Bilan de la première semaine d’intervention militaire russe en Syrie


2015-09-15_13h17_31Par le Saker original – Le 10 octobre 2015 – Source thesaker.is

La vitesse à laquelle l’opération militaire russe en Syrie a été conduite fut une grande surprise pour la communauté du renseignement US (ce que je peux difficilement lui reprocher, parce que j’ai été tout aussi surpris moi-même). Ne vous méprenez pas, la force russe en Syrie est modeste, du moins pour le moment, et elle ne ressemble pas, même de loin, à ce que la rumeur avait prédit. C’est surtout la manière dont elle est utilisée qui est très originale : comme une sorte de multiplicateur de force pour l’armée syrienne et une couverture probable pour les forces iraniennes. C’est une solution très élégante, où une petite force atteint un résultat d’une taille disproportionnée. C’est aussi une stratégie assez dangereuse parce qu’elle la rend très vulnérable, mais c’est une stratégie, du moins jusqu’à maintenant, que Poutine a très bien réussi à expliquer au peuple russe.

Selon le sondage le plus récent, 66% des Russes soutiennent les frappes aériennes en Syrie tandis que 19% s’y opposent. Considérant les risques que cela implique, ce sont des chiffres extrêmement bons. La popularité personnelle de Poutine, par ailleurs, se maintient à un 85% phénoménal (tous ces chiffres ont une marge d’erreur de 3.4% en plus ou en moins). Pourtant, ces chiffres me laissent penser que le potentiel de préoccupation et, éventuellement, de déception existe. Le grand avantage qu’a Poutine sur n’importe quel président des États-Unis est que les Russes comprennent que les guerres, toutes les guerres, ont un coût et qu’ils ne sont pas du tout aussi hostiles à la possibilité qu’il y ait des victimes que les gens aux États-Unis et en Europe. Pourtant, alors que les images de combat prises par des drones sont un bon début, Poutine devra se montrer capable de présenter quelque chose de plus tangible bientôt. D’où, probablement, l’actuelle contre-offensive de l’armée syrienne. Cependant, le genre de triomphalisme qui règne actuellement en Russie me met mal à l’aise.

La réaction en Occident, toutefois, a été très négative, tout particulièrement après les attaques des missiles de croisière russes (qui marquent pour la première fois que les Russes ont utilisé leurs ressources non nucléaires mais stratégiques dans une démonstration de force destinée moins à Da’esh qu’aux États-Unis).

Le 8 octobre, le secrétaire à la défense Ashton Carter a déclaré :

«Nous ne sommes pas et ne serons pas d’accord pour coopérer avec la Russie tant qu’elle continue à poursuivre cette stratégie erronée. Nous avons vu un comportement de plus en plus non professionnel de la part des forces russes. Elles ont violé l’espace aérien turc, qui, comme nous l’avons tous dit clairement ici plus tôt cette semaine, et ce qui a été fermement affirmé aujourd’hui à Bruxelles, est un espace aérien de l’Otan. Ils ont tiré des missiles de croisière depuis un navire en mer Caspienne sans avertissement. Ils sont venus à seulement quelques kilomètres de l’un de nos véhicules aériens sans pilote. Ils ont entamé une offensive terrestre conjointe avec le régime syrien, faisant voler en éclats la façade d’une intervention pour combattre État islamique.

Cela aura des conséquences pour la Russie elle-même, qui redoute à juste titre une attaque. Et je m’attends aussi à ce que ces jours prochains, les Russes commencent à déplorer des victimes en Syrie.» (Source : http://www.defense.gov/News/News-Transcripts/Transcript-View/Article/622454/press-conference-by-secretary-carter-at-nato-headquarters-brussels-belgium )

Le lendemain, le porte-parole du ministère russe de la Défense, le major général Igor Konachenkov a répliqué en disant :

«Les représentants du ministère russe de la Défense, dans leur évaluation des actions de l’armée états-unienne et des diverses opérations que les États-Unis ont engagées dans le monde, ne sont jamais tombés au point d’exprimer publiquement l’espoir que des militaires états-uniens ou, encore moins, de simples citoyens américains, puissent mourir. La déclaration aujourd’hui du chef du Pentagone Ashton Carter illustre malheureusement clairement l’actuel niveau de culture politique de certains représentants du gouvernement des États-Unis ou, devrais-je dire, leur degré de cynisme à l’égard du reste du monde. Je suis sûr qu’aucun général US ne se serait jamais permis d’exprimer lui-même de tels sentiments.» (Source : http://tass.ru/politika/2331242 )

Cela ne vous rappelle rien? Cela ne ressemble-t-il pas à la menace proférée par le chef du renseignement saoudien, le Prince Bandar bin Sultan, de déchaîner des attaques terroristes tchétchènes contre la Russie ? A tout le moins, c’est, de nouveau, un signe que les États-Unis contrôlent ou, plutôt, pensent qu’ils contrôlent les fous wahhabites et qu’ils peuvent les lâcher contre n’importe quel adversaire.

