Biocarburants : peuvent-ils sauver les compagnies aériennes de l’effondrement de Sénèque ?


Par Ugo Bardi – Le 30 octobre 2017 – Source CassandraLegacy

Peindre les avions en vert est beaucoup plus facile que de les faire fonctionner avec des biocarburants

« Les compagnies aériennes peuvent-elles fonctionner avec des biocarburants ? » Comme cela arrive souvent, cette simple question n’a pas de réponse simple. Tout d’abord, c’est une question qui n’a de sens que sous l’angle d’un plan « durable », c’est-à-dire un monde qui ne fonctionne pas avec des combustibles fossiles. C’est un problème technologique majeur. Alors que les voitures peuvent rouler avec des moteurs électriques alimentés par des batteries, le rapport puissance / poids de la combinaison est tout simplement inacceptable pour un avion de transport de passagers qui pourrait offrir une performance comparable à celle des avions à réaction actuels. Des avions à hydrogène ont déjà été expérimentés, mais ils sont un cauchemar pour plusieurs raisons et il est peu probable qu’ils puissent devenir utilisables à court et moyen terme.

Cela laisserait les seuls biocarburants comme carburant « durable » qui pourrait alimenter la flotte actuelle d’avions à réaction. En effet, un petit nombre de tests ont été effectués montrant qu’il est possible de piloter des avions en utilisant des biocarburants. Mais cela peut-il être fait à grande échelle, une échelle d’une taille nécessaire pour se débarrasser des combustibles fossiles ?

Le premier problème est de savoir si les biocarburants sont vraiment exempts de carbone. Très probablement, les carburants actuels fabriqués à partir de cultures ne le sont pas ; dans le sens où ils impliquent l’utilisation extensive de combustibles fossiles pour leur fabrication. Dans de nombreux cas, cependant, même la génération actuelle (la « première génération ») de biocarburants peut permettre une économie significative dans l’utilisation des combustibles fossiles pour la même quantité d’énergie produite. C’est le cas notamment de l’éthanol produit à partir de la canne à sucre au Brésil. Mais il y a une question plus fondamentale : quelles seraient les conséquences de l’augmentation de la production de biocarburants au niveau nécessaire pour alimenter la flotte aérienne actuelle ?

Dans un article récent dans la revue Nature, Rulli et al. discutent de l’effet de la culture à grande échelle de biocarburants de première génération sur divers paramètres de l’économie mondiale, y compris l’approvisionnement alimentaire mondial. Ils n’examinent pas spécifiquement les besoins des compagnies aériennes, mais nous pouvons utiliser leurs résultats pour analyser ce secteur. Tout d’abord, la quantité totale de carburéacteur consommée dans le monde serait de 6 000 000 de barils par jour. Cela correspond à environ 7% de la production totale mondiale de liquides combustibles, mais notez que le carburéacteur est un produit de raffinerie, de sorte que la fraction réelle est plus grande. Mais restons à 7% faute de meilleures données. Nous pouvons considérer cette valeur comme étant approximativement la fraction de l’énergie de transport utilisée par les compagnies aériennes puisque le pétrole brut représente 93% du total.

Rulli et al. estime que si nous devions compter sur 10% de biocarburants pour le transport mondial, cela ne laisserait de la nourriture pour pas plus de 6,7 milliards de personnes et, puisque la population mondiale actuelle est d’environ 7,6 milliards de personnes, près d’un milliard de personnes mourraient de faim. Maintenant comme les compagnies aériennes consomment environ 7% de l’énergie transportée dans le monde, les alimenter avec des biocarburants nous rapprocherait dangereusement du seuil conduisant à tuer un grand nombre de personnes dans le but de faire voler des avions. Peut-être que cela n’arrivera pas si nous faisons attention, mais ce n’est pas impossible.

Bien sûr, ces données concernent les biocarburants de première génération. Il y a beaucoup d’enthousiasme pour ceux de deuxième et troisième génération provenant de tissus végétaux cellulosiques ou d’algues qui, théoriquement, n’ont pas d’impact sur l’approvisionnement alimentaire. Bien sûr, mais aujourd’hui la production de ces carburants est inexistante ou au mieux négligeable. Combien de temps faudra-t-il pour augmenter leur production aux niveaux dont nous discutons ici ? Et sommes-nous sûrs qu’ils fonctionneront comme promis ?

