Comprendre la politique étrangère de la Russie contemporaine.


La relation États-Unis Russie est au plus bas, avec des réflexions récurrentes sur une nouvelle Guerre froide. Heureusement, analyser le conflit en terme d’intérêt national permet de trouver une voie de sortie.

Par Raymond Smith – Décembre 2016 – American Foreign Service association

Je suppose que nous sommes tous d’accord pour dire que chaque pays a ses propres intérêts nationaux, qui sont parfois en conflit avec les intérêts nationaux d’autres pays. Le conflit n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Les conflits résolus de manière satisfaisante peuvent améliorer les relations, créer des attentes quant à la résolution des conflits futurs et réduire la probabilité que les pays envisagent de recourir à la violence. La principale responsabilité des diplomates est de faire progresser les intérêts de leur propre pays. Ce faisant, ils sont dans une position unique pour contribuer à la résolution satisfaisante des conflits en aidant leurs dirigeants à comprendre comment l’autre pays perçoit ses intérêts.

La vision de ses intérêts par la Russie a changé de façon fondamentale au cours du quart de siècle qui nous sépare de la dissolution de l’Union soviétique. Une grande partie de ce changement se serait, à mon avis, réalisé de manière identique, que Vladimir Poutine ait succédé à Boris Eltsine ou pas. La Russie qui a émergé de la fin de la Guerre froide et de l’effondrement de l’Union soviétique avait l’intention de devenir un partenaire du monde occidental et était extrêmement optimiste sur ce que cela pouvait vouloir dire.

Boris Eltsine, son président, avait jalonné son avenir politique en détruisant à la fois le Parti communiste et le système soviétique dans lequel il était intégré. Son ministre des Affaires étrangères, Andreï Kozyrev, était aussi intellectuellement pro-occidental que n’importe qui dans sa position tout au long de l’histoire russe. Ils ont hérité du projet de politique étrangère de Mikhaïl Gorbatchev – une Maison européenne commune –, qu’ils avaient l’intention de mettre en œuvre et d’étendre.

Le peuple russe, étourdi par l’effondrement du régime corrompu et oppressif sous lequel il travaillait depuis des générations, avait soif d’une relation normale avec le reste du monde et pensait que le résultat en serait une amélioration rapide et importante de son niveau de vie.

En 1992, j’ai écrit que ces attentes ne pourraient pas être satisfaites et qu’une période de désillusion suivrait inévitablement. Le défi politique, à la fois pour l’Occident et pour la Russie, était de gérer cette période de désillusion afin qu’elle aboutisse à une relation plus mûre et plus stable, et diminue la probabilité d’un virage russe vers l’autarcie et l’hostilité. Un quart de siècle plus tard, il est clair que cette relation n’a pas été bien gérée. L’Occident – et en particulier les États-Unis – en porte au moins autant la responsabilité que la Russie.

Des temps troublés

Les années 1990 ont été une décennie chaotique dans l’histoire économique et sociale de la Russie, une nouvelle «période de troubles». Alors que l’Occident voyait la Russie des années Eltsine comme une société démocratique et axée sur le marché, les Russes ont vu la criminalité, le désordre, la pauvreté et l’émergence d’une nouvelle classe corrompue et astronomiquement riche d’oligarques. Si c’est ce que signifiaient le capitalisme et la démocratie, ils n’aimaient pas du tout. Sur le plan international, les dirigeants russes ont vu l’expansion de l’OTAN vers l’Est comme une trahison et une menace potentielle. Bien avant 1998, Eltsine était discrédité et Kozyrev avait disparu, remplacé par un ministre des Affaires étrangères ayant une vue beaucoup plus traditionnelle des intérêts russes.