Typiquement, il y a deux manières primaires, pour l’Occident, de traiter toute opération militaire russe : soit elle est présentée comme un meurtre de masse et une boucherie, soit comme brutale, primitive et inefficace. CNN a choisi la seconde solution et a rapporté qu’«un certain nombre de missiles de croisière lancés depuis un navire russe sur des cibles en Syrie se sont écrasés en Iran, ont déclaré deux responsables états-uniens à CNN jeudi». La Russie et l’Iran ont immédiatement démenti, quant au département d’État et au Pentagone, ils ont refusé de confirmer ou d’infirmer ces informations.

Maria Zakarova, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, a réagi avec dégoût à ces articles sur son compte Facebook et a écrit : «J’ai lu les articles de CNN affirmant que ‹des missiles russes sont tombés en Iran›. Je me pose la question : ont-ils écrit cela par colère impuissante, ou quoi ? Quant aux références constantes à des ‹sources›, elles font penser à l’écoulement de l’eau dans les égouts.»

De toute évidence, les Russes sont passablement dégoûtés des réactions assez pathétiques des responsables états-uniens, qui paraissent plutôt désemparés quant à ce qu’il faut faire ensuite.

Ces apparences, cependant, peuvent être trompeuses : ce jeu est loin d’être terminé.

Comme je l’ai écrit dans un billet récent, l’idée que la Russie a mis en place une zone d’exclusion aérienne en Syrie est totalement fausse : quatre SU-30MS, même soutenus par six SU-34 ne suffisent pas à établir une quelconque zone d’exclusion aérienne. La véritable mission de ces SU-30MS est de protéger l’armée de l’air russe de tout avion de combat turc ou israélien trop zélé, et non d’instaurer une zone d’exclusion aérienne. En fait, selon le commandant de l’US Air Force en Syrie, les États-Unis font beaucoup plus de sorties que les Russes. Ce qu’il n’ajoute pas est que la plupart de ces sorties états-uniennes n’utilisent pas d’armes, tandis que celles des Russes, oui. Mais, en réalité, cela revient à comparer des pommes et des oranges. L’US Air Force peut faire autant de sorties aériennes qu’elle veut, seule l’armée de l’air russe opère en coordination étroite avec les forces syriennes et iraniennes au sol.

Ce qui me préoccupe davantage est que les gens dans les deux camps aiment à se livrer à de la bravade à bon marché et à dire des choses comme «les Américains/les Russes n’oseraient jamais attaquer une force aérienne russe/américaine». C’est une façon très dangereuse de penser à ce qu’il se passe parce qu’elle fait fi de toutes les preuves historiques que les responsables prennent des décisions très stupides pour tenter d’éviter de paraître humiliés par l’autre camp (Ehud Olmert en 2006 me vient immédiatement à l’esprit). Le fait que Obama et les États-Unis semblent totalement largués est sympathique, bien sûr, mais aussi potentiellement très dangereux.

La bonne nouvelle est qu’au moins pour le moment, ni la Russie ni les États-Unis ne se menacent directement, du moins sur le plan militaire. L’US Air Force a apparemment décidé un rayon d’évitement de 20 miles et, alors que les Russes n’ont fait aucune déclaration à ce propos, je suis à peu près sûr qu’ils veillent à ne pas interférer avec les Américains, et encore moins à les menacer directement. Il n’empêche, cette situation est intrinsèquement dangereuse.

Puisque que c’est une véritable zone de combat et pas seulement une quelconque zone de patrouille en temps de paix, les avions russes et américains doivent utiliser des modes radar qui sont normalement associés à des intentions hostiles : pas seulement balayer le ciel pour repérer tout ennemi potentiel, mais aussi tracer activement tout avion détecté. C’est une situation très délicate parce qu’une fois qu’un radar a repéré un avion et le suit activement, tout ce que le pilote a à faire est de presser sur un bouton. Pour le pilote dans l’avion, c’est comme avoir un pistolet pointé sur lui – cela le rend très nerveux. Pour aggraver les choses, les avions modernes peuvent actuellement s’engager de part et d’autre sans utiliser les modes radar et ils peuvent tenter de dissimuler leurs signaux radar, mais cela ne fait qu’ajouter à la tension. C’est précisément parce que les États-Unis et la Russie sont deux puissances nucléaires qu’il est crucial qu’aucun côté ne compte sur l’autre pour baisser les yeux le premier ou jouer au plus fort. Les politiciens peuvent céder à ce genre d’absurdité, mais j’espère que les généraux des deux camps feront tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter une telle situation. Juste maintenant, la situation semble sous contrôle, mais cela pourrait se gâter très rapidement. Heureusement, le Pentagone et l’état-major général russe arriveront bientôt à un accord pour désamorcer le conflit.

