Censurer tous les gouvernements de l’ombre


Voici un article publié dans le Monde Diplomatique de mai 1997, qui tente de faire prendre conscience de la naissance de ce que l’on appelle  de nos jours l’État profond. Dix ans plus tard, l’hypothèse est largement confirmée et l’État profond, antithèse du principe démocratique, est plus que jamais aux commandes de la destinée des pays occidentaux. On en voit tous les jours le brillant résultat pour les peuples.

Par Christian de Brie – Mai 1997 – Le Monde Diplomatique. Merci au blog de Liliane Held-Khawam

Partout, le contraste s’accentue entre la personnalisation spectaculaire du pouvoir et l’anonymat des véritables centres de décision. Il est temps de placer sous contrôle ceux qui hypothèquent l’avenir de tous.

À la question : «Qui gouverne ?», la démocratie apporte sa réponse lénifiante : «La souveraineté appartient au peuple qui l’exerce par l’intermédiaire de ses représentants élus et responsables devant lui.» Tout pouvoir qui ne procède pas du consentement majoritaire des citoyens est illégitime, étant entendu qu’ils ne sauraient l’exercer directement, hormis la pratique référendaire dont l’expérience montre qu’elle ne mobilise guère les électeurs1.

Bien que le postulat soit remis en question par les technologies modernes d’information et de communication, qui permettraient au peuple de prendre directement n’importe quelle décision 2, chaque pays fonde ses propres institutions et aménage son système politique sur un principe devenu universel. Il a d’autant plus de chances d’être respecté que le mandat des élus est plus court, leur renouvellement limité et le cumul interdit, la participation élevée et la majorité nettement établie. Avec des mandats électoraux — indéfiniment renouvelables — parmi les plus longs du monde (cinq ans pour les députés, six pour les conseillers municipaux, sept pour le président de la République, neuf pour les sénateurs), des pratiques systématiques de cumul, des participations électorales en baisse et des majorités qui n’en sont pas, la France ne figure pas parmi les premiers de la classe démocrate.

Collusion d’intérêts

A l’origine, et jusqu’au milieu du XXe siècle, c’est au Parlement que se situait le gouvernement des démocraties. D’abord instrument de conquête du pouvoir politique par les bourgeoisies nationales, devenu centre d’arbitrage et de règlement pacifique des conflits de classes et d’intérêts, il a fait la loi, au propre et au figuré, avant de se contenter de l’enregistrer et de donner le label démocratique aux projets concoctés par l’exécutif ou inspirés par les groupes de pression (lire Bernard Cassen, «Remettre en jeu les Parlements»). Les crises économiques, les guerres, les impératifs du productivisme économique ont irrésistiblement conduit au transfert du pouvoir politique à des techno-bureaucraties gouvernementales. Leur fonction est d’abord d’assurer la collusion permanente des intérêts publics et privés pour la réalisation des objectifs du grand capital : concentration, restructuration, investissement, conquête des marchés, mondialisation. Elle est aussi d’aménager le contrôle social, policier, judiciaire, éducatif, sanitaire, culturel… et de gérer l’ordre intérieur.

Pour entretenir l’illusion démocratique dans des sociétés de plus en plus dominées par l’idéologie de la consommation, «équivalent et prolongement au XXe siècle du grand dressage, tout au long du XIXe siècle, des populations rurales au travail industriel 3», le Parlement ne fait plus l’affaire. Le débat politique, mis en forme et en images par les techniques et les professionnels du discours publicitaire omniprésent, doit d’abord être spectacle, car «toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles 4».

Or, s’il est un trait commun à la plupart des démocraties, c’est bien le contraste de plus en plus accentué entre la personnalisation spectaculaire du pouvoir et l’anonymat des véritables centres de décision. D’une part, chaque peuple est pressé de croire que son destin est entre les mains personnelles du dirigeant suprême, chef d’État ou de gouvernement, auquel il a majoritairement accordé ses suffrages (directement dans les régimes de type présidentiel, indirectement dans les régimes parlementaires).

D’autre part, l’évidence s’impose que le sort et l’avenir de chaque personne dépendent de choix effectués par des aréopages et dans des lieux dont elle connaît à peine l’existence et sur lesquels elle n’a aucune prise. Tandis que des cohortes de professionnels de la communication mettent en scène le rôle de dirigeants acteurs, jouant gravement la pantomime sous les feux de la rampe, de discrets conseils d’administration et comités stratégiques disséminés sur toute la planète effectuent les choix et arrêtent les décisions qui déterminent les conditions de vie — emploi, revenus, environnement, santé, éducation, culture… — du plus grand nombre.