En 1998, lorsque Poutine a remplacé Eltsine, la relation entre les États-Unis et la Russie s’était déjà détériorée, sous le coup de l’expansion de l’OTAN, ainsi qu’à cause de différends au sujet des guerres civiles qui ont provoqué la dissolution de la Yougoslavie. Les Russes ont perçu dans ces derniers développements une tentative, de la part des États-Unis, d’établir un système international dominé par eux seuls et dans lequel la Russie n’aurait aucun rôle significatif. La Maison européenne commune serait commune à tous les États européens à l’exception de la Russie. Tout État pourrait demander à être membre de l’OTAN, sauf la Russie. Les États-Unis continuaient de dire à la Russie que rien de tout cela ne portait atteinte aux intérêts russes. La Russie a répondu, si, cela nuit à nos intérêts.

Au tournant du siècle, quels étaient ces intérêts ? Le comportement international de la Russie et les déclarations de son leadership me suggèrent ce qui suit : premièrement, ne pas avoir une alliance militaire potentiellement hostile à ses frontières ; deuxièmement, ne pas être isolé, politiquement et économiquement, des institutions européennes les plus importantes ; troisièmement, pouvoir donner son opinion sur les développements importants concernant la région, et en particulier sur l’orientation des pays nouvellement indépendants qui faisaient partie de son empire.

Si les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France défendaient de tels intérêts, il est peu probable qu’ils seraient considérés comme intrinsèquement prédateurs. Faut-il en conclure que, dans les mains russes, de tels intérêts sont prédateurs parce que la Russie elle-même est intrinsèquement prédatrice ? Une revendication comme celle-ci ne peut résister à un examen minutieux. C’est phobique. Ce n’est pas très intelligent. Historiquement, le traitement des régimes comme intrinsèquement prédateurs (par exemple, les régimes de Napoléon, Hitler et Mussolini) a été plus susceptible de produire une stabilité que de traiter les pays comme intrinsèquement prédateurs (par exemple, l’Allemagne après la Première Guerre mondiale).

Interpréter les intérêts nationaux

Est-il alors approprié de considérer le régime de Poutine comme intrinsèquement prédateur ? Un certain nombre d’analystes en politique étrangère qui ne sont pas russophobes, ou ne veulent pas être considérés comme tels, ne relient pas le problème au pays, mais au régime qui le régit. Les partisans de la thèse prédatrice du régime de Poutine soulignent les invasions de la Géorgie et de la Crimée par les Russes, leur soutien aux séparatistes d’Ukraine orientale et son soutien au régime Assad en Syrie comme preuves d’une intention de recréer, autant que possible, la géographie et l’influence internationale de l’Union soviétique. Leur conseil politique aux États-Unis est de contenir cet expansionnisme en remplaçant l’influence ou la présence russe par une influence ou une présence américaine.

À mon avis, cette interprétation des intentions russes et l’approche politique qui en découle font preuve de sérieux problèmes. Tout d’abord, elles ne résistent pas bien à l’examen critique. Deuxièmement, la conception à somme nulle de la relation entre les États-Unis et la Russie suppose qu’une solution aux conflits d’intérêts, mutuellement bénéfique, est pratiquement impossible.

Le régime de Poutine a été plus ferme, en particulier au cours des dernières années, pour faire avancer les intérêts de la Russie que ne l’a été le régime d’Eltsine tout au long des années 1990, mais il a hérité d’une relation avec l’Occident que ses prédécesseurs considéraient également comme profondément imparfaite. En dépit de divergences persistantes sur des questions telles que l’expansion de l’OTAN, les relations du nouveau régime avec les États-Unis ont atteint un sommet après le 11 septembre, lorsque Poutine semblait croire qu’une alliance russo-américaine contre le terrorisme international pourrait être forgée. Les deux pays partageaient un intérêt. Ils étaient alors et restent aujourd’hui les deux États développés non islamiques qui ont subi les plus grandes pertes dues au terrorisme.

Cette alliance embryonnaire a été utile à Washington quand elle a envahi l’Afghanistan et renversé le régime taliban. Elle a commencé à se défaire lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak pour retirer Saddam Hussein du pouvoir. Lorsque les États-Unis ont transféré des systèmes anti-missiles balistiques en Europe de l’Est et dans l’OTAN et que l’Union Européenne a développé des relations plus étroites avec la Géorgie et l’Ukraine, le régime russe a réévalué fondamentalement sa relation avec l’Occident pour faire respecter ses intérêts et ses inquiétudes.

