Au-delà du cynisme : l’Amérique se métamorphose en château de Kafka…


… dans « l’urgence interminable » de ses politiques : récession, mondialisation et crise identitaire


« Personne ne sait, d'un océan à l'autre, pourquoi nous avons tous ces ennuis avec notre république. » — Tom McGuane

James Howard KunstlerPar James Howard Kunstler − Le 31 mars 2018 − Source Russia Insider

Un peuple peut-il se remettre d’une excursion dans l’irréalité ? Le séjour des États-Unis s’est prolongé dans un univers alternatif de l’esprit fortement accentué après que Wall Street a presque fait exploser le système financier mondial en 2008.

Cette débâcle n’était que la manifestation d’une série de menaces accumulées par l’ordre postmoderne, incluant les fardeaux de l’empire, les dettes coûteuses, l’accroissement excessif de la population, la globalisation déstructurante, les inquiétudes au sujet de l’énergie, les technologies perturbatrices, les ravages écologiques et le spectre du changement climatique.

Le sentiment persiste d’une crise que j’appelle « l’urgence interminable ». C’est systémique et existentiel. Cela remet en question notre capacité à mener une vie normale beaucoup plus avant dans ce siècle et toute l’angoisse qui l’accompagne est difficile à assumer pour le public. Cela s’est manifesté d’abord dans la finance parce que c’était la plus abstraite et la plus fragile de toutes les grandes activités dont nous dépendons pour notre vie quotidienne et donc la plus facilement manipulée, jusqu’à un point critique, par un groupe d’opportunistes irresponsables à Wall Street. En effet, beaucoup de ménages ont été définitivement détruits après la soi-disant Grande Crise financière de 2008, malgré les concerts de trompettes officiels annonçant la guérison et la poursuite du siphonnage malhonnête des marchés de capitaux, orchestré depuis lors.

Avec l’élection de 2016, les symptômes de l’urgence interminable se sont diffusés dans le système politique. La désinformation règne. Il n’y a pas de consensus cohérent sur ce qui se passe, ni de proposition cohérente pour faire quoi que ce soit à ce sujet. Les deux parties sont embourbées dans la paralysie, le dysfonctionnement et la confiance du public à leur égard est à des niveaux jamais vus. Donald Trump est perçu comme une sorte de président pirate, un fripon élu par hasard, au mieux un perturbateur du statu quo et, au pire, un incompétent dangereux jouant avec le feu nucléaire. Un état de guerre existe entre la Maison Blanche, la bureaucratie permanente de Washington DC [l’État profond, NdT] et les médias traditionnels. Le leadership authentique est par ailleurs « en cavale », il a déserté. Les institutions chancellent. Le FBI et la CIA se comportent comme des ennemis du peuple.

Les mauvaises idées s’épanouissent dans ce bouillon de culture de crises non résolues. Dernièrement, elles dominent réellement la scène de tous les côtés. Une espèce de vœu pieux qui ressemble à un primitif culte du cargo saisit la classe technocratique, attendant des remèdes de secours magiques qui promettent d’étendre le régime heureux de la bagnole, du consumérisme et des banlieues qui constitue l’armature de la vie normale aux USA. Ils parlent des flottes de voitures électriques sans conducteur, des services de drones pour la livraison à domicile et des modes de production d’énergie encore peu développés pour remplacer les combustibles fossiles problématiques, tout en ignorant les contraintes de ressources et de capital évidentes et même les lois de la physique − particulièrement l’entropie [mesure du degré de (dés)organisation d’un système de particules, NdT], définie par la deuxième loi de la thermodynamique. Leur schéma mental principal est la croyance en la croissance industrielle infinie sur une planète finie, une idée si puissamment idiote qu’elle ridiculise leur statut de technocrates.

La cohorte non technocratique de la classe qui pense, gaspille ses heures de veille dans une campagne donquichottesque pour détruire les restes d’une culture commune américaine et, par extension, d’une civilisation occidentale vilipendée, qu’elle blâme pour l’échec de notre époque à réaliser une utopie sur la terre. Selon la logique du jour, l’inclusion et la diversité sont obtenues au prix de l’interdiction de la transmission d’idées, de la clôture du débat et de la création de nouveaux dortoirs dans les universités pour que règne la ségrégation raciale. La sexualité est déclarée biologiquement indéterminée, mais les personnes dites sexuées (dont l’identité de genre correspond au sexe détecté à la naissance) sont vilipendées à force de s’obstiner à ne pas être d’un autre sexe − contrecarrant la recherche du bonheur pour les personnes qui s’identifient comme d’un autre genre. Vous avez dit casuistique ?

Les universités engendrent une classe de ce que Nassim Taleb appelait ironiquement « intellectuels, mais idiots » des hiérophantes [gourous] trafiquant les engouements et les mensonges, véhiculant un jargon ésotérique lardé de psycho-blabla, à l’appui d’une croisade thérapeutique crypto-gnostique axée sur la transformation de la nature humaine pour s’adapter au modèle utopique souhaité d’un monde sans problèmes. En fait, ils ont seulement produit un nouveau despotisme intellectuel digne de Staline, Mao Zedong et Pol Pot.

