ligne montrent des kamikazes se faire exploser au milieu des pèlerins, avec pour seule conséquence des foules qui se font toujours plus nombreuses, et chantent à l’unisson :

S’ils nous coupent les jambes et les mains,
Nous ramperons jusques aux terres saintes !

 

Les horribles attentats à la bombe qui se produisent toute l’année, en ciblant principalement des pèlerins chiites et en prenant d’innombrables vies, illustrent les dangers auxquels sont confrontés les chiites vivant en Irak, et l’insécurité qui continue de gangréner le pays. Pourtant, la menace imminente de mort ne semble pas dissuader les gens – jeunes et vieux, Irakiens et étrangers – d’entreprendre le voyage dangereux vers la ville sainte.

Il n’est pas facile pour un étranger de comprendre ce qui inspire les pèlerins. On voit des femmes transportant des enfants dans leurs bras, des vieillards en fauteuil roulant, des gens sur des béquilles, et des personnes âgées aveugles tenant des bâtons de marche. J’ai rencontré un père qui avait parcouru tout le chemin depuis Bassora avec son garçon handicapé. Cet enfant de 12 ans avait une paralysie cérébrale et ne pouvait pas marcher sans aide. Ainsi, durant une partie de la marche, le père avait placé les pieds du garçon sur les siens et marchait avec lui en le tenant par les aisselles. C’est le genre d’histoire à partir desquelles des films oscarisés sont réalisés, mais il semble que Hollywood soit plus intéressé par les héros de comics que par ceux de la vie réelle dont les super-pouvoirs sont le courage et le dévouement.
Un fidèle handicapé sur le chemin du pèlerinage
Un fidèle handicapé sur le chemin du pèlerinage
Le Dôme d’or de Hussein
Les visiteurs du sanctuaire de Hussein et de son frère Abbas ne sont pas motivées par la seule émotion. Ils pleurent au souvenir de sa mort atroce, et, ce faisant, réaffirment leur engagement en faveur de ses idéaux.
La première chose que les pèlerins font après avoir atteint son sanctuaire est de réciter la Ziyara, un texte sacré qui rappelle le statut de Hussein. Ils commencent cette récitation en appelant Hussein l’« héritier » d’Adam, de Noé, d’Abraham, de Moïse et de Jésus. Il y a quelque chose de profond dans cette proclamation. Elle montre que le message de Hussein, un message de vérité, de justice et d’amour pour l’opprimé, est considéré comme une extension inséparable de tous les prophètes divinement nommés.

Les gens ne vont pas à Karbala pour s’émerveiller devant le paysage de la ville – luxuriant de palmiers-dattiers –, pour admirer la beauté architecturale du mausolée, pour faire des achats, se divertir, ou visiter des sites historiques anciens. Ils y vont pour pleurer. Pour faire leur deuil et ressentir l’aura angélique de Hussein. Ils entrent dans le sanctuaire sacré en pleurant et en se lamentant sur le plus grand acte de sacrifice de l’histoire.

Fidèles autour du tombeau de l'Imam Hussein, à l'intérieur du mausolée
Fidèles autour du tombeau de l’Imam Hussein, à l’intérieur du mausolée
C’est comme si chaque individu avait établi une relation personnelle avec cet homme qu’il n’a jamais vu. Ils lui parlent et l’appellent par son nom ; ils saisissent les cloisons de son tombeau ; ils embrassent le sol conduisant au sanctuaire ; ils touchent ses murs et ses portes de la même manière qu’on touche le visage d’un ami perdu depuis longtemps. C’est une vision pittoresque aux proportions épiques. Ce qui motive ces gens est quelque chose qui nécessite une compréhension de la nature et du statut de l’Imam Hussein et de la relation spirituelle que ceux qui ont appris à le connaître ont développée avec sa légende vivante.
Si le monde comprenait Hussein, son message et son sacrifice, il commencerait à comprendre les racines anciennes de Daech et son credo de mort et de destruction. C’est il y a des siècles, à Karbala, que l’humanité a assisté à la genèse de monstruosités insensées, incarnées dans les assassins de Hussein. Ce fut le combat des ténèbres les plus obscures contre la lumière brillante et absolue, de l’exhibition de vice contre l’archétype de vertu, ce qui explique la puissance du spectre de Hussein aujourd’hui. Sa présence est primordialement tissée dans toutes les facettes de la vie des pèlerins. Sa légende encourage, inspire, et se fait le champion du changement pour un monde meilleur, et aucun black-out médiatique ne pourra éteindre sa lumière.
« Qui est donc ce Hussein ? » Pour des centaines de millions de ses partisans, une question si profonde, qui peut inciter les gens à renoncer à leur religion pour une autre, ne peut recevoir de réponse qu’après un pèlerinage à pied au sanctuaire de Hussein.
Sayed Mahdi al-Modarresi
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