La dure réalité de la politique internationale

En ce qui concerne la Géorgie et l’Ukraine, le régime de Poutine n’a pas caché son point de vue selon lequel il est de l’intérêt fondamental de la Russie que ces pays ne deviennent membres de l’OTAN que dans des conditions acceptables pour la Russie. Affirmer que la Russie n’a pas droit à de tels intérêts n’est pas pertinent. Essayer de dire aux autres pays quels sont leurs intérêts fondamentaux est généralement un exercice futile. Faire valoir que l’affirmation de ces intérêts est une preuve évidente de l’intention prédatrice est historiquement douteuse.

Pendant deux siècles, l’un des deux intérêts fondamentaux de la Grande-Bretagne était d’empêcher l’émergence d’une seule puissance dominante sur le continent européen. La Grande-Bretagne a utilisé la diplomatie, le commerce et le pouvoir militaire sur le continent pour poursuivre cet objectif. Ses intentions n’étaient pas prédatrices ; Elle cherchait seulement à maintenir un équilibre des pouvoirs. La Doctrine Monroe était-elle intrinsèquement prédatrice ? La plupart des Américains diraient probablement que non, bien qu’il y ait probablement plusieurs États d’Amérique latine qui diraient, au minimum, que les États-Unis ont parfois utilisé la doctrine pour justifier un comportement prédateur.

En Géorgie et en Ukraine, la Russie a utilisé des moyens appropriés pour atteindre des objectifs limités au bénéfice de ses intérêts nationaux. Puisqu’il y en a beaucoup qui trouveront tous les éléments de cette déclaration inacceptables, une clarification est nécessaire. Tout d’abord, dire que les moyens sont appropriés à un objectif n’est pas un jugement moral, mais plutôt une déclaration que les moyens étaient ciblés pour atteindre l’objectif. Ils étaient nécessaires et suffisants, ni trop grands ni trop petits. Dans aucun des deux cas l’objectif n’était d’occuper le pays ni de renverser le régime au pouvoir.

L’objectif était plutôt de forcer à une réévaluation, tant dans le pays concerné que parmi les puissances occidentales, des coûts impliqués par la poursuite de cette politique expansionniste. En reconnaissant l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie et en annexant la Crimée, la Russie a imposé un coût immédiat aux pays concernés et a également envoyé un message indiquant qu’il pourrait y avoir des coûts supplémentaires si ses intérêts ne sont pas pris en compte.

C’est une politique internationale dure, et nous pouvons ne pas l’aimer ; Mais il manque de preuves pour prétendre que les ambitions du régime de Poutine cherchent à recréer l’Union soviétique. En fait, nos différends avec la Russie sur la Géorgie et l’Ukraine ne sont pas fondamentaux. L’intérêt des Russes à ne pas voir ces deux pays dans l’OTAN devrait être partagé par les États-Unis.

Il n’est pas dans l’intérêt des États-Unis de fournir à la Géorgie et à l’Ukraine le genre de garanties de sécurité qu’implique l’adhésion à l’OTAN, et il est difficile de comprendre pourquoi l’idée a même été prise en considération. Clairement, leur faire changer d’idée fournira une incitation pour qu’ils établissent une relation mutuellement acceptable avec leur voisin beaucoup plus grand. Les relations économiques entre l’Union européenne, la Russie et les pays que la Russie appelle son «proche étranger» ne sont pas forcément à somme nulle.

Il n’y a aucune raison fondamentale pour laquelle un arrangement bénéfique à tous les côtés ne puisse être trouvé – ce qui ne veut pas dire que le trouver sera facile.