Si vous n’avez pas prêté attention aux pitreries sur les campus ; aux attaques contre la raison, l’équité et la décence commune ; aux tribunaux kangourou ; à ceux de la diversité ; aux attaques contre les discours publics et les orateurs eux-mêmes − voici l’essentiel : il ne s’agit plus d’idées ou d’idéologies ; c’est purement, pour le plaisir de la coercition, pousser les autres spectateurs au jeu [chasse aux sorcières, NdT]. La coercition est amusante et excitante ! En fait, c’est enivrant, et récompensé par des bons points pour la réputation et l’avancement de carrière. C’est assez pervers cette passion pour la tyrannie soudainement si populaire dans les rangs de la gauche libérale.

Jusqu’à une date plutôt récente, le Parti démocrate n’a pas fonctionné comme ça. Ce sont les Républicains de droite qui ont essayé d’interdire les livres, de censurer la musique pop et d’étouffer la liberté d’expression. Au contraire, les démocrates défendaient vigoureusement le premier amendement, y compris le principe selon lequel des idées impopulaires et inconfortables devaient être tolérées afin de protéger tous les discours. En 1977, l’ACLU a défendu le droit des néo-nazis à marcher pour leur cause (National Socialist Party of America c. Village de Skokie, 432 US 43).

L’idée nouvelle et fausse que quelque chose étiqueté « discours de haine » − étiqueté par qui ? − est l’équivalent de la violence jaillie hors des écoles supérieures, dans un nuage toxique d’hystérie intellectuelle concocté dans le laboratoire de la philosophie dite post-structuraliste, où diverses parties du corpus de Michel Foucault, Jacques Derrida, Judith Butler et Gilles Deleuze ont été cousues sur un cerveau composé, pour un tiers chacun, de Thomas Hobbes, Saul Alinsky et Tupac Shakur, pour créer un parfait monstre Frankenstein de la pensée. Tout se résumait à la proposition selon laquelle la volonté de puissance annulait toutes les autres pulsions et valeurs humaines, en particulier la recherche de la vérité. Dans ce schéma, toutes les relations humaines étaient réduites à une dramatis personae [liste des personnages d’une dramaturgie] des opprimés et de leurs oppresseurs, les premiers étant généralement des gens de couleur et des femmes, tous subjugués par les Blancs, en majorité des hommes. Les mouvements tactiques dans le domaine politique de ces opprimés et marginalisés se basent sur le credo selon lequel la fin justifie les moyens (le modèle d’Alinsky).

C’est la recette de ce que nous appelons la politique identitaire, dont la poussée principale ces jours-ci concerne la quête de la « justice sociale ». Celle-ci consiste à faire le procès du privilège du mâle blanc et, pour ainsi dire, du cheval qu’il a enfourché : la civilisation occidentale. Une caractéristique particulière du programme de justice sociale est le désir d’ériger des frontières imperméables autour des identités raciales, tout en effaçant les frontières comportementales, sexuelles et les limites morales. Comme une grande partie de cette pensée-frankenstein est en fait promulguée par des professeurs et des administrateurs d’universités blancs, et des militants politiques blancs, contre des gens comme eux, les motifs de cette campagne orchestrée pourraient sembler déroutants pour l’observateur occasionnel.

J’aurais tendance à associer cela à un déplacement [transfert freudien ? NdT] au sein de cette cohorte politique, de leur honte, déception et désespoir au sujet de l’issue de la campagne pour les droits civils qui a commencé dans les années 1960 et qui a formé le noyau de l’idéologie progressiste. Cela n’a pas engendré l’utopie espérée. La fracture raciale en Amérique est plus forte que jamais, même après deux mandats d’un président noir. Aujourd’hui, il y a plus de griefs et de ressentiment et moins d’espoir pour un avenir meilleur, que lorsque Martin Luther King a plaidé en faveur des progrès sur les marches du Memorial Lincoln en 1963. Les récents points chauds du conflit racial − à Ferguson, dans l’embuscade de la police à Dallas, le massacre de l’église de Charleston, etc. − n’ont pas à être rappelés en détail ici pour mettre en évidence qu’il y a beaucoup de ressentiment dans tout le pays, et pas mal de passages à l’acte des deux côtés.

