Crimée et châtiment :
Dostoïevski et la russophobie éternelle


Nicolas Bonnal.JPGPar Nicolas Bonnal – juin 2016

Les derniers événements footballistiques renforcent un peu plus la russophobie ambiante ; c’est tout juste si les hooligans russes ne sont pas accusés d’avoir tenté un coup d’État dans la France socialiste. Et la presse-système de tempêter contre les services secrets de la Russie – car on n’est pas conspirationniste, mais quand même… – et ce, alors que l’OTAN peaufine démocratiquement ses préparatifs de guerre nucléaire en Europe. Si la Russie comme empire du mal n’existait pas, il faudrait l’inventer…

Description de cette image, également commentée ci-aprèsUn qui avait déjà tout compris est Dostoïevski.

Et voici ce qu’il écrit dans son fabuleux Journal (année 1873), que l’on peut lire en bon français (puisque la traduction est ancienne) sur wikisource :

«On sait que notre peuple est assez ingénieux, mais qu’il manque de génie propre ; qu’il est très beau ; qu’il vit dans des cabanes de bois nommées isbas, mais que son développement intellectuel est retardé par les paralysantes gelées hivernales. On n’ignore pas que la Russie encaserne une armée très nombreuse, mais on se figure que le soldat russe, simple mécanisme perfectionné, bois et ressort, ne pense pas, ne sent pas, ce qui explique son involontaire bravoure dans le combat ; que cet automate sans indépendance est à tous les points de vues à cent piques au-dessous du troupier français.»

Et puis on arrive au choc de 1878, avec l’Angleterre et l’Autriche à propos de la sainte Turquie que l’Occident veut toujours protéger de la sainte Russie. En 1849 déjà, l’Angleterre veut nous – car la République obéit toujours à Albion – entraîner dans une folle guerre contre l’Autriche et la Russie, pour protéger le Turc. Cela donne, dans les beaux Souvenirs de Tocqueville :

«Le gouvernement anglais, ainsi chauffé, prit aussitôt son parti. Cette fois il n’hésitait point, car il s’agissait, comme il le disait lui-même, non seulement du sultan, mais de l’influence de l’Angleterre dans le monde…
Les Anglais nous conviaient à agir comme eux ; mais notre position ne ressemblait guère à la leur… En défendant les armes à la main la Turquie, l’Angleterre risquait sa flotte et nous notre existence.»

Guerre de Crimée. Bataille de l’Alma. 20 septembre 1854

La crise chronique de cette russophobie donne la guerre de Crimée – déjà… Puis, en 1878, les Anglais chauffent une nouvelle fois le monde libre contre la sainte Russie – toujours pour protéger la Turquie ottomane qui massacre les chrétiens orthodoxes.

Et cela donne, sous la plume du maître :

«Nous voici, de nouveau, menacés d’un choc avec l’Europe. Ce n’est pas encore la guerre. On est, pour l’instant, bien peu disposé – ou plutôt disons que la Russie est bien peu disposée à la guerre. C’est toujours cette sempiternelle question d’Orient qui revient à l’horizon. Une fois de plus l’Europe regarde la Russie avec méfiance. Mais pourquoi essayerions-nous de faire la chasse à la confiance, en Europe ? Quand – à quelle époque – l’Europe nous a-t-elle épargné les soupçons ? Peut-elle seulement ne pas douter de nous et penser à nous sans un sentiment hostile ?»

Dostoïevski remarque que l’on reproche à la Russie d’être trop révolutionnaire. Or on est bien d’accord : aujourd’hui, tous les révolutionnaires en France et en Europe sont russophiles. Les autres veulent comme Hitler l’invasion et la destruction de la Russie.

Dostoïevski donc :

«J’ai dit qu’on ne nous aime pas en Europe, nous autres, les Russes, et c’est un fait que personne ne désirera nier. On nous accuse surtout d’être des «libéraux» terribles et même des révolutionnaires. On a cru constater que nos sympathies allaient plutôt aux «démolisseurs» qu’aux conservateurs européens. C’est pour cela qu’on nous considère là-bas plutôt ironiquement, non sans une pointe de haine. On ne peut comprendre que nous nous posions en destructeurs de l’État social de nos voisins. »

Puis, comme s’il voyait venir nos hooligans, l’auteur de Crime et châtiment ajoute – avec la pointe d’humour qu’on lui connaît – ou plutôt qu’on ne lui connaît pas, car on ne le lit pas :

«On nous refuse positivement le droit de désapprouver ce qui se passe en Europe parce qu’on nous regarde comme étrangers à la civilisation européenne. Ce qu’on voit en nous, c’est une bande de barbares égarée en Europe, toujours heureuse quand il y quelque chose à démantibuler pour le plaisir de démantibuler, une horde de Huns toujours désireuse d’envahir la vieille Rome.»

La Rome anglo-américaine, celle du film Gladiator, n’a en tout cas pas changé et chasse toujours le barbare.

Nicolas Bonnal

   Envoyer l'article en PDF