Le cas de la Syrie

Au moment de la rédaction du présent article, le cessez-le-feu de septembre, dans la guerre civile syrienne, n’a pas tenu, entraînant des attaques cruelles contre des convois d’aide, des civils et des installations médicales à Alep. Ces attaques se sont produites avec, au minimum, l’assentiment et l’assistance de la Russie, et peut-être avec sa participation directe. Y a-t-il une base pour trouver un terrain d’entente sur cette guerre civile?

Il me semble que l’intervention de la Russie en Syrie a servi un certain nombre de ses objectifs de politique étrangère  : 1) attaquer des groupes terroristes islamiques où ils vivent plutôt que d’attendre qu’ils attaquent la Russie ; 2) éviter la prise de contrôle de la Syrie par un groupe terroriste qui, selon elle, serait le résultat le plus probable du renversement violent du régime d’Assad ; 3) soutenir un régime qui lui a permis une présence militaire ; 4) soutenir le principe selon lequel les régimes au pouvoir ne devraient pas être renversés par des forces extérieures ; 5) élargir son rôle au Moyen-Orient ; et 6) contester l’unilatéralisme des États-Unis dans le système international.

Nous avons des intérêts communs avec la Russie sur les deux premiers de ces objectifs. Sur le reste, notre attitude peut varier d’indifférent à opposé. Transformer ces intérêts partagés en actions conjointes a été extraordinairement difficile car nous ne sommes pas toujours d’accord sur les groupes terroristes et parce que les groupes terroristes et non terroristes sont souvent entremêlés sur le terrain. De plus, le client russe – le régime d’Assad – les considère tous comme des menaces à son pouvoir et, par conséquent, les soumet tous à des attaques. Pour notre part, nous n’avons pas été en mesure de convaincre les modérés (nos clients, aux yeux de la Russie) de se séparer physiquement des terroristes parce que les modérés, les plus faibles militaires des combattants, craignent qu’un tel mouvement les laisse plus vulnérables face aux attaques du régime Assad et de la Russie.

Il n’y a qu’une seule issue à cette guerre civile syrienne qui menace les intérêts nationaux vitaux des États-Unis : la victoire d’un régime de style taliban (ou pire). Sur ce point, au moins, les États-Unis et la Russie peuvent être d’accord. Nous sommes dans l’erreur si nous voyons la guerre là-bas comme un concours États-Unis–Russie à somme nulle. La Russie n’est pas l’Union soviétique. Nous ne serons pas toujours d’accord sur ce qui devrait être fait en Syrie, ou plus largement au Moyen-Orient. Mais le soutien de la Russie aux négociations nucléaires avec l’Iran et son aide pour persuader le régime d’Assad de se débarrasser des armes chimiques démontrent que nous pouvons y coopérer, comme ailleurs, sur certaines questions difficiles.

Prospective

Militairement, la Russie est une puissance régionale importante et une superpuissance nucléaire. Économiquement, elle est riche en matières premières et a considérablement amélioré son secteur agricole, mais continue de lutter pour être compétitive sur le plan international dans les secteurs de l’industrie et de l’information. Politiquement, elle est régie par un régime semi-autoritaire qui correspond bien avec les traditions historiques russes, mais beaucoup plus doux que la norme de l’ère soviétique et avec un niveau substantiel de soutien populaire.

Le régime de Poutine continuera d’être ferme dans la poursuite de ses intérêts internationaux, croyant que l’alternative est que ses intérêts seront ignorés. Pourtant, une relation normale avec la Russie sous le régime de Poutine est possible.

Contrairement à l’époque soviétique, les deux pays ne sont pas des opposants idéologiques. Il y aura des domaines où nos intérêts entrent en conflit. Pour résoudre ces conflits de manière constructive, il faudra que les deux pays comprennent les limites de leurs intérêts.

Raymond Smith

Note du Saker Francophone

Vous aurez bien pris soin de noter que Mr Smith est dans le Système mais avec un regard plus objectif que ces collègues ce qui fait l'intérêt de cet article.

Traduit par Wayan, relu par Cath pour le Saker Francophone

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