Le problème, ici, n’est pas seulement technologique. Nous avons affaire à un système complexe, l’économie mondiale couplée à l’écosystème planétaire. Dans ces systèmes, vous ne pouvez pas changer une seule chose et laisser tout le reste inchangé. Une fois que nous commencerons à produire des biocarburants à très grande échelle, il deviendra extrêmement difficile de s’arrêter à un certain seuil. Si nous avons un produit et un marché pour cela, les deux tendent à se développer et il est presque impossible d’arrêter l’expansion de quelque chose qui génère du profit.

Cela provoquerait de gros problèmes, c’est le moins que l’on puisse dire. Rulli et al. estiment que l’arrivée de biocarburants de première génération dans un volume correspondant à 20% de l’énergie de transport ne laisserait subsister que 4,4 milliards de personnes dans le monde. Autrement dit, cela tuerait environ 3 milliards de personnes. Ou, s’il s’agit de biocarburants de deuxième ou troisième génération, cela conduirait à tout désastre engendré par l’appropriation en faveur de l’humanité d’une fraction encore plus grande qu’aujourd’hui de l’activité photosynthétique planétaire. L’écosystème a des limites, après tout.

Malheureusement, il est peu probable que des considérations éthiques affectent les décisions dans ce domaine. Le système est conçu de telle manière que si produire des carburants pour les riches est plus rentable que produire de la nourriture pour les pauvres, ce qui est normalement le cas, le système produira des carburants, même si cela implique de tuer des milliards de personnes. Ainsi, nous ne pouvons qu’espérer que les biocarburants s’avéreront trop chers même pour les riches ; mais ce n’est peut-être pas le cas. Avec tant de recherche et développement en cours, les coûts de production pourraient être suffisamment réduits pour transformer les biocarburants en une arme de destruction massive efficace (et je ne serais pas surpris de découvrir que c’est une des raisons pour lesquelles les biocarburants sont promus si agressivement).

Ou, plus simplement, nous pouvons espérer que l’effondrement de Sénèque de l’économie mondiale prendra soin du « problème du transport aérien » une fois pour toutes. Comme je l’ai dit à plusieurs reprises, la falaise de Sénèque n’est pas un problème, c’est une chance. Dans ce cas, cela pourrait nous conduire à développer de meilleures technologies de transport ; plus efficaces et moins agressives pour l’écosystème – bien que probablement plus lentes. Mais ce n’est pas un problème non plus. Ce sera l’occasion de voyager seulement quand il le faut et de profiter aussi du voyage !

Note de l'auteur

Quelques données supplémentaires sur l'étendue des terres nécessaires à la culture de biocarburants pour les compagnies aériennes.

Tout d'abord, la quantité totale de carburéacteur consommée dans le monde serait de 6 000 000 barils par jour. Cela correspond à environ 7% de la production mondiale totale de liquides combustibles. Maintenant, nous devons comparer les valeurs mesurées en barils avec les besoins des compagnies aériennes, mesurées en litres. Un baril contient 159 litres, donc 159 * 6 = 1000 fait environ 1 milliard de litres / jour, ou 3,6x10 ^ 11 litres / an. Considérons maintenant la production de biocarburants la plus efficace : l'éthanol provenant de la canne à sucre du Brésil. Il peut produire 6000 litres / ha par an. Notez que l'éthanol n'est pas aussi dense en énergie que le carburéacteur. Il a seulement environ 70% de la densité énergétique de l'essence. Ce qui signifie que les compagnies aériennes consommeraient 3,6 * 10 ^ 11 / 0,7 = 500 milliards de litres d'éthanol / an.

Ainsi, en supposant que toute la production d'éthanol brésilien soit consacrée aux avions, il nous faudrait plus de 80 * 10 ^ 6 hectares (quatre-vingt millions d'hectares). Le total des terres arables au Brésil est estimé à 75 millions d'hectares. Cela signifie que toute l'agriculture du Brésil devrait être consacrée uniquement à produire du carburant pour les compagnies aériennes.

C'est, bien sûr, absurde, mais il est également vrai que la superficie totale des terres arables du monde est = 1 407 x 10 ^ 6 ha, environ 20 fois la superficie disponible au Brésil. Ainsi, les compagnies aériennes n'auraient besoin que d'environ 5% du total qui, soit dit en passant, est juste légèrement plus grand que la superficie arable mondiale utilisée aujourd'hui pour la production de biocarburants (environ 4%). Mais notez aussi que toutes les terres arables n'ont pas la même productivité que les terres utilisées pour la production de canne à sucre au Brésil, la fraction réelle nécessaire devrait donc être considérablement supérieure à 5%, probablement juste inférieure à 10%. Combien de personnes mourraient de faim si nous arrivions à cela, c'est impossible à dire.

Ugo Bardi

Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone

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