La sous-classe noire est plus vaste, moins organisée et plus aliénée qu’elle ne l’était dans les années 1960. Ma théorie, pour ce qu’elle vaut, est que la législation sur les droits civils de 1964 et 1965, qui éliminait les barrières légales à la pleine participation à la vie nationale, suscitait, chez les citoyens noirs, une anxiété considérable face à la nouvelle disposition des choses, pour une raison ou une autre. Et c’est précisément pourquoi un mouvement de séparatisme noir est apparu comme une alternative à l’époque, mené initialement par des personnages aussi charismatiques que Malcolm X et Stokely Carmichael. Une partie de cette attitude était sans doute le produit de la même énergie juvénile que celle qui a conduit le reste de la contre-culture des années 1960 : la rébellion adolescente. Mais les résidus du mouvement Black Power sont toujours présents dans l’ambivalence généralisée de l’alliance dans une culture commune et il a seulement été exacerbé par une croisade de multiculturalisme et de diversité qui dure depuis longtemps et invalide, dans les faits, le concept de culture nationale partagée.

Ce qui découle de ces dynamiques est la marginalisation de toutes les idées qui ne nourrissent pas le récit d’un rapport de pouvoir entre les oppresseurs et les victimes auto-proclamées de plus en plus désireuses d’exercer leur pouvoir pour contraindre, punir et humilier leurs oppresseurs également auto-désignés : les privilégiés qui condescendent à être abusés à un degré scandaleusement masochiste. Personne ne se lève contre cette absurdité rituelle. Les effets des punitions sont trop sévères, y compris la perte des moyens de subsistance, le statut et la réputation, en particulier dans l’université. Une fois qualifié de raciste, vous êtes mort. Et vous aventurer à participer à une conversation honnête sur la race vous infligera, à coup sûr, ce destin.

La mondialisation a agi, quant à elle, comme un grand niveleur. Elle a détruit ce qui restait de la classe ouvrière − la classe moyenne inférieure − composée d’un grand nombre d’Américains blancs qui étaient autrefois capables de subvenir aux besoins d’une famille par un travail simple. Essorée et asséchée économiquement, cette classe de Blancs a adopté les mêmes comportements que les Noirs pauvres avant eux : pères absents, naissances hors mariage, toxicomanie. Puis la grande crise financière de 2008 a effacé le plafond avec la classe moyenne moyenne au-dessus d’eux, en hypothéquant leurs maisons et leur avenir, et dans leur désespoir beaucoup de ces personnes sont devenues des électeurs de Trump − bien que je doute que Trump lui-même comprenne vraiment comment tout cela s’est produit. Cependant, il a vu que la classe moyenne blanche avait fini par s’identifier comme un autre groupe de victimes, lui permettant de se faire passer pour leur champion.

Le schéma évolutif des rackets qui a provoqué la débâcle de 2008 est seulement devenu plus élaboré et plus avide alors que l’ancienne économie des marchandises disparaissait pour être remplacée par une économie financiarisée d’escroqueries et de fraudes. Presque rien, dans la vie financière de l’Amérique, n’est au niveau, depuis les déclarations mensongères de la Réserve fédérale, jusqu’aux statistiques économiques officielles des agences fédérales, en passant par la manipulation de tous les marchés, les manigances fiscales et la fraude comptable omniprésente qui sous-tend tout cela. Ironiquement, le rabotage systématique de la classe moyenne fondatrice est le plus visible dans les rackets que sont devenues la médecine et l’éducation  − deux activités qui étaient auparavant consacrées à guérir et à chercher la vérité !

La vie, dans ce milieu imprégné de malhonnêteté, conduit les citoyens au-delà du cynisme vers un état d’esprit encore plus désespéré. Le public, souffrant, finit par n’avoir plus aucune idée de ce qui se passe, de ce qui se passe vraiment. La boîte à outils des Lumières − raison,  empirisme − ne fonctionne pas très bien dans ce labyrinthe de miroirs socioéconomiques, donc tout ce bagage est remplacé par l’idée que la réalité est juste une construction sociale, quelle que soit l’histoire que vous avez envie de raconter. À droite, Karl Rove a exprimé ce point de vue il y a quelques années en se vantant, à la Maison Blanche de Bush fils, que « …nous sommes un empire désormais… nous créons notre propre réalité ». La gauche dit à peu près la même chose avec les balivernes post-structuralistes du monde universitaire : « Vous créez votre propre réalité. » À la fin, les deux côtés sont face à face avec beaucoup de ressentiments et la croyance que seul le pouvoir brut a un sens.

L’effacement des limites psychologiques est une chose dangereuse. Quand les rackets finiront par s’assécher − naturellement parce qu’ils n’aboutissent à rien − et que la découverte des vrais prix prendra de l’ampleur à l’échelle macroéconomique, les Américains se trouveront dans une détresse encore plus grande que celle qu’ils ont endurée jusqu’ici. Ce sera le moment où personne n’aura plus d’argent, ou bien il y aura beaucoup d’argent sans valeur pour tout le monde. De toute façon, la faillite fonctionnelle de la nation sera complète et rien ne fonctionnera plus, y compris l’approvisionnement en nourriture. C’est exactement le moment où les Américains de toutes les parties prieront quelqu’un pour qu’il intervienne et fasse le ménage pour faire fonctionner leur monde à nouveau. Et même cela pourrait ne pas marcher.

James Howard Kunstler

Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

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