Des sorciers de la politique-vaudou

D’un côté, des citoyens, cibles de campagnes permanentes de vente promotionnelle du dirigeant en place, moins traités en souverains qu’en clients du produit politique par ceux qui n’oublient jamais que, à terme, voter, c’est acheter ; de l’autre, l’annonce périodique de gigantesques opérations de fusions-concentrations, de privatisations massives au bénéfice de quelques monopoles privés, de fabuleux transferts d’épargne nationale dans des activités et des zones nouvelles dont il est évident qu’il s’agit de décisions politiques qui affecteront demain les conditions de vie de tous. Pendant le spectacle démocratique, les affaires continuent, et le peuple peut bien s’imaginer gouverner, pourvu qu’il ne s’occupe pas de ce qui le regarde.

La démocratie contemporaine est, depuis deux siècles, le régime privilégié des bourgeoisies pour transformer le service de leurs intérêts privés en volonté collective. Les sites et les modalités d’exercice du pouvoir étant de plus en plus opaques et lointains, on fait comme s’ils n’existaient pas.

«Génération Mitterrand»  : tandis que, dans toute la France, les panneaux se couvrent de l’affiche au visage de nouveau-né resplendissant de vie, concoctée par les sorciers de la politique-vaudou, c’est un grand malade, âgé de près de soixante-douze ans, qui se présente aux suffrages des Français, en mai 1988, pour un second septennat. L’homme, qui s’était engagé à la transparence la plus totale sur son état, lutte depuis plus de six ans contre un cancer de la prostate révélé quelques mois après sa première élection, tout en faisant paraître, deux fois par an, le rassurant bulletin d’un homme en bonne santé…

De l’autre côté de l’Atlantique, quatre ans plus tôt, le président Ronald Reagan avait eu un comportement semblable. Sorti du bain de jouvence du triomphe des athlètes américains aux Jeux olympiques de Los Angeles, dans un déferlement de chauvinisme sportif, c’est un président de soixante-treize ans, «en condition physique tout à fait exceptionnelle» selon son bilan de santé annuel, qui sollicita un second mandat, quelques mois avant d’être opéré d’un cancer du côlon depuis longtemps détecté…

Sur ces mensonges, l’un et l’autre furent réélus sans difficulté. Or, si l’on en croit la médecine, «les cancéreux, même stabilisés en rémission, ne sont plus semblables à ce qu’ils furent auparavant. Ils ont franchi une frontière impalpable mais aussi impliable qu’un mur. Leur cerveau reste meurtri par la commotion violente que suscite la révélation du mal. Ce qui se traduit par des bouffées soudaines de désorientation (…). Une angoisse les mine en continu 5» De nombreux observateurs avaient noté, par exemple, l’attitude de plus en plus distante et froide du président français, monologuant interminablement, indifférent à ses interlocuteurs et finalement à sa fonction : «En novembre 1994, écrit le médecin qui l’a suivi depuis 1981, il arrivait le matin à l’Élysée vers 9 h 30–10 heures et se recouchait jusqu’à l’heure du déjeuner. (…) Les parapheurs qu’on lui faisait passer restaient sans signature. (…) Il ne travaillait plus, car rien ne l’intéressait, sauf sa maladie 6»

Quant au président Reagan, vivant dans une bulle, devenu inaccessible depuis le grave attentat dont il avait été victime à Washington, le 30 mars 1981, il déclinait tous les signes d’une sénilité depuis longtemps apparente, entrecoupée d’interventions chirurgicales, rendez-vous où s’entassaient dans le bloc opératoire les plus grands spécialistes. Sa méconnaissance des dossiers, sa tendance à s’endormir au cours des réunions les plus importantes, sa répugnance à prendre seul des décisions qui ne fussent pas proposées par son entourage, trouvèrent leur épilogue dans les révélations du scandale de l’Irangate 7.