Il y a de nombreux rapports selon lesquels l’Iran prépare une intervention majeure en Syrie. Ces rapport proviennent de nombreuses sources et je les considère comme crédibles, simplement parce qu’il n’y a pas moyen que l’intervention russe très limitée puisse réellement changer le cours de la guerre, du moins pas d’elle-même. Oui, j’insiste sur le fait que l’intervention russe est très limitée. Douze SU-24M, autant de SU-25SM, 6 SU-34 et 4 SU-30SM ne sont pas une force importante, même soutenue par des hélicoptères et des missiles de croisière. Oui, les forces russes ont été très efficaces pour soulager la pression sur le front du nord-ouest et pour permettre une contre-offensive de l’Armée syrienne, mais cela ne mettra pas fin, en soi, à la guerre. Pour la bonne raison que si les choses deviennent vraiment moches, les fous d’État islamique peuvent simplement répéter ce qu’ils ont déjà fait par le passé : passer la frontière de la Turquie, de la Jordanie et de l’Irak. En outre, vous ne pouvez pas tenir un terrain depuis les airs. Pour cela, il faut des troupes au sol et les troupes russes ne viendront pas – Poutine l’a déclaré sans ambiguïté (bien qu’il ait laissé une petite porte ouverte pour un futur changement de stratégie en disant qu’une intervention terrestre ne faisait pas partie des projets actuels). Indépendamment de cela, toute intervention brève ou très brève serait extrêmement difficile à vendre en Russie et par conséquent je continue à ne pas y croire. Je parie sur les Iraniens. Bon, quand je dis Iraniens, je veut dire les Iraniens et leurs alliés, y compris le Hezbollah, mais pas nécessairement sous des uniformes iraniens.

Il y a des chances que les Iraniens et les Syriens veuillent maintenir l’ampleur de l’implication iranienne aussi secrète que possible. Mais, bien sûr, ils ne seront pas en mesure de tromper les États-Unis, la Turquie ou Israël très longtemps, du moins pas si des forces iraniennes importantes sont impliquées.

Donc la grande question que je me pose est la suivante : que feront les États-Unis si (quand ?) l’Iran intervient en Syrie ?

Il y a des chances que les Irakiens demandent à la Russie de les aider à vaincre Da’esh exactement au moment où les Iraniens passeront à l’action. Si les Russes sont d’accord, et il semble qu’ils pourraient l’être, l’armée de l’air russe fournira une couverture aérienne aux forces iraniennes se rendant en Syrie en passant par l’Irak. Mon hypothèse est que les Russes essaieront d’obtenir une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU autorisant une intervention internationale en Syrie ou, si cela échoue, ils essaieront d’arriver à quelque accord avec les États-Unis. Mais ça va être épouvantablement difficile, puisque les néocons vont péter les plombs si les Iraniens entrent massivement en Syrie.

Juste maintenant, l’Armée de l’air russe n’a pas les ressources nécessaires pour soutenir une action iranienne en Syrie, et ce pourrait être la raison d’une résurgence de la rumeur sur six MIG-31 livrés en Syrie. Personnellement, je n’en ai aucune preuve, du moins pas émanant d’une source à demi décente, mais si cela arrive réellement, alors cela changera beaucoup les règles du jeu, parce qu’une chose est certaine : les MiG-31 ne seront jamais utilisés contre État islamique ou même contre quelques avions turcs ou israéliens isolés; si jamais des MiG-31 apparaissaient vraiment dans le ciel de la Syrie, leur but serait de garder le contrôle sur son espace aérien et cela implique une menace directe et crédible contre les États-Unis et leurs alliés. Il en va de même pour le déploiement actuel des S-300. Dieu merci, nous n’y sommes pas encore. Mais à moins que l’Armée syrienne ne réalise une offensive extrêmement réussie contre Da’esh, une vaste opération iranienne sera très probable. Alors les choses deviendront très dangereuses, en effet.

En attendant, l’Otan est toujours occupée à faire de grandes déclarations sur le fait qu’elle est «prête à défendre la Turquie», tandis que McCain déclare que les États-Unis et la Russie sont engagés dans une «guerre par procuration». Nous devrions être reconnaissants pour ces puissantes émissions d’air chaud parce que, espérons-le, tant que les dirigeants occidentaux ont l’impression que leurs paroles creuses les font paraître crédibles, ils ne sont pas tentés de faire quelque chose de vraiment stupide et dangereux.

Ce sont certainement des temps dangereux.

The Saker

Cette chronique a été écrite à l’origine pour The Unz Review:

Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone

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