Frisson rétrospectif

Or la charge présidentielle est réputée écrasante, aux États-Unis comme en France, même en période de cohabitation, et les pouvoirs, comparables, sont sans équivalent dans les démocraties occidentales. Moins que le léger frisson rétrospectif de les avoir abandonnés, y compris le pouvoir de déclencher l’apocalypse nucléaire, à des gérontes passablement diminués, ou l’amertume d’avoir été trompés par l’apparence bien vivante de momies artificiellement maintenues en état, la leçon de ces expériences extrêmes tient au fait que, dans l’un et l’autre cas, les présidences ont continué à s’exercer comme à l’accoutumée. L’activité politique des deux pays n’a nullement été paralysée, ni même freinée par l’incapacité de celui sans qui rien ne devait être possible. C’est dire que le pouvoir se situe ailleurs.

Écœuré par la guerre du Vietnam dont il était un des responsables, le secrétaire à la défense, M. Robert McNamara, avant de démissionner, avait demandé un rapport sur les conditions dans lesquelles avaient été prises les décisions successives de l’engagement militaire des États-Unis, pour tenter de comprendre les raisons de l’échec américain. Destiné à rester ultra-secret, le rapport fut néanmoins publié, en pleine guerre, par le Washington Post et d’autres journaux, sous le titre Le dossier du Pentagone, malgré l’opposition de la présidence et avec l’accord de la Cour suprême affirmant : «Seule une presse libre, sans contrainte, peut effectivement dévoiler les erreurs d’un gouvernement.»

Resté un révélateur sans équivalent du fonctionnement interne des machineries gouvernementales, le document démonte comment quatre présidents successifs, sur un problème pour lequel ils concentraient le maximum de pouvoir, ont le plus souvent pris à leur compte des choix préparés et voulus par la bureaucratie et le complexe militaro-industriel, habiles à ménager l’apparence de la décision du chef illusionné : «Entrer dans le détail de ce dossier, c’est traverser un miroir pour s’introduire dans un monde nouveau et différent. Ce monde a un équilibre des valeurs, une dynamique, un langage et une perspective complètement distincts de ceux des simples citoyens. (…) Ces papiers montrent aussi, clairement, à quel point les cercles les plus intimes du gouvernement ont besoin du secret pour assurer le bon fonctionnement de la machine gouvernementale et garder au maximum leurs possibilités d’action sur le public. (…) Les acteurs principaux, ceux qui prennent les décisions importantes, apparaissent pleins de confiance, dans leur situation, leur formation et leur réussite. (…) On note une absence totale de sentiments et le problème moral n’est jamais posé 8.»

Anonymat et irresponsabilité

Aux États-Unis comme ailleurs, c’est, pour l’essentiel, dans les réseaux enchevêtrés d’influences et d’intérêts où se côtoient politiques, fonction publique et milieux d’affaires, que s’élaborent les décisions ensuite endossées par les instances démocratiques. Des réunions préparatoires aux travaux du G 7, de l’OMC ou de Bruxelles, où se retrouvent les «sherpas» des chefs de gouvernement et d’État, aux rencontres de Davos et des «boîtes à penser» les plus influentes, en passant par les contacts plus ou moins informels entre gouverneurs de banques centrales, administrateurs des grands groupes financiers et industriels ou représentants des créanciers du tiers-monde au Club de Paris, le pouvoir politico-économique présente des caractéristiques communes : anonymat, secret, arrogance, irresponsabilité et illégitimité démocratiques.

A la manière du philosophe Alain, promettant de convoquer les nouveaux Richelieu de la République sous le préau des écoles afin qu’ils rendent compte, il faut tenter de soumettre leurs héritiers au contrôle démocratique si l’on veut échapper à leur dictature.

Christian de Brie, journaliste.

Notes :

  1. La participation des électeurs aux référendums, dans les pays qui le pratiquent régulièrement, comme la Suisse et les États-Unis, varie, en général, entre 10 % et 30%.
  2. Lire Manière de voir, « Internet, l’extase et l’effroi », hors série, octobre 1996.
  3.  Jean Baudrillard, La Société de consommation, SGPP, Paris, 1970.
  4. Guy Debord, La Société du spectacle, Éditions Champ libre, Paris, 1971.
  5.  Pierre Accoce et Pierre Rentchnick, Ces malades qui nous gouvernent, Stock, Paris, 1996, p. 66.
  6.  Idem, p. 77.
  7. Hedrick Smith, Le Jeu du pouvoir, Belfond, Paris, 1988.
  8. Neil Sheehan, introduction à : Le Dossier du Pentagone, Albin Michel, Paris, 1971. Edition originale américaine : The Pentagon Papers, Bantam Books, New York, 1971.
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